Abidjan. Un ciel Intérieur pot de chambre(1).
Une fine pluie avec ses petites mains(2) qui ne cessent de me
caresser.
La joie des retrouvailles n’a survécu que quelques heures.
Tristesse et amertume.
Rien n’a vraiment changé.
Et, à propos d’Ebola, penser à parler de ces affiches
collées dans les supermarchés ou dans
les banques (endroits très protégés où 70 % de la population ne met jamais les
pieds) qui préconisent d’abord de se laver les mains.
Se laver les mains… Avec quelle eau ?
Rien n’a changé. Nous sommes tous habillés de blanc et
nous avons toujours nos mains très propres.
Pourtant, ma chère Simone , votre vieil ami a bien
changé, il est devenu encore plus vilain qu’avant. Couleur vieux citron, secoué
par une fièvre qui paraît m’affectionner
légèrement rendu myope par les doses exorbitantes de quinine absorbées.
Transpirant ou grelottant suivant les heures. La main qui vous écrit tremblote
d’une façon déroutante et suivant la
pittoresque expression « sucre les fraises. »
Je continue néanmoins
mon voyage et d’ici dix jours j’aurai atteint Duala si d’ici là une main
invisible n’a point mis terme à mes tribulations. J’essaierai de m’acclimater ne faut-il pas toujours vendre
un peu la vie pour la gagner. Si je vous revois j’aurai mille choses amusantes
à vous raconter. Et vous savez que pour moi, même au prix de la malaria je ne
crains pas à acquérir de nouvelles
connaissances. J’ai appris incidemment que Louis XIV n’employait dans ses
lettres qu’une invariable et brève formule salutative
« je me porte bien ». On voit bien qu’il habitait Versailles..(3)
Quatre heures. L’après-midi est déjà sombre. Mon appartement
est échoué dans un cimetière de camions. Empilage d’essieux
rouillés, carcasses rouges sombres. Pourtant, les herbes folles dans cette jungle de ferraille ne
meurent jamais. Elles restent d’un vert
éclatant.
Or ici, point de chute de feuilles, j’en suis horripilé
les arbres gardent toujours leur parure
d’un fastidieux vert tendre …(4)
A l’intérieur, je
tente de me fabriquer un petit moment de l’autre vie avec quelques
objets. Je sais, c’est puéril …. J’ai moi aussi ma petite boite à biscuits
Pernot.(5) Mais pourquoi avoir transporté mes casseroles
jusqu’ici ?
Dans ces moments-là
j’évite de heurter avec mon
unique cuiller les parois de mon unique
casserole, de peur de faire du bruit. Alors je me laisse aller tout doucement à
des réflexions mélancoliques sur mon
état vagabond… mais j’évoque aussitôt le
plat tableau du confort européen, de la
vie mièvre, ordonnée, mesurée, pesée, compassée, commentée des gens de là-bas,
étroits, tracassiers, prétentieux mesquins, et mon ennui disparaît, je me sens
libéré de l’angoisse, protégé de tout
cela par ma grande solitude…(6)
La porte est fermée à double tour.
Se laver les mains… Et après ?
Julius Marx
(1 ) Gustave Flaubert
(Un cœur simple)
(2)Vers d’Emily Dickinson
(Personne, pas même la pluie, n’a de si petites mains.)
(3) Lettre de Louis Destouches à Simone Saintu
(Cahiers Céline- Ecrits d’Afrique 1916-1917)
(4) Ibid
(5) Le voyage au bout de la nuit (P157)
(6) Lettre de Louis Destouches à Simone Saintu
(Cahiers Céline- Ecrits d’Afrique 1916-1917)