se souvenir des belles choses.
Les sans-domicile fixe.
Quand le ciel est ainsi, c’est parfois qu’il pleuvra. Quand il pleut trop, l’eau monte dans le lit de l’affluent, dans les canaux, dans les gouttières, elle envahit les berges du fleuve et même les voies express, elle chasse vers la surface du sol les hommes et femmes sans domicile fixe, et aussi les rongeurs au petit regard saillant froidement à fleur de boue, au poil hirsute découvrant une peau blême, au long museau fendu sur l’arête de leurs dents jaunes et rouges d’un sang impur.
Mais il
pleuvait à peine cette nuit, les gens des ponts restaient cois sous leur
conglomérat d’étoffe et de carton, les pieds ficelés dans le journal. Par
exemple il y en avait trois, près du pont Alexandre-III, d’eux d’entre eux
embrassés formaient un tas de sommeil, l’autre dormait dans un caisson oblong
fait de cagettes avec une bâche en plastique vert dessus, zébrée de boue sèche
et de goudron. Dépassait de ce volume une paire de tennis marine et ciel,
râpées, quelquefois animées par les
orteils qu’elles contenaient. Leur détenteur toussa, se gratta dans son box
dont les parois frémirent, puis rampa sur le dos vers l’extérieur, les pieds
devant, déjà vêtu d’un pantalon de tergal gris, d’un col roulé tête-de-nègre et
d’une parka olive fourrée, lacet à la taille, capuche escamotable, bons et
solides vêtements d’ouvrier agricole comme on en trouve sur les marchés. Usés
sans déchirures, malpropres superficiellement, tout de suite ils avaient l’air
de quelque chose dès que Charles dressé les eut rajustés, rentrés l’un dans l’autre,
chassant le débraillé, tout de suite cela vous prenait de la tenue.
Jean Echenoz
L'équipée Malaise
Photo Dorothéa Lange White Angel bread line (1933)
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