mercredi 5 avril 2017

L'apprenti d'Ailleurs





Il existe tant de façons de voyager- plus en tout cas que de couleurs dans l’arc-en-ciel, que pour les dénombrer, mes doigts suffisent à peine. Eliminons d’emblée un certain nombre de voyages : le voyage d’affaire (celui du représentant) , le voyage d’amour (limité à deux et le plus souvent à Venise), le voyage civil forcé ( l’exilé, le déplacé, le déporté), le voyage militaire forcé (guerre), le voyage d’aventure (l’explorateur), le voyage d’agrément (tourisme), le voyage clandestin (espionnage), le voyage scientifique (archéologue, géologue, ethnologue), le voyage militant (tournées électorales à l’île de la Réunion, par exemple), le voyage missionnaire ( prêtres et pèlerinages). A quoi il convient d’ajouter le voyage du diplomate et celui de l’enseignant ou technicien en poste à l’étranger qui tiennent, selon des proportions variables pour chacun, du voyage d’affaire, du voyage officiel et du voyage missionnaire.
Le quel ais-je pratiqué de ces voyages ? Aucun. Il y a longtemps que j’ai opté pour le seul qui vaille, le treizième voyage. En quoi consiste-t-il ? Il se situe exactement à l’opposé du voyage-éclair. Mais comme il n’existe pas en français un terme unique pour désigner « un déplacement de longue durée à caractère non orageux » je le nommerai : voyage au ralenti, flânerie, musardise. Il consiste à visiter le plus lentement possible êtres et choses, à fréquenter patiemment leur histoire, s’immiscer posément dans leur vie intime. Voyage d’apprentissage donc, philosophique en somme : devenir apprenti d’Ailleurs, compagnon du Lointain, au sens où l’en entendait compagnon au siècle dernier, celui qui parcourait chemins et villes pour connaître un pays et acquérir en même temps une formation professionnelle. Ainsi ais-je fait pour ma part des années durant pour apprendre l’Ailleurs et me rapprocher du Lointain : j’ai parcouru la Grèce, l’Egypte, le Proche-Orient, la Tunisie, et le Maroc avec pour compagne et pour Mère, la Méditerranée.
Le but alors d’un tel voyage ? Aucun si ce n’est de perdre son temps le plus féériquement, le plus substantiellement possible. Se vider, se dénuder et une fois vide et nu s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguins des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres. » Oui, pensons bien au bernard-l’hermite. A ce symbole de liberté dans la jungle du fond des mers. A son indifférence à toute carapace originelle et à tout habitat permanent. A sa façon d’être chez lui dans la première coquille venue. De s’approprier en somme le squelette en l’histoire des autres.
L’écrivain-voyageur, lui, ne s’approprie rien, si ce n’est éventuellement le langage des autres, en comprenant et apprenant leur langue. Pour pouvoir dire à lui seul et à deux voix le grand poème du monde.
Jacques Lacarrière
Le bernard-l’hermite ou le treizième voyage

In Pour une littérature voyageuse -1992

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