jeudi 30 octobre 2014

Miroir


Le genre humain a été doté par la nature de tout ce qui est nécessaire pour percevoir, observer, comparer et distinguer les choses. Pour ces opérations, s’offrent à lui non seulement le présent immédiat et la possibilité d’utiliser ses propres expériences, mais sont aussi à sa disposition les expériences des époques antérieures et les observations d’hommes sagaces et subtils, qui, du moins très souvent, ont vu juste. Grâce à ces expériences et observations il est entendu depuis longtemps qu’il existe des lois naturelles selon lesquelles l’homme-quelles que soient la société dans laquelle il vit et la constitution qui régit cette société-doit vivre et agir pour être heureux au sein de son espèce.
Grâce à elles, tout ce qui est utile ou nuisible pour l’ensemble de l’espèce à toutes les époques et dans toutes les circonstances est irréfutablement établi ; les règles dont l’application nous met à l’abri des erreurs et des sophismes sont connues ; nous pouvons savoir avec une rassurante certitude ce qui est beau ou laid, juste ou injuste, bon ou mauvais, pourquoi il en est ainsi et jusqu’à quel point il en est ainsi; on ne peut concevoir aucune espèce de sottise, de vice et de malice dont l’ineptie et le caractère néfaste n’aient pas été démontrés depuis longtemps aussi rigoureusement qu’un théorème d’Euclide : Et pourtant ! Nonobstant cela, les hommes tournent depuis des milliers d’années dans le même cercle de sottise, d’erreurs et d’abus, ni leurs propres expériences ni celles des autres ne les ont rendus plus sensés ; et dans le meilleur des cas un individu peut devenir plus spirituel, plus sagace, plus savant, mais jamais plus sage.
C’est que les hommes pérorent d’ordinaire sans tenir compte des lois de la raison. Au contraire : communément et congénitalement ils raisonnent de la façon suivante : conclure du particulier au général, déduire de faits perçus de façon fugace ou partielle des conclusions erronées, et confondre à tout instant les mots avec les concepts et les concepts avec les choses. Dans les occurrences les plus importantes de la vie, la plupart d’entre eux-99 sur 1000, selon l’estimation la plus équitable- font reposer leur jugement sur les premières impressions de leurs sens, leur préjugés, passions, lubies, caprices, humeurs, combinaisons fortuites de mots et de représentations dans leur cerveau, apparentes ressemblances et suggestions secrètes de l’amour-propre, qui font qu’ils prennent à chaque instant leur bidet pour un cheval et le cheval d’autrui pour un bidet. Parmi les dits 999, il y en a au moins 900 qui pour ce faire  n’utilisent même pas leurs propres organes, préférant au contraire, par une fainéantise incompréhensible, voir faussement avec les yeux d’autrui, mal entendre avec les oreilles d’autrui, se laisser tourner en ridicule par la déraison d’autrui, au lieu d’accomplir cela au moins de leur propre chef. Sans même parler de la part considérable de ces 900 qui a pris l’habitude de discourir de milles choses importantes en se donnant de grands airs, sans savoir le moins du monde ce qu’ils disent ni se préoccuper un seul instant si ce qu’ils disent tient debout ou non.
Une machine, un simple outil, qui est forcé de se laisser utiliser ou maltraiter par des mains étrangères ; une botte de paille qui à la moindre étincelle est exposée à tout moment à prendre feu ; une plume qui se trouve ballottée dans les airs  par le moindre souffle- n’ont jamais passé depuis que le monde existe pour des images symbolisant l’activité d’un être raisonnable : en revanche on s’en est servi depuis toujours pour exprimer la façon dont les hommes, particulièrement lorsqu’ils sont agglutinés en grandes masses, ont coutume de se déplacer et d’agir. On sait déjà que l’envie et le dégoût, la crainte et l’espérance- mus par la sensualité et la présomption- sont les roues motrices de tout acte quotidien qui ne relève pas de la seule routine des instincts ; mais il y a pire : dans des cas plus sensibles-précisément quand il y va du bonheur ou du malheur de la vie entière, du bien-être ou de la misère de peuples entiers : et le plus souvent de l’intérêt supérieur de l’ensemble du genre humain-ce sont des passions ou préjugés étrangers, c’est la pression ou la poussée d’un petit nombre de mains, la langue bien affilée d’un seul bavard, l’ardeur féroce d’un seul exalté, le zèle simulé d’un seul faux prophète, l’appel d’un seul téméraire ayant pris les devants-qui met en branle des milliers et centaines de milliers, un mouvement dont ils ne voient ni s’il est justifié ni quelles en seront les conséquences : de quel droit une espèce composée de créatures aussi déraisonnables  peut-elle… (d’abord reprendre haleine)
 Donc, les faiseurs de grimaces, les charlatans, les saltimbanques, les joueurs de passe-passe, les entremetteurs, les écorcheurs et les spadassins se disséminèrent  de par le monde ;- les moutons tendirent leurs sottes têtes et se laissèrent tondre ;- alors les sots dansèrent des cabrioles et firent des culbutes. Et les sages, lorsqu’ils le pouvaient, s’en allèrent et se firent ermites : l’histoire du monde in nuce, ad usum Delphini.

Arno Schmidt
(Miroirs noirs/ Extraits)
(Traduction Claude Riehl)
(Christian Bourgois-Ed-1994)

Proposer un seul extrait d’un texte d’Arno Schmidt  relève de l’exploit. Sachez seulement que ce passage  est tiré du dernier volet de la trilogie des Enfants de nobodaddy  (Miroirs noirs), rédigé en 1951.L’action se situe dans les années soixante, après  une troisième guerre mondiale nucléaire qui a dévasté le monde. Il est extrait d’un long dialogue entre les deux derniers survivants.

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