mardi 31 mai 2016

MI-ROUTE



Il y a un moment précis dans le temps
Où l’homme atteint le milieu exact de sa vie,
Un fragment de seconde,
Une fugitive parcelle de temps plus rapide qu’un
 regard,
Plus rapide que le sommet des pâmoisons amoureuses,
Plus rapide que la lumière.
Et l’homme est sensible à ce moment.
De longues avenues entre les frondaisons
S’allongent vers la tour où sommeille une dame
Dont la beauté résiste aux baisers, aux saisons,
Comme une étoile au vent, comme un rocher aux
  lames.
Un bateau frémissant s’enfonce et gueule.
Au sommet d’un arbre claque un drapeau.
Une femme bien peignée, mais dont les bas tombent
 sur les souliers
Apparaît au coin d’une rue,
Exaltée, frémissante,
Protégeant de sa main une lampe surannée et qui
 fume.
Et encore un débardeur ivre chante au coin d’un pont,
Et encore une amante mord les lèvres de son amant,
Et encore un pétale de rose tombe sur un lit vide,
Et encore trois pendules sonnent la même heure
A quelques minutes d’intervalle,
Et encore un homme qui passe dans une rue se retourne
Parce que l’on a crié son prénom,
Mais ce n’est pas lui que cette femme appelle,
Et encore, un ministre en grande tenue,
Désagréablement gêné par le pan de sa chemise coincé
  entre son pantalon et son caleçon,
Inaugure un orphelinat,
Et encore d’un camion lancé à toute vitesse
Dans les rues vides de la nuit
Tombe une tomate merveilleuse qui roule dans le
  ruisseau
Et qui sera balayée plus tard,
Et encore un incendie s’allume au sixième étage d’une
  Maison
Qui flambe au cœur de la ville silencieuse et indifférente,
Et encore un homme entend une chanson
Oubliée depuis longtemps, et l’oubliera de nouveau,
Et encore maintes choses,
Maintes autres choses que l’homme voit à l’instant précis
 du milieu de sa vie,
Maintes autres choses se déroulent longuement dans le
 plus court des courts instants de la terre.
Ils pressent le mystère de cette seconde, de ce fragment
 de seconde,
Mais il dit « Chassons ces idées noires »,
Et il chasse ces idées noires.
Que pourrait-il dire,
Et que pourrait-il faire
De mieux ?
Robert Desnos
(Fortunes)
 Image : Rue de Vaugirard, Paris, mai 1968 ©Henri Cartier-Bresson 

Il y aussi un moment précis
Où l'homme
qui a pour curieuse et surprenante
ambition
de transformer
la vie et sa banalité magique
en poésie
doit relire
Robert Desnos.
Julius

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