samedi 28 mars 2015

Au fond du trou (2)



Raimondo, le maître d’hôtel du Splendid, a vu  depuis un demi-siècle défiler l’Europe sur le Grand Canal ; dix romans dans la matière de ses récits, interrompus par le placement des arrivants, la distribution des menus, l’ordonnance des commandes.
Voici son plat du jour :
« Je suis au bout de mon  rouleau, Raimondo, me dit le duc de N… Lorsque tu m’auras fermé les yeux, tu descendras sur le Campo ; tu t’installeras près du puits ; tu attendras que passe une jolie femme ; je la veux très, très jolie… Tu l’aborderas civilement : « Madame, le Duc mon maître, vient de rendre son âme à Dieu… A deux pas d’ici…Son ultime souhait : qu’une très jolie dame vienne, en passant, lui faire un bout de prière…avant qu’on l’emmène à San Michele… »
« Monsieur, je n’eus pas longtemps à attendre. Passe une belle fille, dix-huit ans, les seins bien pommés, comme les aimait M. le Duc. Je l’aborde. Elle hésite.
« On ne doit pas contrarier les idées d’un mort, mademoiselle… Povero ! M. le Duc m’a dit : ‘Ma famille, mon frère, ma belle-sœur, je m’en fiche…Une inconnue fera mieux l’affaire’. »
Elle me suit. Nous montons. Le letto matrimoniale, les rideaux fermés, les lampes…La petite, avec sa larme au coin de l’œil … cela valait toutes les lamentations d’une famille… c’était Naguère, en face aujourd’hui. C’était il giorno vivente e la notte eterna.
« …Lorsqu’elle fut pour repartir, je lui présentai un écrin… « M. le Duc n’a vécu que pour les dames ; sa dernière pensée, mon maître a voulu que ce fût pour l’une d’elles. Je suis chargé de vous remettre ceci… »
Dans l’écrin, Monsieur, une émeraude digne du trésor de Saint-Marc, digne de la Pala d’Oro. »

Paul Morand

Venises / 1937

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