mardi 29 novembre 2011

Une joie excessive


Pour ouvrir les tiroirs, il faut faire tourner la poignée en appuyant. Alors seulement, le ressort se déclenche, le mécanisme joue avec un léger déclic, les roulements à billes se mettent en mouvement, les tiroirs s'inclinent légèrement et glissent sur de petits rails. On voit d'abord apparaître les pieds, le ventre, puis le tronc et la tête du cadavre. Parfois, lorsque les corps n'ont pas subi d'autopsie, il faut soulager le mécanisme en tirant avec les mains, car il arrive que le ventre soit gonflé et entrave le mouvement en faisant pression sur le tiroir supérieur.
En revanche, les cadavres autopsiés sont minces, comme asséchés, et une sorte de fermeture Eclair court sur leur ventre rempli de sciure. Ils sont semblables à de grandes poupées, à de longs pantins jetés au rebut une fois la représentation terminée. D'une certaine manière, il s'agit là d'un entrepôt de la vie. Avant leur disparition définitive, les rebuts de la scène font ici une dernière pause en attenant d'être classés comme il se doit, car les causes de leurs décès ne peuvent rester inconnues. C'est pour cette raison qu'ils font étape en ce lieu où il les assiste et les surveille. Il gère cette antichambre, passé laquelle leur image visible disparaît définitivement , enregistre leur date d'entrée et de sortie, les classe, leur donne un numéro, les photographie parfois, complète la fiche qui leur permet de quitter le monde du sensible, leur accorde un dernier aller simple. Il est leur ultime compagnon , ou mieux une sorte de tuteur a posteriori, impassible et objectif.
La distance qui sépare les vivants des morts est-elle vraiment si grande?, se demande-t-il parfois. Il ne trouve pas de réponse à cette question. D'une certaine façon, son intimité avec les cadavres tend, quoi qu'il en soit, à réduire cette distance. Ils doivent porter, nouée au gros orteil, une fiche comportant un numéro de matricule, mais il a la certitude qu'à leur manière lointaine d'être présents, ils détestent se voir cataloguer comme des objets.
C'est pour cette raison qu'en lui-même il leur donne de petits noms amusants, parfois totalement gratuits et parfois suscités par une vague ressemblance ou un point commun avec un personnage d'un vieux film : Mae West, Professeur Unrat, Marcelino Pan y Vino. Marcelino, par exemple, ressemble à Pablito Calvo : visage rond, genoux osseux, frange noire et brillante. Treize ans, tombé d'un échafaudage, travail au noir. Son père est introuvable, sa mère vit en Sardaigne et ne peut se déplacer, on le lui expédie demain.
Antonio Tabucchi  (Le fil de l'horizon ) C.Bourgois
Vous venez de lire les deux  premières pages du roman. Voilà sans doute ce qu'on peut appeler un sacré sens de l'image et de la poésie. Mais, la matière première du roman  reste la mélancolie.
Voici ce qu'on peut lire aussi, dans une note, à la fin du roman :
"Ce livre doit beaucoup à une ville, à un hiver particulièrement rude et à une fenêtre. L'écrire ne m'a pas procuré une joie excessive. Quoi qu'il en soit, j'ai remarqué que plus on vieillit, plus on a tendance à rire tout seul; ceci me paraît constituer un progrès sur la voie d'un comique plus ordonné, et d'une certaine manière autosuffisant."


J'aime beaucoup Marcelino mais je préfère penser avec nostalgie à son copain  Joselito, l'enfant à la voix d'or, le rossignol des montagnes! Les extraits de  ses films passaient sans relâche à la Séquence du Spectateur, présentés par Catherine Langeais. Toute une époque. Bref, tout ceci ne me donne pas très envie de sourire, ce serait plutôt le contraire.
Julius Marx

samedi 26 novembre 2011

Un homme de caractère(s)


C'est vrai qu'il n'est pas absolument indispensable d'avoir été chasseur d'hôtel , poseur de pipelines, trimardeur, employé de morgue, journaliste et bootlegger pour se lancer dans la carrière d'écrivain.
Mais comment se préoccuper de personnages, les placer au centre de son récit sans jamais avoir partagé leur vie?
Jim Thompson est un des "Petits maîtres" avec Mc Coy , Burnett, et James Cain du roman noir deuxième époque.Il est évidemment l'auteur du célèbre Pop 1280, qui deviendra 1275 âmes (1) sous le numéro 1000 de la non moins célèbre collection de la Série Noire.
En lisant Bad Boy (1953) Vaurien en français chez Rivages noir, on comprend tout de suite pourquoi chez Thompson les personnages n'échappent jamais à l'irrémédiable destin qui les attend. Pourquoi ils sont toujours rattrapés par la grande faucheuse au moment même où ils s'apprêtaient à goûter enfin au bonheur promis.
Il y a du London dans ce récit des premières années de sa vie pour le moins chaotique. Dans l'extrait qui suit (les dernières pages du premier tome) le jeune Thompson, après avoir traversé les années de la grande dépression et frôlé la mort un nombre incalculable de fois, se retrouve à New-York avec 25 cents en poche. Il propose  à un éditeur d'écrire un roman en 15 jours, si celui-ci lui donne l'avance nécessaire et une machine à écrire. Seul dans une chambre d'hôtel minable, avec la bouteille de gnôle pour unique compagne, il se met au travail. Il mettra 10 jours seulement.
"La maison d'édition lui fit un accueil mitigé. Il suscita  l'enthousiasme des uns, et la réticence des autres. Aussi, comme cela se pratique souvent, le manuscrit fut transmis pour lecture à un autre écrivain afin de recueillir son opinion. Le jeune homme en question, auteur d'un seul roman, était le rejeton d'une riche  famille de Hollywood.
A son avis, je promettais, "pour un écrivain débutant" mais, de toute évidence, je n'avais pas assez vécu pour m'attaquer à un roman.J'avais besoin "d'affronter personnellement  les dures réalités de l'existence", au lieu de les connaître qu'à travers les livres, comme c'était (ajoutait-il) manifestement le cas.
Malade, nerveusement miné par les soucis, j'éclatais d'un fou rire en lisant son compte-rendu."
Et puis, lire Thompson en cette époque troublée ne peut être qu'une bonne expérience.
Allez, bonne chance quand même...
Julius Marx.
(1) Ne parlons pas de la balourde et franchouillarde adaptation ,on deviendrai grossier.

mardi 22 novembre 2011

Une page de coloriage



Bleues sont les petites tâches de ciel entre les gros nuages paresseux.
Jaune et noir sont les couleurs de la sécurité. Vigiles, véhicules, maisons ; tous estampillées d'un pompeux blason. Un aigle, la foudre qui s'abat ...
Rouges sont les grilles de l'épicerie. L'épicier est assis derrière les barreaux. Un peuple entier privé de liberté.
Rouges encore les taxis. Des phrases-doctrine sont peintes en blanc sur leurs pare-chocs noirs: Dieu est grand, Ainsi soit-il, A la grâce de Dieu...Le voyage vers l'autre monde est périlleux.
Vertes ou grises sont les bonbonnes de gaz  que  les femmes transportent  sur leurs têtes. A l'étage du dessus...toute une économie verticale.
Noires et blanches, les colonnes du journal satirique l'Eléphant déchainé paraissant  le vendredi.
Bleus les petits carreaux de l'impeccable chemise du blanchisseur-repasseur. Il a installé sa baraque de planches dans une maison en construction. On s'assied sur des blocs de ciment gris pendant qu'il repasse vos pantalons blancs.Sa petite fille traîne un vélo jaune sans aucune roue ni pédalier.
Vertes les armes.Portées en bandoulière, abandonnées devant le dormeur-guetteur ou martelant la jambe du pantalon kaki, elles sont notre quotidien.
Noir et or, les gros lézards qui vous passent sans cesse devant les pieds avant de s'enfuir dans une course désordonnée.
Rouge la tunique du père Noël à la devanture du super-marché.
Bleus les jeans qui sèchent en colonie sur les murs écroulés.


Autrefois noire et portée sur l'épaule, la machine à coudre du retoucheur-minute qui remonte les rues en faisant claquer ses gros ciseaux.
Multicolores et déchirés, les tee-shirts des bandes de gamins qui jouent sur les tas de détritus. Bleus et blancs les uniformes des privilégiés qui vont à l'école.
NOIR le roman de cette vie. Souffrances fatiguées. Espoir déchus.
Julius Marx

vendredi 18 novembre 2011

Vive le printemps !


"Les enfants aiment beaucoup Ahmed Safa. Il les charme par des récits fantastiques. Comme eux, il vit en enfant. Il n'a pas les soucis des adultes; ces soucis, lourds et puants. Le hachâche n'a pas honte de sa misère. Il n'a pas cette dignité  idiote qu'on les autres, lorsqu'il s'agit de mendier. Car le plus terrible ce n'est pas d'être pauvre, c'est d'avoir honte de l'être. Heureusement, les enfants ont une conscience pure, non encore pétrifiée par l'usage de la morale. Leur seule noblesse est dans la hardiesse de leur vie. Ahmed Safa les rassemble parfois chez lui, pour discuter certains coups qui demandent beaucoup d'initiative et d'audace.
Le plus clair de leur temps, les enfants le passent hors de la maison. Dans la venelle et les environs, ils organisent les jeux, les rapines et les bagarres. Leur journée est bien remplie. Quand le soir tombe, ils rentrent chez eux, exténués, pour subir la vigueur des imprécations maternelles. Puis ils dorment tranquille, ayant payé leur lourd tribut à la vie. Ils ne se plaignent jamais. L'homme, lui,, se plaint parce qu'il a compris qu'il est un esclave. Il cherche à en sortir, il crie, il se démène, mais rien n'arrive. Il faudrait pourtant que quelque chose arrive. Abdel Al a déjà senti cela dans sa chair. Quelque chose doit arriver forcément. Mais d'où sortira cette chose terrible et sanglante? Peut-être de ce peuple d'enfants élevés dans le ruisseau et la pourriture. Car ils semblent porter en eux la dureté d'une vie nouvelle. Ils sont la force qui se lèvera un jour de la boue des quartiers populaires. Une force immense et explosive que rien n'arrêtera plus. Venue du fond des venelles, elle submergera les places et les avenues. Elle déferlera comme une mer tempétueuse; elle atteindra, par-delà le fleuve, les îles endormies dans la splendeur des palais. Là, elle s'arrêtera enfin. Elle respirera fortement. Elle aura atteint son but."
Albert Cossery ( La maison de la mort certaine) Ed Joëlle Losfeld
Chez le poète Cossery tout est juste et simple. Il y a d'abord l'Egypte, où se déroule la presque totalité de son oeuvre et puis surtout son peuple, principalement les déshérités , les hommes oubliés de Dieu, comme le titre de son premier livre. Sa poésie est simple, accessible. Elle aime la vie et prône  le  partage, comme le peuple de la médina.
On ne peut sortir d'un roman de Cossery sans aimer de nouveau la vie, sans croire, sans espérer encore.
 De  ce texte écrit en 1944, juste avant ses deux grands romans les plus connus et commentés (Mendiants et orgueilleux  et Les fainéants dans la vallée fertile)(1) on peut penser qu'il est prémonitoire, il est simplement humain. C'est un plaidoyer pour la justice, une simple justice, face à un système, un pouvoir  sans partage. Bref, Cossery, c'est une littérature de printemps.
Julius Marx

(1) Voir l'article "Haro" dans ce blog en date du lundi 20 décembre 2010. J'ai également cité "La violence et la dérision", roman visionnaire et subversif  dans un article d'avant B.A.
-Le  hachâche  est le fumeur de hachisch

mercredi 16 novembre 2011

Dreams


On pense généralement que la parole des créateurs, artistes et hommes de réflexions ne fait pas le poids face à celle du Stock Exchange."Les rêveurs" n'ont aucune idée de la réalité de ce monde!  Pourtant, il semblerait que les misères de l'Europe et  l'amer constat du délabrement  total de la société  dite "libérale"  laissent enfin apparaître une lueur d'espoir, une conscience nouvelle.
J'apporte ma modeste contribution à la journée mondiale de protestation du 17 novembre avec ce texte d'Eric Ambler. Comme ses illustres prédécesseurs : London, Orwell et les autres, Ambler écrit ce texte fort et visionnaire en 1940, avant ce qu'il est convenu d'appeler l'apocalypse.
"Dans une civilisation mourante, le prestige politique n'appartient pas  au profond diagnosticien mais à l'habile charlatan. C'est la distinction accordée à la médiocrité par l'ignorance. Il reste cependant un prestige d'une dignité pathétique : celui du leader libéral d'un parti d'extrémistes en conflit. Sa dignité est celle des hommes condamnés. Car, que les deux extrêmes s'entre-détruisent ou que l'un l'emporte, il est voué soit à la haine du peuple soit au martyre."
Mais, c'était inutile de chercher une explication en terme de Bien et de Mal. Ces abstractions appartenaient à un autre âge. Les Bonnes Affaires et les Mauvaises Affaires étaient les dieux de la nouvelle théologie.Dimitrios n'était pas malfaisant. Il était logique, rationnel, aussi logique et rationnel que la préparation de la prochaine guerre, que la politique de force, que les bombardiers et les panzerdivisionen. La logique de Michel-Ange, de Beethoven, d'Einstein, ne faisait pas le poids en face de l'autre logique, celle du Stock-Exchange Year Book et de Mein Kampf.
Eric Ambler  Le masque de Dimitrios

dimanche 13 novembre 2011

La bibliothèque du centre culturel français (2)


Pour résumer brièvement l'épisode précédent,  apprenez que je me suis rendu  à la bibliothèque du centre culturel français et que j'ai opté (grâce à un ange... mais, ceci est une autre histoire) pour une recherche alphabétique des auteurs. Après Isaac Babel, je déniche " La maison de la mort certaine" de Monsieur Albert Cossery, dont je parlerai bientôt. Il mérite vraiment un deuxième article sur ce blog.
Mon bouquin en main, je tombe un peu  par hasard, sur les étagères réservées au roman noir. Curieux cette obsession de l'homme blanc de toujours vouloir mettre le noir de côté. Et puis, quels sont les arguments du responsable-classement? Quelle est réellement la place de chacun? Pourquoi laisser Barbara Machin et Truc Anna aux côtés de Jim Harisson ou Jack London?
-Tu poses trop de questions, me dit mon ange gardien. Donnes ta fiche et rentres chez toi.
En position couchée, je dévore "Le sourire Contenu" et "Je pense donc je nuis" de Serge Quadruppani.
Du Sourire, je donne ici un petit aperçu :
" Tout change quand on s'écarte un peu, par la mer ou par les airs. Au confinement vertigineux succède l'exaltation des horizons délabrés. A quelques encablures, la ville prend l'habit magique des citées emmêlées à la mer par une cartographie de rêve, celle qu'on gribouille, enfant, sur le bord des cahiers. Istanbul, Venise, New-York... Agitation des barques, des cargos, des navires à voile, des pontons remorqués et des transbordeurs bondés: la Corne d'Or. Contraste entre le grouillement de l'Ile principale et la solitude d'autres îles, d'égale superficie: la lagune."
Aux trois villes citées, j'ajoute illico Abidjan. Comme de coutume chez Quadruppani, les descriptions sont  justes et poétiquement modernes. Quant aux personnages, ils sont si attachants que l'on a peine à les voir  se débattre  comme de beaux diables dans un tourbillon continu (probablement le Mistral.)
Bref, c'est du lourd et du solide , comme l'écrirait sans doute un auteur de polar consensuel.
Terminons par une petite anecdote. Les ouvrages de la bibliothèque sont tous annotés. Parmi les emprunteurs, les plus sages soulignent simplement au crayon noir des mots comme triporteur ou camelote ou des adjectifs comme flandrin ou faraud . D'autres, moins soigneux cornent les pages ou se prennent pour des critiques en écrivant directement leurs impressions dans la marge ou entre les lignes. Dans "Je pense donc je nuis", à la page 39,  mon prédécesseur a souligné de deux traits : "à la terrasse de chez Gégèèène, à Joinville-le-Pont, pon, pon."
Ah ! Nostalgie..
Julius Marx

samedi 12 novembre 2011

Hal ( le retour)


Pour simplifier, il suffit de cliquer sur mon profil pour visiter le nouveau blog Hal.
A tout de suite.
Julius Marx

vendredi 11 novembre 2011

Le pousseur de coude


"Le financier international ne se salit pas les mains. Il rêve, il espère.Et, parce qu'il a de la chance , son rêve se réalise. Le concurrent est éliminé. Le destin est le seul responsable. Mais il dormait. Il fallait lui pousser le coude.
-C'était le travail de Dimitrios?
-Oh non! Le pousseur de coude est un homme important, pas un métèque. Il connait le monde. Il est charmant et sa femme est ravissante. Ses revenus viennent d'un portefeuille en Bourse et son percepteur est très gentil avec lui. Il s'absente de temps en temps, pour des affaires que ses amis distingués n'ont pas l'impolitesse de vérifier. Il porte une ou deux décorations étrangères lors des réceptions diplomatiques. Mais il connait aussi des hommes comme Dimitrios, la moisissure du capitalisme pourrissant. Il n'a pas de convictions politiques. Pour lui, le seul lien entre les humains est l'intérêt pur.Il croit en la survivance des mieux armés et en la loi de la jungle parce qu'il vit et s'enrichit sur les faibles. Il veille à ce que la loi de la jungle reste la force dominante de la société. Toutes les capitales du monde abritent sa race. Le capitalisme international gouverne la terre par le papier, mais l'encre dont il se sert est le sang."
Eric Ambler (Le masque de Dimitrios) -Points
Lorsqu'il écrit ce dialogue pour l'un des personnages de son roman (certainement le plus important) nous sommes en 1939, juste avant la guerre. Eric Ambler fait dire à l'interlocuteur "c'est un tableau en blanc et noir. vous ne croyez pas que vous exagérez?"" Naturellement, j'exagère", répond l'autre,"il est agréable parfois de penser en blanc et noir, même si la logique vous force à revenir au gris. Seulement, là, je suis très sérieux."
Nous ne pouvons en douter....
Je vous invite à ouvrir au plus vite le masque de Dimitrios, le Voyage au bout de la Nuit  d'Eric Ambler.
Julius Marx

lundi 7 novembre 2011

Un chemin de croix et de croissants de lune


Pour fêter dignement Tabaski ( l'Aïd El Kebir, si vous préférez) nous décidons de rendre visite au vieil océan.
Au bas de l'escalier, dans la cour, nous croisons le mouton condamné à mort. Il nous suit du regard, un regard vide , le regard de celui qui sait.. On raconte que le mouton, dès qu'il est séparé de ses congénères et qu'il se retrouve seul, attaché à un arbre ou à un piquet dans une cour d'immeuble, comprend qu'il se passe quelque chose... mais, on raconte tellement de choses...
Direction Assinie. Quatre-vingt dix kilomètres avant de profiter de l'air marin, se rouler dans le sable fin et prendre  de méchants coups de soleil.
L'air marin se mérite. Il faut d'abord traverser les interminables bidonvilles qui encerclent la capitale. Un océan de baraques croulantes posées sur des mares d''eau croupie et de détritus. Seules les églises et les mosquées viennent rompre cette insupportable monotonie. En ce jour de fête, de longues files de pèlerins s'étirent en direction des  mosquées. Hommes, femmes et enfants forment un long serpent multicolore. Si les  minarets sont de construction souvent très artisanale, ils sont aussi nombreux que les pauvres pêcheurs! Mais, nous sommes dimanche et les autres églises font aussi recette. Eglises chrétiennes rachetées de Dieu, globales évangélique, internationales, de la délivrance, du christianisme célèbre ou glorieuses de Dieu: elles prient, chantent et dansent.
Puis, après Bassam, la route devient plus étroite, juste un très fin lacet ourlé d'une végétation luxuriante.
Toutes les nuances de vert sont au rendez-vous, finement tâchées, çà et là, d'oiseaux blancs.
Des ponts métalliques et courageux, enjambent pourtant la lagune. Sur l'un de ces ponts, nous croisons le premier barrage policier. Des herses aux clous émoussés sont disposées sur la route. On nous fait signe de passer...Tant mieux..
Plus loin, sur une colline, émergeant du vert océan, la proue d'une chapelle.


Dieu est avec nous... 

La route serpente maintenant entre les plantations d'ananas, de cocotiers et de palmiers. Les alignements sont strictes, des pelotons militaires au garde-à-vous.
Assinie nous accueille avec une publicité pour Orange Télécom. Nous bifurquons illico vers les vagues.
En pénétrant dans l'eau, nous comprenons tout de suite qu'on ne se mesure pas avec les vagues de l'océan, on se contente se les laisser vous balancer sur le sable comme des paquets encombrants.


 Mais, si l'océan est implacable la lagune sait  se  montrer apaisante. Pour le repas, pas de mouton, nous optons pour le poisson grillé. Y'a t-il une autre vie possible ? 
En fin d'après-midi, le policier débraillé et armé du second barrage de la journée vient nous rappeler la triste réalité. Il nous demande de l'argent pour acheter du mouton. Dommage, nous sommes totalement à sec. Il réfléchit, des gouttes de sueur perlent sur son front. Il décide finalement de nous laisser partir. Mais, avant, en souriant, il nous lance :" vous n'irez pas vous plaindre". Ce qui signifie que nous ne devons pas faire de réclamations à une autorité quelconque. Nous soupirons, Dieu est encore avec nous. 
Lorsque nous sommes de retour à la maison, l'odeur du charbon de bois nous chatouille les narines. Du mouton inquiet, il ne subsiste que la peau sanguinolente qui pend à la porte d'entrée, quelques os rongés et calcinés, sur le sol, dans la cour.
La fête est finie.
Dans notre logis, à l'abri des regards indiscrets, nous sortons notre butin du jour.


Bon appêtit
Julius Marx 

jeudi 3 novembre 2011

Lenny


"Ils allèrent jusqu'au lac des Cygnes, et Isaac fut pris d'une humeur délétère, vu qu'il n'avait pas envie de réfléchir aux jours et aux nuits qu'il avait passés dans une cuisine de la Ceinture du Borscht quand il avait dix-sept ans,durant lesquels il lui avait fallu se bagarrer contre des bandes entières de garçons de salle pour arriver à se faire une place. Teddy Boy s'arrêta à cent mètres du lac, à la lisière d'un hôtel désert. Le lac était complètement gelé. C'était l'hiver dans les Catskills. La glace faisait de petits craquements, comme une peau qui respire. Isaac reconnut l'hôtel. Sa pancarte avait été arrachée. Mais c'était une grande maison blanche qui s'élevait au bord de l'eau, avec des vérandas aussi haute que le toit. L'hôtel Gardenia, où Isaac avait découvert Lenny Bruce dans le grand casino. C'était juste après la guerre, et Bruce n'était encore qu'un comique qui se battait pour percer, un gosse juif qui mourait de faim. Ils venaient du même tourbillon, comme les orphelins d'un asile ou l'argent et le statut social n'avaient guère plus de sens que la lune. Cet orphelinat, Isaac y vivait encore. Il n'avait pas mille dollars sur son compte.C'était un pauvre qui touchait un gros salaire. Et cet hôtel, il y avait travaillé, il avait été esclave dans ses cuisines, avait dansé avec des femmes de médecins, leur avait fait l'amour brutalement pendant que leurs jules étaient à Manhattan."
Jerome Charyn (Un bon flic) Denoël.
Abandonné depuis 1978 après le Isaac's quartet :
-Blue Eyes (1973) , Marilyn the Wild (1974), The Education of Patrick Silver (1976) et Secret Isaac (1978)
Charyn fait revivre son personnage alors  que selon ses propres mots:" il hurlait dans sa tête."
Si vous ne connaissez pas encore Isaac, son ver solitaire et sa dingue de fille, je vous envie... Découvrez  maintenant, sans plus attendre "..le flic au romantisme assassin qui fait des entrechats sur l'extrême bord de la légalité."

mercredi 2 novembre 2011

La bibliothèque du centre culturel français


Le taxi me dépose devant l'immeuble dit de la Pyramide en plein centre d'Abidjan, quartier du Plateau.  Du quartier, on peut dire qu'il ressemble  à la Gare d'Atlanta, dans le film Gone with The Wind, juste après le passage des armées de l'Union. Les locaux du Centre Culturel Français n'ont  pas échappés à ce qu'ici on nomme pudiquement "la crise", lorsque plusieurs autres armées se sont affrontées à l'arme automatique et à la machette. On ne chiffre pas les dégâts. Ici tout le monde a bien autre chose à faire!
Le Centre Culturel est un cube aux faces noircies d'humidité. Quelques plantes dégoulinent  sur les arêtes du cube. C'est la première fois que je découvre un bâtiment non-couronné de barbelés.. Le respect de la culture, probablement.
La bibliothèque est à l'image du centre culturel :  cubique et humide. J'imagine que l'on doit ressentir la même lorsqu'on est à l'intérieur d'un sous-marin. Quelques hommes et femmes d'équipage sont plongés dans leurs manuels scolaires. La climatisation ronronne comme un fauve... Rien à signaler... Descendez le périscope ..
Ce qui m'intéresse, c'est la fiction.. Oui, je sais, je suis incorrigible. J'ai décidé d'adopter une méthode simple: l'ordre alphabétique. Mais, l'ange de la littérature américaine (un ange avec le corps d'Hem et la voix éraillée de Jim Harisson)   me souffle, ou plutôt me  beugle dans l'oreille : " Perd pas ton temps. Vas directement jusqu'à la lettre C!"
Croyez-moi, quand un ange costaud comme celui la vous ordonne quelque chose, on obéit.
Colum Mc Cann ... Danseur, Le chant du coyote, Les Saisons de la nuit... Dommage, j'ai déjà lu ces trois livres.
-Alors,  et Thomas Mc Guane... Hein , qu'est-ce que tu penses de ça, mon pote? (c'est toujours l'ange qui maltraite mon conduit auditif)
Oui, Mc Guane... Mais, je déniche seulement  Rien que du ciel bleu... Déjà lu aussi..
-Ah merde ! Crie l'ange qui manifestement a un verre dans le nez. Il me grogne " Joyce"en posant son postérieur sur un gros dictionnaire.
-Mais Joyce n'est pas américain? Et puis...enfin
-Carol Oates ! Imbécile! Je connais pas un seul type qui ai lu toute l'oeuvre.
Oui, mais, rien à J, ni à C et encore moins à O.
-Merde et re-merde ! éructe l'ange.
Des employés lèvent la tête.
-Y'a même pas de Raymond Carver
L'ange devient rouge pivoine. Il balaie une rangée complète de Barbara Cartland avec sa grosse pogne poilue.
Des étudiants lèvent la tête.
-Il y a des gens qui travaillent, Monsieur!
Comment leur expliquer mes problèmes, et avec des anges en plus?
Pour compliquer encore un peu plus les choses, l'ange raisonnable (un angelot très doux avec le visage de Gene Tierney, oui, les anges sont asexués et alors..) me souffle : "retourne à ta première idée, la méthode simple, l'ordre alphabétique ."
J'aime sentir  son souffle chaud contre ma nuque...Ah, Gene, si tu voulais..
-Monsieur, on ferme !
Sacrebleu ! Le commandant vient de donner ses ordres. L'équipage monte sur le pont. Je me précipite...
Rien dans les A... Ou alors, déjà lu. Les B , ah, Isaac Babel. J'en ai déjà parlé dans le blog. C'est très beau, très poétique et l'homme ne manque pas d'humour. L'ange américain ne répond pas, il est couché sur une pile de bandes dessinées, il ronfle.
l'Ange de l'ordre alphabétique approuve.Je veux lui voler un baiser, mais elle s'envole.
Notre histoire s'arrête là...Une autre fois, peut-être.
"Je suis allé hier faire le rapport au délégué militaire descendu au presbytère du prêtre catholique en fuite. J'ai été accueilli à la cuisine par Me Elisa, la gouvernante du jésuite. Elle m'a offert du thé ambré, avec des biscuits. Ces biscuits- là avaient une odeur de crucifix, alliée à la fureur embaumée du Vatican."
Isaac Babel - La Cavalerie Rouge -1920 (Folio)
(A suivre)
Julius Marx

mardi 1 novembre 2011

Un conseil


La dissuasion la plus efficace contre le crime, avait dit Isaac, c'était un abécédaire. "Apprenez à lire à un gosse et sa curiosité se tourne vers l'intérieur de lui même.Il se mettra à rêver de Sinbad le Marin  et il ne fauchera plus les cigarettes au vieux qui habite au bout du couloir."
Jerome Charyn - Un bon flic- ( Denoël)