jeudi 27 septembre 2012

Confession d'un indigné



Le bureau est sale, pas nettoyé depuis plusieurs jours... L'hygiène c'est pas leur affaire.
Ca sent la frite rance et l'urine. Rien à voir avec l'image des films policiers...à part les ordinateurs, le plan de Paris, sur le mur, le calendrier Pirelli. Oui, peut-être.
Le gros se penche sur moi. La frite rance, c'est lui.
-Alors, tu vas te mettre à table, oui on non?
Un autre, blouson de cuir et tignasse blonde, assis sur une chaise comme sur un bourricot,gueule:
-Ouais, ça tombe bien, c'est l'heure de la bouffe!
Les deux se marrent à s'en faire péter leurs ceintures en peau de serpent.
Les deux autres mousquetaires présents dans la pièce se joignent au groupe de comiques.
Avant la remarque de blouson de cuir, le plus petit feuilletait un magazine porno en reniflant pendant que le collègue bossait sur une réussite, sa face de rat collé sur l' écran de l'ordi.
-Alors? j'attends..
Le gros revient à la charge.
-T'étais à la manif oui ou merde ?
-Oui, j'y étais.
Il se redresse en poussant un râle qui n'a rien à voir avec celui du cerf en rut, ou alors, un cerf vachement handicapé par une odeur de frite et un bon paquet de kilos en trop.
-Bah voilà ! C'est pas compliqué, tu vois mon pote.
Moi, son pote, c'est à gerber!
Encouragé par la victoire de gros lard, blouson de cuir abandonne sa chaise-bourricot. Il fait quelques pas dans ma direction. Il a rudement du mal à marcher droit...Probablement ses santiags en peau de lézard...une vraie ménagerie ce bureau..
Il se force à sourire, me proposant une dentition de cheval salement attaquée par un paquet de microbes.
-Et t'y faisais quoi à la manif? qu'il me demande.
-Je manifestais.
Le sourire s'éteint. Gros lard veut se marrer, il se retient... par égards.
Le collègue grimace. C'est pas très beau à voir.
-T'es un p'tit malin, toi. Un comique, hein?
Gros lard reprend la main.
-Alors, grogne-t-il, tu manifestais, hein, et contre qui?
-Contre les  financiers, les politicards véreux, les responsables du grand merdier, quoi.
Gros lard lève sa paluche poilue bien haut, au-dessus de sa tête.
-Sois pas grossier ou je t'en colle une!
-La salope! Quelle salope!
Tous les regards se tournent vers le collègue qui vient de crier. L'obsédé, penaud, laisse tomber son magazine sur le bureau.
Le gros soupire et se masse les tempes comme Lino Ventura dans les films. Pitoyable.
Puis, il pose son postérieur sur le coin du bureau. Le bureau gémit.
-Ecoute moi bien, reprend t-il, faussement rasséréné. Nous, ce qu'on veut, c'est chopper les meneurs, les vrais... les fouteurs de merde professionnels...
-Les salopards de gauchistes, intervient le type des réussites.
-Les putains de rouges, complète blouson de cuir.
-Les anarchistes, lance à son tour l'obsédé.
-Ca va comme ça ! braille le gros lard.
Il soupire un peu plus fort. L'odeur de frite se propage dans le bureau, jusque dans les placards.
-T'as pigé ? qu'il me dit en me fixant.
-J'suis prêt à vous donner des noms...que je susurre.
Mon gros lard ouvre des yeux comme des soucoupes. Puis, les quatre se rejoignent . Il se positionnent debout face à moi, côte à côte, comme les frères Jacques au début de leur récital. Je pense que je n'aimerai pas les voir en collant colorés.La langue est pendante, les bajoues tombantes.
J'attaque..
-Le plus virulent de tous, c'est Quadruppani..
-Un rital ! crie blouson de cuir.
Gros lard fait un geste en direction de l'obsédé.
-Note sur le calepin, qu'il commande.
L'autre s'exécute.
-Et puis il y aussi Jérôme Leroy.. Lui, c'est un vrai coco, que je reprends.
-Vas-y, vas-y, m'encourage le gros tas, en agitant ses paluches comme un marionnettiste.
-Et aussi Marignac et les autres, que je continue... Je peux vous donner les coordonnées de tous les types du réseau. C'est facile, y'a des blogs.
Alors, gros lard s'avance vers moi comme un bon papa. Un bon papa qui s'assied sur le lit de son rejeton pour lui lire une histoire de Petit Ours Brun.
-C'est très bien , qu'il me dit en plissant les paupières. Je savais que t'étais pas un mauvais bougre. C'est eux, ces salopards qui t'ont un peu forcé la main, hein, c'est ça, je me trompe pas?
-Oui, c'est bien ça, c'est à cause d'eux.
-T'inquiètes pas mon petit, on va les serrer tous.
Sa grosse tête de bûche n'est qu'à quelques centimètres de moi. Je supporte très difficilement.
-T'y crois toi, à la société, hein, mon petit... tu l'aimes toi la société?
-Oui, m'sieur.
-Tu voudrais pas qu'elle disparaisse, hein?
-Non, m'sieur.
Une larme coule de l'oeil  du bouledogue. Ses yeux se ferment lentement.
-Je peux m'en aller, m'sieur?
Julius Marx


vendredi 21 septembre 2012

A day in Tunisia


Julius est songeur.
Il pense à son oncle Charlie, là-bas, en Europe. Il le remercie d'avoir semé la pagaille dans sa vie, et il peste contre sa putain de famille.
Il pense à la consigne de l'ambassade de France qui ressemble à une bonne blague : "évitez  de passer devant une mosquée les prochains jours" et il sourit.
Il pense qu'avec le black-out, la rumeur va revenir, qu'il s'agit d'un phénomène naturel, un peu comme le sirocco, et il soupire.
Il pense aux images de façades calcinées, de pillages. Il se dit qu'il n'aimerait pas revoir ça et, il ouvre la fenêtre pour faire entrer le soleil.
Il pense qu'il est peut-être grand temps de faire ses valises, même si, pour lui, ce simple geste signifie abdication, et il ferme la page de la compagnie aérienne qu'il vient d'ouvrir sur son ordinateur.
Il pense à sa sortie du matin. Ignorant les sages conseils de ceux qui sont retranchés derrière leurs barbelés, il  a profité de cette belle matinée pour se rendre au poste de police le plus proche pour renouveler sa carte se séjour.
Il pense au tableau de Francis Picabia intitulé La sainte Vierge et il se promet de l'envoyer à son oncle Charlie.
Il pense à la phrase de Roberto Bolano ;" l'oublier, c'est la meilleure chose que l'on puisse faire avec sa patrie "qu'il a inscrite hier dans un article, sur son blog, et il se félicite de l'avoir recopié.
Il pense aux mots : Manipulation, lutte, éducation, pouvoir, argent... et il ferme les yeux.
Il signe Julius Marx

jeudi 20 septembre 2012

Une définition du paradis



J'ai rêvé que je lisais Stendhal à la Centrale Nucléaire de Civitavecchia : une ombre se glissait entre la céramique des réacteurs. C'est le fantôme de Stendhal, disait un  jeune avec des bottes et le torse nu. Et toi, qui es-tu?,j'ai demandé.
Je suis le junkie de la céramique, le hussard de la céramique et de la merde, il a répondu.

J'ai rêvé que Philip.K.Dick se promenait dans la centrale nucléaire de Civitavecchia.

J'ai rêvé que c'était la fin du monde. Et que le seul être humain qui contemplait cette fin était Franz Kafka. Dans le ciel, les titans luttaient jusqu'à la mort. Depuis une chaise en fer forgé, dans un parc new-yorkais, Kafka regardait le monde brûler.

J'ai rêvé que je faisais un 69 avec Anaïs Nin sur une énorme plaque de basalte.

J'ai rêvé que j'étais un très vieux détective latino-américain. Je vivais à New-York et Mark Twain  m'engageait pour sauver la vie de quelqu'un qui n'avait pas de visage. Ce sera une affaire rudement compliquée, monsieur Twain, je lui disais.

J'ai rêvé que je m'endormais pendant que mes camarades de lycée essayaient de libérer Robert Desnos du camp de concentration de Terezin. Quand je me réveillais, une voix m'ordonnait de me mettre en route. Vite, Bolano, vite, il n'y a pas de temps à perdre.
En arrivant, je n'ai trouvé qu'un vieux détective fouillant dans les ruines fumantes après l'assaut.

J'ai rêvé que j'avais dix-huit ans et que je voyais mon meilleur ami de l'époque, qui en avait aussi dix-huit, faire l'amour avec Walt Whitman. Ils faisaient ça dans un grand fauteuil, en contemplant une fin d'après-midi venteuse à Civitavecchia.

Roberto Bolano 
Un voyage dans la littérature (extraits)
-Je ne sais pas comment on pose le petit serpent sur le "n" de Bolano, désolé.
-Civitavecchia est une petite ville balnéaire d'Italie.





Etes-vous chilien, espagnol ou mexicain?
-Je suis latino-américain.

Quelle est votre patrie?
-Je regrette de devoir te donner une réponse un peu niaise, mais ma seule patrie, ce sont mes enfants, Lautaro et Alexandra. Et peut-être, mais dans un deuxième temps, certains instants, certaines rues, certains visages, scènes ou livres qui sont en moi et qu'un jour ou l'autre j'oublierai, car c'est la meilleure chose que l'on puisse faire avec sa patrie.

Qu'est-ce qui vous ennuie?
-Les discours vides de la gauche. Les discours vides de la droite vont de soi.

Qu'est-ce qui vous amuse?
-Regarder ma fille Alexandra jouer. Déjeuner dans un café près de la mer et manger un croissant en lisant le journal. La littérature de Borges. La littérature de Bioy. La littérature de Bustos Domecq. Faire l'amour.

A quoi ressemble le paradis?
A Venise, j'espère. Un endroit plein d'Italiens et d'Italiennes. Un lieu qu'on consomme et qu'on use, qui sait que rien ne dure, pas même le paradis, et qui sait aussi qu'au bout du compte cela importe peu.

(Extraits choisis du dernier entretien donné par Roberto Bolano, en juillet 2003, à la journaliste Monica Maristain pour l'édition mexicaine du magazine Playboy.)

mercredi 19 septembre 2012

Au jardin impossible



Parfois, en rêve triste
Dans mes désirs existe
Très lointain un pays
Où être heureux consiste
A peine à être heureux.

L'on vit comme l'on naît,
Sans vouloir ni savoir.
Cette illusion de vivre,
Le temps y meurt et y renaît
Sans que nous le sentions couler.

Sentir et désirer
Sont bannis de cette contrée.
L'amour n'est pas l'amour
Dans ce pays où erre
Mon délire lointain.

Là, ni rêve ni vie:
Une enfance sans fin
Et l'on croirait revivre
Si doux est vivre ainsi
Au jardin impossible.

Fernando Pessoa 
Pour un Cancioneiro
21 novembre 1909

mardi 18 septembre 2012

Météo from Tunisia (2)


Relative accalmie sur l'ensemble du territoire même si les températures restent encore assez élevées pour la saison.
Comme à son habitude la foudre a encore montré son manque d'équité. Si dans certaines villes un véritable déluge s'est abattu , dans d'autres, au contraire, la pluie n'a même pas mouillé la base des oliviers.
Pour  chercher à mieux définir la tornade qui vient de  traverser le pays en semant désordre et confusion, reportons-nous une fois de plus à la parole des spécialistes.

"Cette funeste docilité des âmes passionnées aux affirmations passionnées de la multitude."
 Alessandro Manzoni
I promessi sposi (Les fiancés)

samedi 15 septembre 2012

Météo from Tunisia

Septembre. Sale météo. Les temps changent, l'orage gronde.
Pour retrouver un semblant de lumière, méditons ce texte du poète.


"-Frères, s'écria Mackenzie, l'homme blanc qu'il vous plaît d'appeler Loup est venu parmi vous avec de bonnes paroles, en ami, en frère, et ses lèvres n'ont pas proféré de mensonges. Mais vos hommes ont expliqué ce qu'ils avaient sur le coeur, et le temps des bonnes paroles est passé. D'abord, laissez-moi vous dire que le shaman est un faux prophète; il a une méchante langue; les messages qu'il vous apporte ne viennent pas du Dispensateur du feu; ses oreilles ne sauraient entendre la voix du Corbeau, et il s'est joué de vous en vous racontant les fables qu'il a imaginé.
Il n'a aucun pouvoir. Rappelez-vous le passé. Quand il vous a fallu tuer vos chiens et les manger, alors que vos estomacs souffraient d'avoir pour toute nourriture des peaux d'animaux et les lanières de vos mocassins, alors que les vieillards et les femmes âgées s'endormaient du dernier sommeil, que les bébés mouraient, que tout était sombre autour de vous, que vous périssiez en grand nombre comme le saumon au moment du passage, et que la famine vous décimait, eh bien! le shaman est-il venu récompenser la peine de vos chasseurs? A-t-il donné de la viande à vos estomacs affamés? Je vous le répète, le shaman n'a aucun pouvoir; aussi, je lui crache au visage!
Quoique surprise par cette sorte de sacrilège, la foule ne fit entendre aucune protestation. Quelques femmes eurent peur mais, parmi les hommes, plusieurs semblèrent attendre un miracle.
Tous les yeux étaient fixés sur les deux figures centrales. Le prêtre-médecin sentit toute l'amertume de cette heure cruelle; son pouvoir allait lui échapper. Il ouvrit la bouche pour menacer, mais se recula bien vite devant l'attitude féroce, les poings levés et les yeux étincelants de Mackenzie.
Celui-ci ricana et reprit :
-Suis-je mort? La foudre m'a-t-elle frappé? Les étoiles sont-elles tombées du ciel pour m'anéantir?"
Jack London
Le fils du Loup
Phébus-libretto

mercredi 12 septembre 2012

Une voix de chambre à coucher



Elle n'avait pas l'air vraie. La trentaine éclatante, brune, très grande, cheveux longs dans le dos, l'oeil  immense et profond, grande bouche, lèvres siliconées mais pas par un chirurgien, par la nature, belle dents pour manger la chair vive, grandes boucles de gitane. Et gitanes étaient aussi la jupe et le chemisier gonflé par deux boules de tournoi international de pétanque. Elle n'avait pas l'air, mais elle était vraie!
Montalbano eut l'impression de la connaître, mais ensuite il comprit que c'était un souvenir visuel passque la femme aressemblait à une actrice de cinéma mexicaine des années 50 qu'il avait vue dans une rétrospective.
Montalbano l'écoutait, sous le charme. Elle avait une voix de chambre à coucher, impossible de la définir autrement. Il suffisait qu'elle dise bonjour et on pinsait immédiatement à des couvertures entortillées, des oreillers tombés à terre, des draps trempés de sueur odorant la cannelle.
L'accent espagnol qui ressortait quand elle parlait longtemps ajoutait son piquant.
-...Une carte postale, dit Dolores.
Montalbano, perdu derrière cette voix, s'était distrait, en pensant justement à des lits défaits, des nuits torrides avec un fond sonore de guitare.
-Pardon, vous dites?
Dolores se pencha en avant. Montalbano avait les bras posés sur le bureau. La femme appuya sa main, chaude comme si elle avait la fièvre, sur celle du commissaire, ses doigts se glissèrent sous les poignets de la chemise, lui caressèrent légèrement la peau avant de l'agripper.
-Aidez-moi, l'implora-t-elle.
-B...bon, dit Montalbano.

Andrea Camilleri
(Le champ du potier)
Traduction Serge Quadruppani
Fleuve Noir

mardi 11 septembre 2012

Autrefois



Autrefois il faisait jour jusqu'à minuit,
la pluie et la neige montaient du sol
au lieu de tomber du ciel. Les femmes étaient faciles.
Dès qu'on en voyait une, deux autres apparaissaient,
qui marchaient vers nous à reculons, en se déshabillant.
L'argent ne poussait pas parmi les feuilles des arbres,
mais autour des troncs, en ceintures de cuir de veau;
vous aviez seulement droit à vingt dollars par jour.
Certains hommes volaient comme des corbeaux, d'autres
couraient dans les arbres tels des tamias. Sept femmes
du Nebraska remontèrent le Missouri plus vite que
les dauphins mouchetés du cru. Les chiens basenjis
parlaient espagnol, mais tous préféraient s'en abstenir.
On exécuta quelques dirigeants politiques qui avaient trahi
la confiance des électeurs et les poètes durent se contenter
de quatre litres de bourgogne par jour. On ne mourait
qu'un jour précis de l'année et des choeurs mirifiques
montaient des cheminées d'hôpitaux où il y avait un âtre
en pierre dans chaque chambre. Certains pêcheurs apprirent
à marcher sur l'eau et, jeune garçon, je descendais les rivières
en courant, ma canne à pêche toute prête. Aux femmes en
mal d'amour il suffisait de porter des chaussures pointus ou
des gousses d'ail aux oreilles. Tous chiens et humains
devinrent de taille moyenne et bruns; à Noël tout le monde
gagnait les cent dollars de la loterie. Dieu et Jésus n'avaient
pas besoin de descendre sur terre, car ils y étaient déjà,
passant leurs nuits à monter des chevaux sauvages,
et les enfants avaient le droit de veiller tard pour les entendre
galoper dehors. Les meilleurs restaurants étaient des églises
où les Episcopaliens servaient de la cuisine provençale,
les Méthodistes de la toscane, etc. A cette époque, le pays
était plus large de deux mille miles, plus haut de mille.
Il y avait de nombreuses vallées inconnues où les tribus
indiennes vivaient en paix, bien que certaines aient choisi
de fonder de nouvelles nations dans les régions jusque-là
insoupçonnées situées à l'intérieur des traits noirs marquant
les frontières entre Etats. J'ai épousé une jeune Pawnee
lors d'une cérémonie organisée derrière la cascade habituelle.
Des ours assoupis présidaient les tribunaux, des oiseaux
chantaient les récits lumineux de lointains ancêtres aviaires
qui volent maintenant en d'autres mondes. Certains fleuves
étaient trop rapides pour être navigables, mais on les laissait
faire pourvu  qu'ils consentent à ne pas inonder la Conférence
de Des Moines. Les avions ressemblaient à des navires
aéroportés, dont les multiples ailes vibrantes jouaient
une sorte de musique de chambre en plein ciel. Des pieds-
d'alouette poussaient dans les canons des pistolets et,
chacun avait le droit de choisir sept jours dans l'année pour
les répéter à sa guise, bien que cette coutume ne fût pas
très populaire. A cette époque, le vide était sillonné de
fleurs tourbillonnantes et des animaux sauvages inconnus
assistaient aux enterrements à la campagne. En ville,
tous les toits étaient couverts de jardins potagers et floraux.
L'eau de l'Hudson était potable et une baleine à bosse
fut aperçue près de la jetée de la 42e rue, sa tête remplie
de sang bleu de la mer, sa voix soulevant les pas des gens
dans leur anti-défilé traditionnel, leur désordre inoffensif.
Je vais m'arrêter là. Toutes mes preuves ont disparu
lors d'un incendie, mais pas avant d'avoir été mâchées
par tous les chiens qui habitent la mémoire.
L'un après l'autre, ils hurlent au soleil, à la lune, aux étoiles,
pour tenter de les rapprocher à nouveau.

JIM HARRISON

jeudi 6 septembre 2012

Le polar est Amour (Fin)


La voiture se mit en marche.Cramponné des deux mains, Steve lança ses deux pieds en arrière, à la volée. Puis il se rétablit sur le marchepied. Par-dessus la tête de la fille, il envoya sa main, une main qui n'eut même pas le temps ni le réflexe de se refermer en poing, une main aux doigts raidis sur une grande gueule rouge.
La voiture avançait. Une des mains de la fille s'éleva, agrippa la volant pour maintenir la voiture en ligne droite le long d'une rue qu'elle ne voyait pas. Un homme lui tomba dessus. Steve l'extirpa de la voiture, le lacérant, lui arrachant des cheveux et de la peau. La voiture tangua, cognant contre une maison, nettoyant les attaquants. Les mains qui enserraient Steve lâchèrent prise, arrachant la plupart de ses vêtements. Il attrapa un homme debout sur le siège et le fit basculer dans la rue qui fuyait sous les roues. Puis il tomba à côté de la fille.
Des détonations claquèrent derrière eux. D'une maison devant laquelle ils passèrent, un fusil aboya et vida son chargeur sur eux, trouant le garde-boue.
Puis ils se trouvèrent dans le désert, doux et blanc comme un gigantesque lit d'hôpital.
Quels que fussent les poursuivants, ils étaient loin maintenant.
Très vite la jeune fille ralentit, puis arrêta la voiture.
-Rien de cassé ?demanda Steve.
-Non.Mais vous...
-Les morceaux sont encore bons, assura-t-il, donnez-moi le volant.
-Non, non! Vous saignez. Vous...
-Non, non! reprit-il en contrefaisant sa voix, continuons à rouler jusqu'à ce qu'on trouve quelque chose. Nous ne sommes pas assez loin d'Izzard pour nous sentir à l'abri.
Il avait peur de tomber évanoui dans ses bras, si elle essayait de panser ses plaies.
Elle remit la voiture en marche et ils roulèrent. Un grand besoin de dormir s'empara de lui. Quelle bagarre ! Quelle bagarre!
-Regardez le ciel, s'exclama-t-elle.
Il souleva ses paupières lourdes. Devant eux, au-dessus d'eux, le ciel s'illuminait, du bleu foncé au violet jusqu'au mauve, jusqu'au rose. Où ils avaient laissé Izzard, un monstrueux incendie embrasait le ciel, comme un diamant jette des feux.
-Adieu, Izzard, dit-il d'une voix endormie.
Puis il se cala confortablement dans le siège. Il regarda encore le ciel au-dessus de lui, d'un rose incandescent.
-Chez ma mère, dans le Delaware, les primevères du jardin ont parfois cette couleur-là. Je suis sûr que vous les aimerez.
Sa tête s'inclina sur l'épaule de la jeune fille et il s'assoupit.

Dashiell Hammett
Nightmare Town
(Un sale bled)
Photo : Gloria Grahame et Humphrey Bogart In a lonely  Place (le violent) Nicholas Ray-1950)

samedi 1 septembre 2012

Le polar est Amour (11)


-Elle est ici, me dit-il.
Elle était là. Je crois que je me souviendrai toujours de cette première rencontre. Je la vis toute droite dans la pénombre du couloir, avec ce chasseur d'hôtel de province, dans son costume de saltimbanque, qui s'appuyait légèrement contre elle, un sourire complice aux lèvres.
-Elle vaut le coup, hein, Toto? me demanda-t-il.
J'affirmai qu'elle valait le coup. Ca parut faire plaisir au chasseur et il me montra toute sa dentition. Ce n'était pas beau. Il me dit qu'il était heureux qu'elle me plaise parce qu'elle était ce qu'il y avait de mieux à Krotz Springs, et que Dieu seul pouvait savoir pourquoi elle avait échoué dans un petit village de pêcheurs sur les rives de l'Atchafayala, quand elle aurait pu facilement vivre à la Nouvelle-Orléans, ou à Memphis, ou n'importe où, avec des jambes comme ça, et ses manières, et tout.
Elle ne dit rien.
Elle avait les yeux d'un bleu lavande et les cheveux vigoureux, légèrement dorés comme de la crème, qui ondulaient largement sans boucler. Elle portait un béret bleu marine. Puis il y avait son visage et un long imperméable métallisé, tout mouillé, qui dégageait une odeur froide de moisi.
Puis ses jambes; là, le chasseur ne s'était pas trompé. Et puis ses pieds, courts, larges, gras comme ceux d'un bébé. Ses chaussures de daim marron, luisantes d'humidité, avaient dû coûter cher.
-Bon Dieu, donnez-lui donc son dollar, me dit-elle, sans que sa voix trahisse le moindre sentiment.
Je pris sur la commode un dollar et le donnai au chasseur. Ca me donna droit à un autre sourire affreux, puis il s'en alla. Elle entra et referma la porte. Nous nous retrouvâmes dans la chambre, ensemble, tout simplement. Avant, il n'y avait rien, et maintenant, on était tous les deux.
Après quatre mois de forage, c'est une rude joie de n'avoir plus de crasse dans les oreilles et de se trouver dans une chambre avec une jeune femme, qui semble habituée au luxe et qui a des yeux bleu lavande.
-Bonjour, dit-elle, toujours sans y mettre de sentiment.
Je dus sourire. Je me rappelle que sa moue maussade, à la Buster Keaton, n'allait pas avec la beauté de son visage. Mais pas du tout. Quand elle se laissa choir sur le drap du dessus, bien empesé, ça fit un craquement assez comique.
Je lui dis:
-J'aurais choisi pour mon pagne une serviette plus "habillée", si j'avais su qu'on allait faire des cérémonies.
-Je suis fatiguée, répondit-elle. (Elle avait gardé son imperméable métallisé et avait posé ses mains sur ses genoux.) Ne perdons pas de temps à blaguer.
-D'accord.
-Il ne faut jamais blaguer avec une putain fatiguée, dit-elle. Personne ne peut être aussi fatiguée qu'une putain fatiguée.



Elle m'examina de haut en bas. Pas pour m'évaluer, pas pour m'insulter.Mais comme on regarde une maison, ou une colline, ou une taupinière. Moi, ça ne me gênait pas. Je la regardais aussi, et je sentais la mince natte de fibre qui me grattait la plante des pieds, amollis par le bain. J'étais tenté (et ça me faisait rigoler intérieurement) de me présenter et d'engager une vraie conversation, de parler du pays et des gens qu'on connaît, en essayant de se trouver des relations communes. Je voulais lui expliquer pourquoi je ne portais qu'une serviette pour tout vêtement, lui dire que le chasseur m'avait mal compris, que ce qu'il me fallait, c'était une bonne grosse fille un peu stupide, une professionnelle. Pas une mince créature pleine d'assurance, avec une peau de la couleur des perles et du miel. Au lieu de tout cela, je lui versai un autre verre, dilué d'un peu d'eau tiède, cette fois.

La pluie tambourinait aux fenêtres et battait la toiture de zinc de l'hôtel. Elle tombait, tantôt par gros paquets hurlants, tantôt dans un murmure et parfois en crissements, comme du papier de verre qu'on frotte sur du bois. La fille but son second verre, se redressa et commença à se déshabiller.
Bientôt, nous étions tous les deux au lit, sous la lumière crue de l'ampoule.
Quand j'y repense, ce sont les détails les plus idiots qui me reviennent: la cambrure profonde et nerveuse de son dos, juste au-dessus des hanches. Son odeur de bébé, une odeur qui vous fuyait, dont vous n'étiez jamais sûr, même en vous approchant tout près. Les petits points bruns qui avaient l'air de flotter à la surface de ses yeux bleus lavandes quand je l'embrassais. Ses yeux grands ouverts et avertis. Mais sans expression. Les yeux d'un gourmet à qui on a donné un morceau de pain rassis, et qui le mange parce qu'il ne peut pas faire autrement, mais en le goûtant le moins possible.
Quand il n'y eut plus de whisky, je me rappelle m'être levé et avoir lancé une godasse sur l'ampoule. Et puis je me suis remis au lit. Elle me disait que je ne valais pas mieux qu'une putain, moi-même, que je faisais l'amour au rythme de la pluie sur le toit ; et c'était vrai, mais ça avait l'air tout naturel à ce moment-là. Et je me sentais tellement propre et savonné, tellement en harmonie avec l'univers tout entier, que j'avais l'impression de pouvoir  pleuvoir et lancer des éclairs, moi aussi, et envoyer au diable cette chambre couleur de fromage.

Elliott Chaze
Black wings has my angel
(Il gèle en enfer)
Série Noire n° 196
Photos : Robert Mitchum / Cape Fear (Les nerfs à vif) Jack Lee Thompson-1962
Scénario d'un certain John D. Mac Donald.
-Jane Greer / Out of the Past (La griffe du passé) Jacques Tourneur- 1947