dimanche 25 janvier 2015

Femmes



Il faisait grand jour quand je rentrai à l’hôtel. J’ouvris la fenêtre de ma chambre qui donnait sur le Vieux-Port. Je poussai ma table devant la fenêtre. Je tombai la veste. J’allai déballer mes armes à feu et c’est en bras de chemise que je me mis à astiquer mes carabines, à les astiquer et à les graisser sérieusement, ma fine Winchester, ma Jupiter à lunette, ma Mauser 9,3 et mon fusil à éléphant, mon gros Maennicher, calibre22.
…C’est  Restif de la Bretonne qui remplaça tous les saints du calendrier par les noms de ses maîtresses, en en marquant trois le dimanche et cinq ou sept à l’encre rouge les jours des plus grandes fêtes liturgiques. Gavarni tenait un agenda tout aussi complexe et embrouillé. Moi, un alphabet de 24 lettres me suffit pour faire revivre toutes les femmes que j’ai connues, connues selon la Bible ou tout simplement imaginées, sans parler des femmes de l’histoire et de la légende, les amoureuses peintes dans les musées, les phantasmes nocturnes, les inconnues que j’ai baisé en vitesse sur le pont des embarcations ou derrière une porte, les hermaphrodites, les succubes, mes filles illégitimes, mon ex- épouse, mon Amour, et Hélène-la-morte, celles dont j’ai tout oublié, la couleur des yeux, le ventre, le sourire, celles qui ne sont pas venues à un rendez-vous, celles dont on a pris congé pour toujours sans  leur avoir plaqué, tant la hâte de la séparation était grande, un baiser d’adieu dans les jarrets, et toutes les muses, les oaristys, les égéries, les hamadryades de la poésie et les reines de l’écran d’argent. 24 lettres, cela me paraît bien suffisant car avec un alphabet de 24 lettres on peut faire
                              62044840173323943936000
combinaisons, ces trillions de billions de milliards de  millions de combinaisons qui sont autant de noms propres qui me sont chers…
Toutes les cheminées  fumaient. Marseille sentait le bois de pin enflammé et le four à boulanger. 
Une nouvelle journée commençait.
Blaise Cendrars
Le vieux port- in L’homme Foudroyé (Folio)
Photo : Une femme lascive des colonies, au bas de l'escalier de la gare St Charles que Cendrars qualifiait de faunesque.

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