Le genre
humain a été doté par la nature de tout ce qui est nécessaire pour percevoir,
observer, comparer et distinguer les choses. Pour ces opérations, s’offrent à
lui non seulement le présent immédiat et la possibilité d’utiliser ses propres
expériences, mais sont aussi à sa disposition les expériences des époques
antérieures et les observations d’hommes sagaces et subtils, qui, du moins très
souvent, ont vu juste. Grâce à ces expériences et observations il est entendu
depuis longtemps qu’il existe des lois naturelles selon lesquelles l’homme-quelles
que soient la société dans laquelle il vit et la constitution qui régit cette
société-doit vivre et agir pour être heureux au sein de son espèce.
Grâce à elles,
tout ce qui est utile ou nuisible pour l’ensemble de l’espèce à toutes les
époques et dans toutes les circonstances est irréfutablement établi ; les
règles dont l’application nous met à l’abri des erreurs et des sophismes sont
connues ; nous pouvons savoir avec une rassurante certitude ce qui est
beau ou laid, juste ou injuste, bon ou mauvais, pourquoi il en est ainsi et
jusqu’à quel point il en est ainsi; on ne peut concevoir aucune espèce de
sottise, de vice et de malice dont l’ineptie et le caractère néfaste n’aient
pas été démontrés depuis longtemps aussi rigoureusement qu’un théorème d’Euclide :
Et pourtant ! Nonobstant cela, les hommes tournent depuis des milliers d’années
dans le même cercle de sottise, d’erreurs et d’abus, ni leurs propres
expériences ni celles des autres ne les ont rendus plus sensés ; et dans
le meilleur des cas un individu peut devenir plus spirituel, plus sagace, plus
savant, mais jamais plus sage.
C’est que
les hommes pérorent d’ordinaire sans tenir compte des lois de la raison. Au
contraire : communément et congénitalement ils raisonnent de la façon
suivante : conclure du particulier au général, déduire de faits perçus de
façon fugace ou partielle des conclusions erronées, et confondre à tout instant
les mots avec les concepts et les concepts avec les choses. Dans les occurrences
les plus importantes de la vie, la plupart d’entre eux-99 sur 1000, selon l’estimation
la plus équitable- font reposer leur jugement sur les premières impressions de
leurs sens, leur préjugés, passions, lubies, caprices, humeurs, combinaisons
fortuites de mots et de représentations dans leur cerveau, apparentes
ressemblances et suggestions secrètes de l’amour-propre, qui font qu’ils
prennent à chaque instant leur bidet pour un cheval et le cheval d’autrui pour
un bidet. Parmi les dits 999, il y en a au moins 900 qui pour ce faire n’utilisent même pas leurs propres organes,
préférant au contraire, par une fainéantise incompréhensible, voir faussement avec
les yeux d’autrui, mal entendre avec les oreilles d’autrui, se laisser tourner
en ridicule par la déraison d’autrui, au lieu d’accomplir cela au moins de leur
propre chef. Sans même parler de la part considérable de ces 900 qui a pris l’habitude
de discourir de milles choses importantes en se donnant de grands airs, sans
savoir le moins du monde ce qu’ils disent ni se préoccuper un seul instant si
ce qu’ils disent tient debout ou non.
Une machine,
un simple outil, qui est forcé de se laisser utiliser ou maltraiter par des
mains étrangères ; une botte de paille qui à la moindre étincelle est
exposée à tout moment à prendre feu ; une plume qui se trouve ballottée dans
les airs par le moindre souffle- n’ont
jamais passé depuis que le monde existe pour des images symbolisant l’activité
d’un être raisonnable : en revanche on s’en est servi depuis toujours pour
exprimer la façon dont les hommes, particulièrement lorsqu’ils sont agglutinés
en grandes masses, ont coutume de se déplacer et d’agir. On sait déjà que l’envie
et le dégoût, la crainte et l’espérance- mus par la sensualité et la
présomption- sont les roues motrices de tout acte quotidien qui ne relève pas
de la seule routine des instincts ; mais il y a pire : dans des cas
plus sensibles-précisément quand il y va du bonheur ou du malheur de la vie
entière, du bien-être ou de la misère de peuples entiers : et le plus
souvent de l’intérêt supérieur de l’ensemble du genre humain-ce sont des
passions ou préjugés étrangers, c’est la pression ou la poussée d’un petit
nombre de mains, la langue bien affilée d’un seul bavard, l’ardeur féroce d’un
seul exalté, le zèle simulé d’un seul faux prophète, l’appel d’un seul téméraire
ayant pris les devants-qui met en branle des milliers et centaines de milliers,
un mouvement dont ils ne voient ni s’il est justifié ni quelles en seront les
conséquences : de quel droit une espèce composée de créatures aussi
déraisonnables peut-elle… (d’abord
reprendre haleine)
Donc, les faiseurs de grimaces, les
charlatans, les saltimbanques, les joueurs de passe-passe, les entremetteurs,
les écorcheurs et les spadassins se disséminèrent de par le monde ;- les moutons tendirent
leurs sottes têtes et se laissèrent tondre ;- alors les sots dansèrent des
cabrioles et firent des culbutes. Et les sages, lorsqu’ils le pouvaient, s’en
allèrent et se firent ermites : l’histoire du monde in nuce, ad usum
Delphini.
Arno
Schmidt
(Miroirs
noirs/ Extraits)
(Traduction
Claude Riehl)
(Christian
Bourgois-Ed-1994)
Proposer un
seul extrait d’un texte d’Arno Schmidt relève de l’exploit. Sachez seulement que ce passage
est tiré du dernier volet de la trilogie
des Enfants de nobodaddy (Miroirs
noirs), rédigé en 1951.L’action se situe dans les années soixante,
après une troisième guerre mondiale
nucléaire qui a dévasté le monde. Il est extrait d’un long dialogue entre les
deux derniers survivants.
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