mercredi 30 janvier 2013

La visite de Salomé


En entrant dans sa chambre, l'homme sourit. C'est un petit sourire d'enfant. Un de ces sourires qui veut dire enfin... maintenant, je suis tranquille.. ou autre chose du même ordre.
Il allume sa lampe de chevet et dirige le faisceau lumineux en direction de ses deux oreillers superposés.
Puis, toujours souriant, il adopte la position du lecteur couché. Il pousse un léger soupir avant d'attraper  sa tablette numérique. Il retourne l'oreiller du dessus, le tapote et finit par caler sa tête au centre.
En chaussant ses lunettes, il pense encore une fois qu'il est grand temps d'aller rendre visite à l'ophtalmo... mais, pour l'instant.
ON.
Les femmes turques, les grandes dames surtout, font très bon marché de la fidélité qu'elles doivent à leurs époux. Les farouches surveillances de certains hommes, et la terreur du châtiment sont indispensables pour les retenir. Toujours oisives, dévorées d'ennui, physiquement obsédées de la solitude des harems, elles sont capables de se livrer au premier venu, -au domestique qui leur tombe sous la patte, ou au batelier qui les promène, s'il est beau et qu'il leur plaît.

L'homme se redresse légèrement, fixe les touches de sa tablette un court instant et appuie sur le bouton où il est inscrit : Sound. Aussitôt, une douce musique orientale vient flotter dans la pièce. Sans comprendre un seul mot, l'homme déduit pourtant que le chanteur à la voix frêle souffre et qu'il tient à faire partager sa peine. L'homme pense que toutes les histoires d'amour sont douloureuses, même s'il n'a jamais vraiment souffert lui-même. Il reprend sa lecture.

Toutes sont forts curieuses des jeunes gens européens, et ceux-ci en profiteraient quelquefois s'ils le savaient, s'ils l'osaient, où si plutôt ils étaient placés dans des conditions favorables pour  le tenter.
Ma position à Stamboul, ma connaissance de la langue et des usages turcs,- ma porte isolée tournant sans bruit sur ses vieilles ferrures,- étaient choses fort propices à ces sortes d'entreprises; et ma maison eût pu devenir sans doute, si je l'avais désiré, le rendez-vous des belles désoeuvrées des harems.
Le lendemain soir, ma case était parée et parfumée, pour recevoir la grande dame qui avait désiré faire, en tout bien tout honneur,une visite à mon logis solitaire.

 Captivé par sa lecture, c'est d'un geste machinal que l'homme appuie sur la touche smelling de sa tablette numérique, sans quitter son précieux texte des yeux. Les parfums d'ambre et de cannelle viennent se mêler à la mélopée.

La belle Séniha arriva très mystérieusement sur le coup de huit heures, heure indue pour Stamboul.
Elle enleva son voile et le féredjé de laine grise qui, par prudence, la couvrait comme une femme du peuple, et laissa tomber la traîne d'une toilette française dont la vue ne me charma pas. Cette toilette, d'un goût douteux, plus coûteuse que moderne, allait mal à Seniha, qui s'en aperçut. Ayant manqué son effet, elle s'assit cependant avec aisance et parla avec volubilité. Sa voix était sans charme et ses yeux se promenaient avec curiosité sur ma chambre, dont elle louait très fort le bon air et l'originalité. Elle insistait surtout sur l'étrangeté de ma vie, et me posait sans réserve une foule de questions auxquelles j'évitais de répondre.
Et je regardais Séniha-hanum...

L'homme se redresse et pousse un long soupir. Il ôte ses lunettes et laisse son regard se promener dans la chambre : la commode, la coiffeuse et l'unique chaise branlante qui croule sous ses vêtements.
Il fronce les sourcils et rajuste ses lunettes. Il se concentre maintenant  de nouveau sur sa tablette. Il enfonce  tout d'abord la touche Pictures, puis, avec une grande dextérité, il pianote encore quelques secondes et choisit des images. Sur le mur face à lui, un petit meuble aux pieds torsadés recouvert de marqueterie fine vient s'afficher. Il choisit encore un grand narguilé avec un vase bleuté. Enfin, il cherche  le cliché sépia d'une beauté arabe prise au siècle dernier mais ne trouve qu'une représentation hollywoodienne. Il se demande si la femme qu'il voit maintenant se matérialiser sur son mur est bien Rita Hayworth. Sans trouver la réponse, il reprend son envoûtante lecture.

C'était une bien splendide créature, aux chairs fraîches et veloutées, aux lèvres entr'ouvertes, rouges et humides. Elle portait la tête en arrière, haute et fière, avec la conscience de sa beauté souveraine.
L'ardente volupté se pâmait dans le sourire de cette bouche, dans le mouvement lent de ces yeux noirs, à moitié cachés sous la frange de leurs cils. J'en avais rarement vu de plus belle, là, près de moi, attendant mon bon plaisir, dans la tiède solitude d'une chambre parfumée.

L'homme sursaute devant son petit écran devenu subitement noir.Il a beau appuyer frénétiquement sur toutes les touches, l'appareil refuse de revenir à la vie. Un dessin représentant une batterie barrée d'un épais trait rouge s'affiche au centre de l'écran.
La pièce est plongé dans un silence absolu. Quelque part, très loin, il entend un chien aboyer.
L'homme soupire profondément, se redresse et éteint sa lampe de chevet.

Julius Marx
(Sur une idée de Serge Quadruppani)
Le texte est extrait de Aziyadé de Pierre Loti.
Et c'est bien Rita Hayworth, sur la photo du film Salomé de William Dieterle en 1953.



mardi 29 janvier 2013

Livres...et autres vieilleries


Le téléchargement de livres? pourquoi pas...
Mais alors, comment effacer de sa mémoire la joie de dénicher, par exemple, cet exemplaire des Dames de Californie  datant de 1929 dans cette échoppe obscure d'une médina?
Comment renoncer à caresser le doux papier de soie qui protège encore l'oeuvre? Et enfin, pourquoi ne plus chercher, jamais, à tenter de déchiffrer le nom, inscrit au crayon d'une écriture droite et soignée sur la première page, du dernier propriétaire, et ne plus plonger son nez entre les pages jaunies, inégales et trop vite découpées  ?
Pourquoi bouder ce plaisir rare de lire encore des textes comme celui-là, avec cette langue presque incongrue aujourd'hui, remplacée par des verbes comme impacter ou des adjectifs morts à la tache.

"Je n'ai pu me soustraire à cette évocation. On jugera peut-être que la fin d'un archange n'avait pas sa place au seuil d'épisodes tout frivoles. Que m'importe! Ceux-là seuls qui n'ont pas puissamment vécu ne comprendront pas que la vie mêle tout et que l'on peut, dans une boite de nuit, devant une bouteille de mauvais alcool, caresser de beaux seins avec un coeur plein de mort.
J'irais plus loin. Il me semble que l'on ne peut saisir vraiment le goût amer, épais, de la tristesse et celui invincible, du plaisir que s'ils se suivent de près et parfois se confondent comme dans ces fruits que l'on mâche pour en exprimer à la fois l'âcreté et la fraîcheur."

Pour le plaisir, tout simplement  et si les livres meurent avec nous, après tout, qu'est-ce que ça peut bien faire.

"Tout en égayant leur promenade de calomnies qu'ils échangeaient posément, comme des pions de trictrac, les deux amis croisaient cette population nantaise qui, à sa bigarrure traditionnelle, ajoutait celle des temps nouveaux: aux calfats se joignaient les gardes nationaux, aux pilotes espagnols, aux capitaines anglais, aux mousses portugais, aux esclaves de couleur, aux négociants bataves, aux coqs, aux matelots, aux écailleuses d'huîtres venaient se mêler les maraudeurs, les vivandières, les orateurs de faubourg, les hommes à idées.
On entendait, par-dessus les têtes, les détonations de la limonade et les airs dansants des joueurs de musette."

Achevé d'imprimer le 29 janvier 2013 par moi-même, quelque part en Tunisie.
Julius Marx
Texte 1 : Les dames de Californie (Joseph Kessel -1929- Gallimard)
Texte 2 : Parfaite de Saligny (Paul Morand-1958- La Petite Ourse)



vendredi 25 janvier 2013

Le Polar est Parodique


La femme penchée sur le tonneau de bois au pied de la gouttière mesurait près d'un mètre quatre-vingt-cinq et pesait plus de cent cinquante kilos. Elle tournait le dos à Hammett, qui remontait l'allée envahie de mauvaises herbes en direction de la ferme blanche; de gros bourrelets de graisse dure chevauchaient les os de son bassin, sous la blouse à carreaux délavée.
-Madame Heloïse Kuhn?
-Hein?
Les énormes fesses lunaires tressautèrent quand elle se redressa, surprise, et se retourna pour lui faire face.
-Qui la demande?
Elle avait une petite bouche en bouton de rose au-dessus de trop de menton et de méchants raisins de corinthe luisaient derrière les lunettes à monture carrée.
-Hammett. Assurances Homemaker.
-J'en veux pas.
Il la contourna pour passer de l'autre côté du tonneau. Elle noyait un chaton. L'eau bouillonna un instant autour de ses avant-bras épais. Les lèvres en bouton se pinçaient de plaisir. Une minuscule patte griffue traça un arc désespéré de lignes parallèles rouges sur sa peau.
-Salaud, marmonna-t-elle tout bas.
Elle cogna violemment la petite tête sombre contre le bord du tonneau . Hammett vit briller l'os sous la fourrure trempée du crâne délicat, tandis qu'elle renfonçait le chaton sous l'eau. Quatre autres petits cadavres, leur maigreur soulignée par les poils plaqués, gisaient dans l'herbe au coin de la maison.
-Les chatons, c'est moins amusant quand on noie pas leur mère avec.
-Ouais, fit Hammett.
Il s'était cassé un ongle contre le rebord du tonneau.
Elle fit claquer son mauvais dentier pour le remettre en place.
-Assurances, vous dites? Pour payer des dommages?
-Pour chercher un témoin, madame Kuhn. Nous pensons que votre bonne a vu une voiture renverser une femme en ville, il y a dimanche quinze jours, et...
La grosse femme se mit à rire. Tout son corps y participait, telles des vagues rebondissant de part et d'autre d'une baignoire.
-J'ai l'air d'avoir une bonne ici, dites voir?
-Lillian Tam Fong, Mineure orientale.
-Je voudrais pas de Chinetoques chez moi.
L'énorme femme lui enfonça dans la poitrine un index encore mouillé.
-Feriez mieux de ficher le camp d'ici si vous voulez pas d'ennui. Y a pas de Chinetoques chez moi, y'en a jamais eu, y'en aura jamais.
-Alors vous permettez que je jette un coup d'oeil?
Il gravit les vieilles marches du perron, gagna la porte treillissée qui donnait dans la pièce de façade. Le grillage rouillé pendait dans le cadre. Quand il l'atteignit, la femme parla derrière lui:
-Faites pas ça.
Il la regarda ; elle était toujours immobile près du tonneau.
-Qu'est-ce que vous allez faire? Noyer un autre chaton?
Joe Gores
Hammett (Carré Noir n°449)
Photo : Shelley Winters et Elisabeth Hartman (A Patch of Blue- Guy Green-1965)

mercredi 23 janvier 2013

Alors, et la Tunisie ?


Pour tenter (je dis bien tenter) de comprendre la situation politique ici, en Tunisie, il faut peut-être s'inspirer, par exemple, de la circulation routière.
Si, tranquillement installé dans son auto, le chauffeur distrait se permet de jeter un bref coup d'oeil sur sa droite , aussitôt, un petit malin bien inspiré s'engouffre dans la faille.
Au contraire, si notre distrait choisit la gauche, il y a fort à parier, qu'immédiatement, un autre opportuniste  va glisser son bolide dans le couloir laissé provisoirement vacant.
C'est probablement pour cette raison que la quasi-totalité des usagers de la route circule en plein centre de la chaussée.
Et puis, il y a le rond-point ; le lieu improbable où toutes les voitures se donnent rendez-vous. Ici, nous les appelons les No man's land . C'est une sorte de république bananière sans foi ni loi  où tous les coups sont permis. C'est une lutte permanente où celui qui klaxonne le plus fort fait entendre raison aux plus faibles, où celui qui a la chance de posséder une grosse cylindrée  écrase sans aucun remords les rêveurs et les quelques cinglés qui respectent encore les règles.
Il y a bien la police me direz-vous? Certes, mais sachez-le, nos hommes en noir sont très occupés à traquer les véhicules libyens, tous soupçonnés de cacher des armes...Alors..
Mais, il y a un autre petit jeu très à la mode en ce moment on pourrait le nommer le baccara  tunisien.
Les règles sont on ne peut plus simples;  tentez de refilez ses vieux billets avec le trop fameux chiffre 7 pour les plus récents imprimés par le gouvernement. Car, voyez-vous, on raconte qu'après le 31 janvier les anciens billets ne seront plus valables.Ainsi, il n'y aura plus que les collectionneurs et les amoureux du violet pour se souvenir du temps passé. Mais, on raconte tant de choses...
S'il y a une population qui ne s'occupe pas de politique c'est bien celle des mendiants.Ce matin, une femme est entrée dans le super-marché pour quémander une petite pièce aux clients.La situation était assez rare jusqu'ici pour en étonner plus d'un. Dans la file d'attente aux caisses, quelques touristes retraités en short ont fait semblant d'être très occupés,d'autres se sont subitement intéressé à la charpente métallique du plafond pendant que les femmes présentes conspuaient l'intruse en riant.
C'est ce rire qui m'a profondément déçu. Je sais qu'il n'était pas tunisien.
Sirotant mon café, je regarde par la baie vitrée ce crépuscule méditerranéen qui transforme en quelques secondes à peine ces palais hérissés d'antennes jusque-là dorés en tristes fantômes sombres.
Julius Marx

lundi 21 janvier 2013

La femme vodka


L'anniversaire !
Le roulis des mots inutiles...
Sur la petite chaise, le bras de ce fauteuil vaguement Voltaire
ou sur la bouche du canapé orange, rien...
Ni heureux, ni malheureux,
Je prends subitement conscience que je ne suis pas là.
Comme la dame pipi, le monsieur du vestiaire,
le type arrivé le matin même par l'express de Moscou.
Ils continuent à bavarder dans leur langue de jeunes,
avec leurs mots hybrides, leurs lèvres parfaites, leurs dents blanches.
Déjà heureux de leur vie qui s'annonce,hébétés, sous le charme de leurs projets.
Je fume, dans la brume, hors du monde.
Non, je n'irais pas sur le balcon.
Je suis trop vieux maintenant pour changer quelque chose.
Excitation. Quelqu'un rit, un autre renverse ses haricots sauce tomate sur ses genoux,
et celui-ci, écoutant celle-là, qui prend la pose comme sur la une d'un hebdomadaire télé,
la main sous le menton, les paupières mi-closes.
J'emmène ma brume vers la bibliothèque,
je classe, je trie, je répertorie, je me prépare à un autodafé.
Et puis, la femme surgit dans mon champ d'action,
une petite bouteille verte dans sa main droite, une longue branche de céleri dans l'autre.
Elle grignote, me parle de son mari absent, pour raisons professionnelles, bien entendu.
L'homme fait le commerce de la vodka, est-ce que je veux goûter?
Je vois des flammes dans ses yeux, un petit verre qui apparaît dans sa main.
Je bois.
D'abord, des dégâts superficiels puis, des fleurs, des sentiments.
Le ciel s'allume, je reste immobile, les deux pieds dans les livres.
Je cherche la lune au milieu des étoiles, la Grande Ours, la Croix du Sud !
Je suis uniquement attaché à ce monde par la grâce d'une petite bouteille verte.
Combien de temps me reste-t-il?
Julius Marx




vendredi 18 janvier 2013

La Sainte trinité
















Ouvrir un bouquin de Jim Harrison, c'est se préparer à lire la lettre d'un ami proche. Un de ces amis qui donne de ses nouvelles, parle de sa vie, de ses amours, de ses balades au bord de la rivière et aussi de ses cuites mémorables. A la fin de sa lettre, il écrit toujours invariablement la même phrase ; une phrase du type " ouais... d'accord, mais combien de temps encore ça va durer tout cela?"
Dans Grand Maître, son dernier roman, le personnage principal est un inspecteur qui vient de prendre une retraite méritée. La retraite, c'est souvent la période où l'on s'interroge sur son passé et du même coup son avenir, qu'on espère radieux, même si l'inspecteur Sanderson n'emploierait jamais ce genre d'adjectif minable.
Il ne cherche pas à rétablir l'ordre du droit. Non, Sanderson vise beaucoup plus haut ; il veut simplement résoudre l'équation suivante : Sexe-Argent -Pouvoir. Une équation qui colle tellement bien à la société américaine.
 Celui qui cristallise  la réaction du héros, est un gourou obsédé sexuel que l'inspecteur va traquer jusque dans sa tanière, comme on traque une bête sauvage, en tâchant d'anticiper, voir de comprendre, ses réactions. Dès la première page, l'auteur nous prévient que son roman est un faux roman policier.Nous le déduisons assez vite en observant que  l'intrigue tient beaucoup moins de place que les états-d'âme de son personnage principal. Le duel final étant presque occulté, pour revenir vite fait à la vie de Sanderson.
Même si le résultat de sa quête n'est pas clairement exprimé, on peut  tout de même en déduire que, d'après Saint-Sanderson , seul le sexe est encore accessible à tous et totalement gratuit ,même si ses expériences se révèlent  catastrophiques ( son seul amour l'a quitté, il reluque une fille mineure, il est accusé de sodomie et un caïd de la drogue a promis de lui couper la tête s'il continue de fréquenter sa soeur.)
Côté influence, on pense bien sur à  la Sainte trinité : Hem, Richard Hugo et Norman Maclean.
Comme le flic de  La mort ou la belle vie  de Richard Hugo , Sanderson  a fait ses classes à Détroit et espère bien couler maintenant des jours heureux dans son bled du Michigan. Il taquine la bouteille à une cadence Hemingwayenne et pêche la truite de rivière comme son modèle Norman.
Exceptionnellement, nous pouvons dire que la Sainte trinité compte aujourd'hui 4 membres. Une grande famille unie dans la débauche, la poésie, et la mouche fabriquée de manière artisanale.
Julius Marx

mardi 15 janvier 2013

Rien (Fin)


Il se lève en grommelant pour s'en aller. Finalement, ma foi, ce n'est qu'un des cas qu'il lui arrive si souvent de rencontrer, quand il est de garde dans les pharmacies de nuit. Un peu plus triste que les autres peut-être, quand on songe que probablement, qui sait? c'était un poète pour de vrai, ce pauvre garçon. Mais en ce cas, tant mieux pour lui qu'il soit mort.
-Ecoutez, dit-il au vieux qui s'est levé aussi pour reprendre sa bougie. Ce monsieur qui vous faisait des reproches et qui est venu me déranger à la pharmacie doit vraiment être un imbécile. Attendez, laissez-moi parler. Non point parce qu'il vous a fait des reproches, mais parce que je lui ai demandé s'il était marié et qui m'a répondu que oui mais sans pousser un seul soupir. Vous comprenez?
Le vieux le regarde bouche bée. De toute évidence il ne comprend pas. Mais sa femme comprend,elle, et regimbe:
-Parce que, d'après vous, on devrait soupirer quand on dit qu'on a une femme?
Et le docteur Mangoni, du tac au tac:
-Comme j'imagine que vous soupirez, madame, quand on vous demande si vous avez un mari.
Et il le lui montre et il reprend:
-Pardon,si ce jeune homme ne s'était pas tué, vous lui auriez donné votre fille en mariage, n'est-ce pas?
La femme le regarde de travers un moment,puis, comme pour le provoquer, lui répond:
-Pourquoi pas?
-Et vous les auriez hébergés chez vous, n'est-ce pas? demande encore le docteur Mangoni.
Et la femme, de nouveau :
-Et pourquoi pas?
-Et vous, demande encore le docteur Mangoni tourné vers le vieux mari, vous qui vous y connaissez en tant que professeur de lettres en retraite, vous lui auriez conseillé de publier ses poésies?
Pour ne pas être en reste avec sa femme, le vieux répond à son tour:
-Pourquoi pas?
-Alors, conclut le docteur Mangoni, je le regrette mais il faut  que je vous dise que vous êtes au moins deux fois plus bêtes que ce monsieur.
Et il se retourne pour s'en aller.
-Peut-on savoir pourquoi? lui crie  dans le dos la femme, une vraie vipère.
Le docteur Mangoni s'arrête et lui répond posément:
-Permettez. Vous admettrez avec moi que ce pauvre garçon rêvait de gloire puisqu'il faisait des vers. Pensez un peu ce qu'il  en aurait été, de cette gloire, s'il avait publié ses poésies. Une pauvre, une inutile brochure de vers. Et l'amour? L'amour, la chose la plus vive et la plus sacrée qu'il nous soit permis d'éprouver sur terre. Qu'en aurait-il été? L'amour: une femme. Moins que cela, une épouse: votre fille.
-Oh! oh! menace la femme, les mains tout près de sa figure. Prenez garde à ce que vous dites de ma fille!
-Je n'en dis rien, s'empresse de protester le docteur Mangoni. Je me l'imagine très jolie certes et parée de toutes les vertus. Mais une épouse tout de même, chère madame, qui au bout d'un certain temps,mon Dieu nous le savons bien, la misère et les enfants aidant, en serait arrivée là... Et le monde, dites un peu? Le monde où je vais me perdre avec ce pied qui me fait si mal, le monde, voyez, voyez un peu, chère madame, à quoi il se serait réduit! A une maison, à cette maison. Vous comprenez?
Et avec des détentes de mains, comme de curieux gestes de nausée et d'indignation il s'en va en grommelant :
-Des livres! des femmes! Une maison...parlez-m'en...Rien..rien...rien... Démissionnaire !
Démissionnaire! Rien.


Bon, voici donc la fin de cet étrange affrontement poétique entre l'ironie et le tragique De ce jeu constant entre la comédie et le mélodrame, la mélancolie et l'humour corrosif.
L'âme du Sud  apparaît  tout entière dans ce texte court. Avec le cocher qui n'hésite pas à satisfaire un besoin pressant à deux pas du bâtiment d'une respectable institution comme la douane. Mais aussi, bien entendu, dans le personnage même du docteur Mangoni qui refuse le monde tel qu'il est, lui préférant l'hospice pour le gîte et le couvert et une oisiveté maîtrisée  plutôt que les  honneurs et  la respectabilité.
Et puis, il y a ce style qui balance lui aussi entre l'extrême précision des descriptions (les faits et gestes  des différents protagonistes nous sont livrés avec une rigueur et une écriture quasi-cinématographique) et une poésie rare.
Dans l'autre versant du texte , on peut lire des phrases  poétiques comme " Le docteur Mangoni se tourne de nouveau vers la tristesse de ce lit vide". Ou bien encore, ce passage illustrant encore plus précisément cette dualité comme : " Dans la haute nuit, la lune. Le docteur Mangoni se l'imagine, comme il l'a vue tant de fois en errant le long de rues écartées alors que les hommes dorment et ne la voient plus, plongée dans l'abîme et comme égarée au faîte des cieux."
Ce réalisme-poétique à la fois glacial et brûlant, c'est le Sud tout entier.
Julius Marx
Photo Marie-hélène Cingal / Flickr
Buste  de Pirandello (Palerme)
Pirandello est né à Agrigente  au lieu-dit "Le Caos" !

lundi 14 janvier 2013

Rien (suite 4)



Il fallait donc le laisser mourir sans assistance ? redemande le vieux placidement. Savez-vous pourquoi il s'est mis en colère? Parce qu'il soupçonne, qu'il dit, que ce pauvre garçon était un bâtard de son frère.
-Et il nous l'avait flanqué là, reprend sa femme.-Elle saute de nouveau sur ses pieds en proie à la colère ou à l'émotion.- Là...Pour faire naître ce drame qui n'en finira plus maintenant parce que ma fille, l'aînée, est tombée amoureuse de lui, vous comprenez. Quand elle l'a vu mourir, quelle scène! Comme une folle elle l'a pris à bras-le-corps et l'a emporté avec son frère, le long de l'escalier, dans l'espoir de trouver une voiture dans la rue. Peut-être en ont-ils trouvé une? Regardez mon autre fille, comme elle pleure.
En entrant, le docteur Mangoni à déjà entrevu dans la salle à manger contiguë une grosse fille blonde, échevelée  absorbée dans sa lecture les coudes sur la table, la tête entre les mains.Elle lit et pleure, oui, mais avec son corsage déboutonné et les rondeurs roses du sein exubérant presque entièrement découvertes sous la lumière jaunâtre de la suspension.
Le vieux père, vers lequel le docteur Mangoni complètement dérouté, se tourne, a des gestes de grande admiration. A cause des seins de sa fille? Non, parce que sa fille est en train de lire au milieu de ce flot de larmes. Les poésies du jeune homme.
-Un poète, s'exclame-t-il. Un poète! Si vous entendiez ça... Je m'y connais, puisque je suis professeur de lettres en retraite. C'est un grand, très grand.
Et il s'en va chercher quelques-unes de ces poésies mais sa fille, furieuse, les défend de peur que sa soeur aînée , de retour de l'hôpital avec son frère, ne les lui laisse plus lire, car elle veut les garder jalousement pour elle, comme un trésor dont elle seule doit hériter.
-Au moins quelques-unes que tu as déjà lues, insiste timidement le père.
Mais la fille penchée, couvrant les papiers de son sein, tape du pied et crie: "Non!" Puis elle les ramasse,  les presse de nouveau sur sa poitrine découverte avant de les emporter dans une autre pièce, là-bas.
Alors, le docteur Mangoni se tourne de nouveau vers la tristesse de ce lit vide qui rend sa visite inutile, puis il lance un coup d'oeil à la fenêtre qui malgré le gel nocturne est restée ouverte dans cette chambre lugubre pour que la puanteur du charbon s'évapore.
La lune éclaire l'embrasure de cette fenêtre. Dans la haute nuit, la lune.Le docteur Mangoni se l'imagine, comme il l'a vue tant de fois en errant le long de rues écartées alors que les hommes dorment et ne la voient plus, plongée dans l'abîme et comme égarée au faîte des cieux.
Le dénuement sordide de cette pièce, de cette maison tout entière qui n'est qu'une des innombrables  maisons des hommes, où ballottent, tentatrices, histoire de perpétuer la misère oiseuse de la vie, deux mamelles de femme comme celles qu'il vient d'entrevoir sous la lumière de la suspension dans l'autre pièce, l'envahit tout à la fois d'un découragement si glacial et d'une irritation si âcre qu'il ne lui est plus possible de rester assis.
(A suivre)

L'image illustrant ce chapitre d'une poésie rare est celle de Dino Campana ( Le poète italien des années 20)

vendredi 11 janvier 2013

Rien (suite 3)



Un escalier sombre qui a l'air d'un antre escarpé sinistre, humide, fétide.
-Ahi! malédiction! Bon sang de bon sang...
-Qu'est-ce que c'est? Vous vous êtes fait mal?
-Au pied. Ahi ! Ahi ! N'auriez-vous pas une allumette?
-Zut! je cherche la boite. Je ne la trouve pas.
A la fin, une lueur provenant d'une porte ouverte sur le palier de la troisième rampe.
Le malheur, quand il entre dans une maison, a ceci de particulier, qu'il laisse la porte ouverte de sorte que n'importe quel étranger peut s'introduire et y fourrer son nez.
Le docteur Mangoni suit en boitant le monsieur qui traverse une petite pièce sordide éclairée par une lampe à pétrole blanche, par terre, à côté de l'entrée, puis sans demander l'autorisation s'engage dans un corridor sombre, à trois portes, deux fermées et l'autre au fond, ouverte et faiblement éclairée. Il souffre. A cause de la douleur que lui cause son pied tordu, comme il se découvre le ballon d'oxygène entre les mains, la tentation lui vient de le flanquer dans le dos du monsieur, mais il le pose par terre, s'arrête, s'appuie au mur d'une main et de l'autre se serre fortement le coup-de-pied en essayant de remuer le pied de tous côtés, les traits contractés.
Entre-temps, dans la pièce du fond, une dispute éclate qui sait pourquoi entre ce monsieur et les locataires. Le docteur Mangoni lâche son pied et il est sur le point d'aller voir ce qui se passe quand le monsieur en tourbillon, se précipite sur lui:
- Oui, oui, des imbéciles! des imbéciles !des imbéciles!
Il a juste le temps de l'éviter, il se retourne et le voit buter dans le ballon d'oxygène.
-Doucement, doucement, je vous en prie.
Il s'agit bien de douceur! L'autre envoie un coup de pied dans le ballon, se retrouve dans les jambes, va tomber de nouveau, et tout en jurant se sauve tandis que sur le seuil de la pièce au fond du corridor, apparaît un bonhomme trapu, l'air emprunté, en pantoufles, un calot sur la tête, une grosse écharpe en laine verte autour du cou d'où émerge une grosse face enflée et violacée  qu'éclaire une bougie qu'il tient à la main.
-Pardon...alors, que je dis, il valait mieux le laisser mourir ici en attendant le médecin.
Le docteur Mangoni pense qu'il s'adresse à lui et répond:
-Eh bien, me voici, c'est moi.
Mais l'autre brandit la main qui tient la bougie, l'observe, et comme abasourdi lui demande:
-Vous? Qui?
-Ne parliez-vous pas du médecin?
-Le médecin? Quel médecin? s'insurge une voix criarde de femme dans la pièce, là-bas.
Et l'on voit se précipiter dans le corridor la femme de ce digne vieillard en pantoufles et en calot, trépidante, avec une tignasse grise frisée et ébouriffée, les yeux brouillés de fumée, fardée de façon obscène, qui frémit devant lui convulsivement. Relevant la tête de côté pour regarder, elle ajoute, impérieuse:
-Vous pouvez vous en aller! Vous pouvez vous en aller! On a plus besoin de vous! Il allait mourir et nous l'avons fait transporter à l'hôpital.
Et avec une tape brutale sur le bras de son mari :
-Mets-le à la porte!
Le mari pousse un hurlement et sursaute parce que ainsi frappé, des gouttes de bougie lui sont tombées sur les doigts.
-Hé, doucement, nom de nom!
Le docteur Mangoni proteste sans s'indigner autrement qu'il n'est ni voleur ni assassin pour qu'on le mette à la porte de cette façon, que s'il est venu, c'est bien parce qu'on est passé le prendre à la pharmacie, que pour l'heure, il n'y a gagné qu'un pied tordu, ce pourquoi il demande qu'on le fasse asseoir un instant.
-Vous avez raison, venez, asseyez-vous, monsieur le docteur, s'empresse de dire le vieux en le conduisant  dans la pièce du fond pendant que sa femme la tête encore levée de travers pour regarder à la façon d'une poule en colère, le dévisage, impressionnée par cette barbe farouche montant jusque sous les yeux.
-Attention, hein! fait-elle radoucie en guise d'excuse. Si pour avoir bien agi, il faut encore entendre des reproches...
-Oui, des reproches, ajoute le vieux en fourrant la bougie allumée dans le bougeoir sur la table de nuit à côté du lit vide, défait, dont les oreillers gardent encore l'empreinte de la tête du jeune suicidé. Tranquillement, il ôte les gouttes de bougie et poursuit:
-Parce que, ma foi non, n'est-ce pas? il ne fallait pas l'emmener à l'hôpital, il ne fallait pas...
-Il était tout noir, crie sa femme en sursautant. Ah! cette figure. on l'aurait dit sucée de l'intérieur. Et ces yeux! Et ces lèvres, noires, qui découvraient tout juste les dents, ici et ici. De moins en moins de souffle...
Et elle se cache la figue dans les mains.
(A suivre)

jeudi 10 janvier 2013

Rien (suite 2)



-Un pauvre jeune homme qui m'avait été tellement recommandé par l'un de mes frères, pour que je trouve à le caser. Eh oui, vous comprenez? Comme si c'était facile! Aussitôt dit aussitôt fait. L'éternelle histoire. On dirait qu'ils vivent dans un autre monde, les provinciaux; ils s'imaginent qu'il suffit de venir à Rome pour trouver un emploi: aussitôt dit aussitôt fait. Même mon frère, mais oui! Un signalé service qu'il m'a rendu là. Un de ces habituels déclassés, fils d'un fermier mort il y a deux ans au service de mon frère. Il rapplique à Rome, Pour quoi faire? Rien, le journaliste, dit-il . Il me présente ses titres:
Le baccalauréat et une ribambelle de vers. Il me dit :" il faut que vous me trouviez une place dans un journal quelconque." Moi? une histoire à dormir debout! Je me mets aussitôt en mouvement de droite et de gauche pour lui faire obtenir son rapatriement par la police. Mais entre-temps, pouvais-je le laisser sur le pavé, la nuit? Presque nu qu'il était, mort de froid, avec un misérable petit complet en toile qui flottait autour de lui, et deux ou trois lires en poche, pas davantage. Je l'héberge dans un de mes appartements, ici, à San Lorenzo, loué à certaines gens... passons! Des miséreux qui sous-louent deux chambres meublées. Ils ne me paient pas leur loyer depuis quatre mois. J'en profite: je le fourre là-bas.
Bon! Cinq jours passent; pas moyen d'obtenir la feuille de rapatriement au commissariat central. Ces employés si pointilleux! Comme les oiseaux vous savez? Ils font caca un peu partout, pardon, hein. Pour vous remettre cette feuille, il faut d'abord faire je ne sais quelles démarches là-bas, au pays puis ici, à la police. Passons! ce soir, j'étais au théâtre, au Nazionale. Je vois arriver, épouvanté, le fils de ma locataire qui venait m'appeler à minuit et quart, parce que ce malheureux s'était enfermé dans sa chambre avec un brasero allumé. Depuis sept heures du soir, vous comprenez.
A ce moment, le monsieur se penche pour regarder au fond de la voiture; pendant son récit le docteur n'a pas donné signe de vie. Dans la crainte qu'il ne se soit rendormi, il répète plus fort:
-Depuis sept heures du soir!
-Ce petit cheval trotte vraiment bien, dit alors le docteur Mangoni, allongé voluptueusement dans la voiture.
Le monsieur demeure pantois comme s'il avait reçu un coup de poing sur le nez, dans le noir.
-Excusez-moi, docteur, avez-vous entendu?
-Mais oui, monsieur.
-Depuis sept heures du soir. De sept heures à minuit, cinq heures.
-Exact.
-Il respire tout de même, vous savez. A peine, à peine... Il est tout recroquevillé et...
-Quelle veine. Il y a ... attendez...trois...non que dis-je trois, il y a au moins cinq ans que je ne suis pas monté dans une voiture. Ce que c'est bon!
-Pardon, mais je vous parle...
-Parfaitement, monsieur, mais écoutez-moi, l'histoire de ce pauvre malheureux, que voulez-vous que ça me fasse?
-Pour vous dire que voila cinq heures...
-Ca va! Nous verrons. Pensez-vous lui rendre service en ce moment ?
-Comment ça?
-Mais oui, je vous demande bien pardon. Une blessure au cours d'une bagarre, une tuile qui vous tombe sur la tête, un accident quelconque...prêter son aide, appelez le médecin je comprends.Mais un pauvre homme, excusez-moi, qui tout doux tout doux se couche pour mourir.
-Comment ça ? répète de plus en plus ahuri le monsieur.
Et le docteur Mangoni, le plus placidement du monde:
-Ecoutez-moi! L'essentiel, il l'avait fait, le pauvre. Au lieu de s'acheter du pain, il s'était acheté du charbon. Il aura barricadé sa porte, j'imagine, et bouché tout les trous; peut-être aura-t-il pris un peu d'opium d'abord? Il y a cinq heures de cela, et vous, au meilleur moment, vous allez le déranger.
-Vous plaisantez? crie le monsieur.
-Que non, que non! je suis on ne peut plus sérieux.
-Fichtre! fait l'autre en sursautant. C'est moi me  semble-t-il qui ai été dérangé. On est venu m'appeler...
-Je comprends, oui, au théâtre.
-Fallait-il le laisser mourir? En ce cas, d'autres embêtements, n'est-ce pas? Comme s'il ne m'avait pas  donné assez de tintouin. Ces choses-là, on ne les fait pas chez les autres, excusez...
-Ah certes! Quant à cela, vous avez raison, reconnait en soupirant le docteur Mangoni. Il pouvait bien aller mourir sans casser les pieds aux autres, dites-vous. Vous avez raison. Mais le lit est une tentation, vous savez. Une tentation! Mourir par terre comme un chien... Permettez de dire ça à quelqu'un qui n'en a pas!
-De quoi?
-De lit.
-Vous?
La réponse du docteur Mangoni se fait attendre. Puis lentement, sur le ton de celui qui répète quelque chose qu'il a dit tant de fois:
-Je dors où je puis. Je mange quand je puis. Je m'habille comme je puis.
 Et tout de go il ajoute :
-Ne croyez pas que cela me tracasse, ma foi non! Je suis un grand homme, moi, vous savez! Mais démissionnaire.
Devant ce type de médecin sur lequel il vient de tomber, par hasard, la curiosité du monsieur s'éveille, et il rit en demandant :
-Démissionnaire? Que voulez-vous dire par démissionnaire?
-Que j'ai compris à temps,cher monsieur, qu'il ne fallait tenir à rien. Et même que plus on s'échine à devenir grand et plus on devient petit. Forcément. Pardon, êtes-vous marié?
-Moi? Oui, monsieur.
-Il me semble que vous venez de soupirer en disant: oui monsieur.
-Mais non, je n'ai pas soupiré du tout.
Bon, passons.Si vous n'avez pas soupiré, n'en parlons plus.
Et le docteur Mangoni se pelotonne de nouveau au fond de la voiture, montrant par là qu'il ne lui semble plus utile de continuer la conversation. Ce qui vexe le monsieur.
-Pardon, ma femme n'a rien à voir là-dedans.
A ce moment, le cocher se retourne pour demander :
-En somme, où est-ce? Un peu plus nous serions au cimetière de Verano.
-Hou, déjà! s'écrie le monsieur. Il faut rebrousser chemin, nous avons dépassé la maison depuis pas mal de temps.
-Dommage de rebrousser chemin, fait le docteur Mangoni, quand on était presque au but.
Et le cocher rebrousse chemin en jurant.
(A suivre)

mercredi 9 janvier 2013

Rien (suite 1)


Le laboratoire de la pharmacie au plafond bas, tout en rayons et en étagères, est presque plongé dans le noir et empeste les relents de médicaments. Une veilleuse crasseuse allumée devant une image sainte sur la corniche de l'étagère, en face de l'entrée, semble ne pas même avoir envie de s'éclairer. Au milieu, la table, encombrée de flacons, vases, balances, mortiers et entonnoirs empêche tout d'abord de voir si sur le petit divan fatigué, sous cette étagère en face de l'entrée, le médecin de garde est encore en train de dormir.
-Le voici, il y est, dit le garçon de la pharmacie en montrant un énorme individu qui dort péniblement, recroquevillé et engoncé dans son complet, la figure écrasée contre le dossier.
-Appelez-le, bon sang!
-Hé, c'est vous qui le dites! Il est capable de me flanquer un coup de pied, vous savez.
-Mais c'est un médecin, non?
-Un médecin,oui. Le docteur Mangoni.
-Et il flanque des coups de pied?
-Vous comprenez, le réveiller à cette heure...
-Alors, c'est moi qui vais l'appeler.
Et le monsieur, résolument, se penche sur le divan et secoue le dormeur.
-Docteur! Docteur!
Le docteur Mangoni grommelle dans sa grosse barbe embroussaillée qui envahit ses joues presque sous les yeux puis serre les poings sur sa poitrine et se soulève sur le coude pour s'étirer; à la fin, il s'assied, penché, les yeux encore fermés sous des sourcils tombants. Une jambe de pantalon remonte sur son gros mollet et découvre son caleçon de toile serré à l'ancienne par une cordelette sur une chaussette très ordinaire en coton noir.
-Docteur, tout de suite, je vous en prie,fait le monsieur impatient. Un cas d'asphyxie ...
-Au charbon? demande le médecin en se tournant mais sans ouvrir les yeux.
Il lève une main en un geste mélodramatique et s'évertuant à extraire sa voix d'une gorge encore endormie, il fredonne vaguement l'air de "La Gioconda":


-Un suicide? Dans ces fiiiers moments...
Le monsieur esquisse un geste de stupeur et d'indignation. Mais aussitôt, le docteur Mangoni renverse la tête et commençant à ouvrir un oeil :
-Pardon,dit-il, quelqu'un de votre famille?
-Ma foi non! Mais je vous en prie, dépêchez-vous! Je vous expliquerai en chemin. J'ai une voiture. Si vous avez quelque chose à prendre...
-Oui, donne-moi...donne-moi...se met à dire le docteur Mangoni au garçon tout en essayant de se lever.
-Je m'en charge, je m'en charge, docteur, répond celui-ci en tournant le bouton électrique et s'affairant tout à coup avec un empressement qui impressionne le chaland nocturne.
Le docteur Mangoni tord la tête comme un boeuf qui se disposerait à cogner, pour s'abriter les yeux de la brusque lumière.
-Bien, mon petit gars, mais tu m'aveugles, dit-il. Oh! et mon casque, où est-il?
Son casque, c'est son chapeau. Il en a un, oui. Quant à en avoir un, il en a un, c'est positif.
Il se souvient de l'avoir posé sur l'escabeau à côté du divan avant de s'endormir. Où diable est-il passé? Il se met à le chercher. Le chaland s'y met aussi puis le cocher entré pour se réconforter à la chaleur de la pharmacie. Pendant cela, le commis a tout le temps de préparer un bon paquet de remèdes urgents.
-La seringue pour les piqûres, docteur, vous l'avez?
-Moi? et le docteur Mangoni se retourne pour lui répondre sur un ton d'étonnement qui provoque un éclat de rire du garçon.
-Bon, bon, on dit donc: papier à moutarde. Huit feuilles ça suffit? Caféine, strychnine. Une Pravaz. Et l'oxygène, docteur? Il faudra aussi un ballon d'oxygène, j'imagine.
-C'est mon chapeau qu'il me faut, mon chapeau! Mon chapeau avant tout! crie le docteur Mangoni entre des "ouf" sonores. Et il explique qu'en autres choses, il est très attaché à ce chapeau parce que c'est un chapeau historique: acheté il y a environ onze ans à l'occasion des funérailles solennelles de soeur Marie de l'Audience, supérieure de l'asile de nuit de la ruelle du Falco, en plein Trastevere, où il va souvent manger d'excellentes assiettées de soupe économique, et se coucher quand il n'est pas de garde dans les pharmacies.
Finalement, on trouve le chapeau, non pas dans le laboratoire mais de l'autre côté, sous le comptoir de la pharmacie. Le petit chat y a pris ses ébats.
Le chaland frémit d'impatience. Mais une nouvelle et longue discussion survient, car le docteur Mangoni, son chapeau haut de forme tout cabossé entre les mains tient à prouver que certes, sans aucun doute, le petit chat y a joué mais que le garçon, lui aussi, a dû taper dedans et l'envoyer rouler d'un coup de pied sous le comptoir.Bref. Un grand coup de poing à l'intérieur du chapeau, c'est pur hasard qu'il ne se défonce pas, et le docteur Mangoni se le plante sur la tête de guingois.
-A vos ordres, très cher monsieur.
-Un pauvre jeune homme, se met aussitôt à dire le monsieur, en remontant dans le fiacre et en étendant une couverture sur les jambes du médecin et les siennes.
Oh! très bien. Merci
(A suivre)

mardi 8 janvier 2013

Rien



 Rien . Luigi Pirandello écrit cette nouvelle magnifique au  titre énigmatique en 1922. Ce texte, inclus dans le recueil  "La Mouche" est une des 25O nouvelles écrites par le maître sicilien qui avait le grand projet d'écrire 365 nouvelles et de les rassembler dans un grand recueil . Hélas, ces nouvelles pour une année  resteront incomplètes. Mais, consolons nous en relisant l'ensemble de ces textes réunis dans la collection Quarto chez Gallimard. Prenez votre temps, il y a plus de 36OO pages!
Bon, revenons à notre Rien.
Dans un premier temps, ce qui frappe, c'est le sujet de cette nouvelle et puis aussi l'extrême modernité du mode de narration. L'auteur se permet tout ,ou presque. C'est en quelque sorte de l'anti-béhaviorisme. Il commente les actions et les décisions même de ses personnages !
Enfin, dans cette mécanique diablement efficace, l'ironie et l'humour se disputent sans cesse la première place.
De ce petit drame en deux actes nous allons maintenant nous délecter car, d'un commun accord avec moi-même, j'ai décidé de vous livrer non pas uniquement un extrait,comme il est de coutume dans ce blog, mais l'intégralité de ce texte.
On se retrouve dans quelques jours pour discuter de la morale de cette histoire.

Le fiacre cahotant et grinçant dans la nuit longe la vaste place et s'arrête devant la clarté froide d'une vitrine opaque de pharmacie, au coin de la via San Lorenzo. Un monsieur en manteau de fourrure s'élance sur la poignée pour ouvrir la porte. Tourne d'un côté, tourne de l'autre-diable!- la porte ne s'ouvre pas.
-Essayez de sonner, suggère le cocher.
-Où ça? comment?
-Regardez, il y a le bouton, là. Pressez.
Ce monsieur presse le bouton rageusement.
-Elle est jolie leur assistance nocturne!
Et les mots, sous la lumière de la lanterne rouge, s'évaporent dans le gel de la nuit comme une fumée.
De la gare voisine s'élève le coup de sifflet plaintif d'un train en partance. Le cocher tire sa montre, se penche vers l'un des réverbères et dit:
-Eh, presque trois heures...
Finalement, le garçon de pharmacie, bouffi de sommeil, son col de veston remonté par-dessus les oreilles, vient ouvrir.
Immédiatement, ce monsieur :
-Y a-t-il un médecin?
Mais l'autre sentant sur sa figure et sur ses mains le froid glacial recule, lève les bras, serre les poings et se frotte les yeux en bâillant:
-A cette heure-ci?
Puis, afin d'interrompre les protestations du chaland lequel, mon Dieu bien sûr, cette colère est justifiée, qui dit le contraire? devrait pourtant comprendre celui qui a tout aussi raison d'avoir sommeil à cette heure-ci -tenez, tenez, cesse de se frotter les yeux et tout d'abord fait signe d'attendre, puis de le suivre derrière le comptoir dans le laboratoire de la pharmacie.
Entre-temps, le cocher resté dehors descend pour s'offrir le plaisir de déboutonner et de faire là, en plein air, face à la vaste place déserte quadrillée par les rails brillants des tramways, ce qu'il est interdit de faire le jour sans utiliser les abris et prendre les précautions requises.
Car, c'est tout de même un plaisir, pendant que quelqu'un se débat dans une affaire qui l'oblige à demander aide et assistance, que de satisfaire tout tranquillement, comme ça, un petit besoin naturel, et voir que tout  reste en place: là, ces chênes vert noir en rang qui bordent la place, les hauts tubes de fonte qui soutiennent la trame des fils des tramways, ces lunes vagues en haut des réverbères, et ici les bureaux de la douane à côté de la gare.
(A suivre)


lundi 7 janvier 2013

Master-classe


Il est frappant de constater que dans la plupart de ses derniers opus traduits à ce jour en France le grand (que dis-je? Le TRES grand Donald Westlake ) ne place guère la fameuse intrigue ( qui obsède tant nos pauvres auteurs contemporains, probablement plus soucieux de pondre des romans  facilement adaptables  pour  l'industrie  du divertissement coûteux) en tête de gondole.
Ainsi, dans Put A Lid On It (Motus et bouche cousue) l'homme semble ne s'intéresser qu'aux seuls personnages. Du personnage principal ,Francis Xavier Meehan, un cambrioleur surdoué qui va se frotter à des fripouilles de la politique, on apprend tout on presque. Au fil des chapitres, si l'intrigue progresse évidemment elle le doit en grande partie à l'exploitation des personnages qui se découvrent sans aucune pudeur ou presque. On s'étonne même de  voir que l'auteur n'accorde au coup final monté par Meehan et ses complices qu'une dizaine de pages tout au plus.
Mais, voyons la première rencontre de Meehan avec l'entremetteur d'un parti conservateur, dans  le parloir d'un pénitencier fédéral.
"Meehan leva la main. Lorsque le gars s'interrompit, Meehan fit à nouveau glisser le bloc vers lui, souligna le pas, puis retourna le bloc vers le type: "vous n'êtes pas avocat."
Cette fois, le gars étudia vraiment ce que Meehan avait écrit, puis lui jeta un regard ou se lisait de la curiosité, rien de plus. Il demanda, "Pourquoi dites-vous ça?"
Meehan secoua la tête. Il n'était pas parti pour s'entendre avec ce mec."Je ne l'ai pas dit, fit-il remarquer, je l'ai écrit."
-Très bien, admit le gars, pourquoi avez-vous écrit ça?
-Parce qu'on ne dit pas les choses, ici." C'était une autre des dix mille règles.
"Eh bien, vous avez lancé le sujet, alors poursuivez. Qu'est-ce qui vous fait croire que je ne suis pas avocat."
Meehan y réfléchit à deux fois et décida: qu'est-ce qu'on en a à foutre, au fond."Il y a deux sortes de-comment faut-il vous appelez?
Le type parut surpris.Il répondit :"Jeffords.
Entendu, monsieur Jeffords. Il y a deux sortes d'avocats qui viennent ici, les mecs avocats et les nanas avocates. Les mecs avocats savent que leurs clients sont de la vermine et ils veulent qu'on les considère  comme au-dessus de ces gens-là, alors ils se sapent pour en mettre plein la vue, comme un maquereau moscovite qui aurait vraiment très bien réussi. Costume à deux mille dollars, montre bracelet à quatre mille dollars, chaussures italiennes que même le Pape ne pourrait pas se payer. Ils ne se font pas couper les cheveux, ils vont chez le styliste, et ils veulent que vous le sachiez." C'était là une autre des monographies qu'il avait rédigées dans son esprit. Il poursuivit la démonstration."Pour les nanas avocates, la situation est différente. Elles ne peuvent pas s'afficher comme des êtres sexués, pas dans un endroit pareil, alors elles adoptent le style gouine-qui-part-faire-du-camping, avec le pantalon en laine informe, le gros pull tricoté en laine d'Irlande, la coupe Beatles. Il n'y en a aucun, mec ou nana, qui s'habille comme vous, comme si vous étiez en route pour un barbecue chez un pote. Et aucun d'eux ne s'avachit sur sa chaise comme vous le faites, parce qu'ils sont au boulot. Le mec assis de mon côté de la table, lui, oui, il se tient tout voûté, le mec assis du vôtre, il ,se tient droit comme un I. Personne ne s'avachit. Ensuite, et ce n'est pas anodin, il y a votre attaché-case.
-Je n'ai pas d'attaché-case".
-Justement, les avocats ont des attachés-cases, fit Meehan. Tout vieux, cabossés, éraflés, débordant de paperasses. Ils se parachutent devant vous pour trente secondes, ils vous annoncent que la demande d'appel a été rejetée, qu'on va devoir comparaître jeudi, les voila déjà repartis, et ils n'ont pas lâché leur attaché-case. Le but  de l'attaché-case c'est de vous faire savoir  que vous n'êtes pas la seule vermine dont ils s'occupent, qu'ils n'ont pas davantage de temps à vous consacrer. Alors, pour toutes ces raisons, en plus du fait que je remarque que vous bénéficiez pas des soins d'une manucure professionnelle, vous n'êtes pas avocat, et ce que ça veut dire, c'est que nous ne bénéficions pas des privilèges réservés à un avocat et à son client."
Jeffords le regarda d'un air complètement  ahuri durant quelques secondes, comme s'il écoutait une traduction simultanée, et puis un grand sourire ébahi illumina son visage, un peu à la manière d'une maison hantée qui part en flammes juste au moment où le soleil se lève: "Eh bien, monsieur Meehan, je suis vraiment bien tombé avec vous."

C'est brillant, formidablement documenté et finement observé. Mais surtout, ce n'est pas gratuit.
Si, grâce à sa tirade, Meehan est clairement défini dans son rôle et dans sa fonction, l'auteur  fait aussi, du même coup, pénétrer le lecteur dans cet univers clos, régit par des règles précises.
Un texte d'une très grande classe, loin, très loin, de la soupe en sachet servie dans les fast-food d'aujourd'hui.
Inclinons-nous.
Julius Marx


vendredi 4 janvier 2013

Vision commune



Considérant notre état de faiblesse,
Considérant que nous souffrons famine,
Considérant que vous nous laissez sans abri,
Considérant qu'il vous est impossible de payer des salaires décents,
Considérant qu'indignes de confiance sont les promesses de nos gouvernants,
Nous décidons de bâtir l'existence meilleure et d'en prendre la direction.

Ceci est le texte de présentation de la pièce  La commune Paris 1871.
Cette pièce sera présenté du 26 février au 2 mars par l'Atelier de création de l'Université d'Aix en Provence au sein du théâtre Antoine Vitez.
Le hasard veut aussi que la fille de Julius soit de la partie !
Le hasard... peut-être pas. Lisez ce qui suit:                         
   
                                 Les Impôts nouveaux
                                La Conquête de l'Air
                                      (A M. Georges Cochery, ministre des finances)

On dit  ton budget bien malade
Au point que pour l'équilibrer,
Tu nous fourres dans la panade
Et l'édifice va sombrer.
Toute la terre est imposée
Et ton impôt sur le tabac
Va nous revenir en fumée
Nébuleuse, j'en ai le trac.

Si nous n'avons plus, en ce monde,
Un objet qu'on puisse imposer,
Cherchons hors de la mappemonde
De quoi l'on pourrait disposer
Moi qui n'ai point l'esprit morose
Et ne crois pas au revenu,
Voici ce que je te propose
Pour parer au fiasco prévu.

D'abord, faut imposer la lune!
A quoi nous sert-elle, ici-bas?
A sa clarté chercher fortune,
Cela ne nous réussit pas.
Le soleil -rayons et lentilles-
Nous pouvons l'imposer aussi.
Sur notre sol, pour ce qu'il brille?
On peut s'en passer, dieu merci!

Et pour réparer nos désastres
Décrochons Saturne et Vénus.
Mettons l'embargo sur les astres!
Vendons-les!... et n'en parlons plus.
Imposez les vents et bourrasques
Qui troublent tant nos aviateurs,
En dépit des esprits fantasques
Bravons le ciel et ses fureurs.

Puisqu'on nous dit que dans la lune,
Caissiers, banquiers ont fait des trous
L'Etat pourra, sans gêne aucune,
Y loger tous ses gabelous.

Louis LEDRUX
(23 septembre 1909)

Ce texte a été écrit par le citoyen Louis Ledrux, ancien chef de bataillon des fédérés, qui, en 1871, défendit avec la plus grande énergie le fort de Bicêtre contre les troupes Versaillaises.
Rentré en France à l'amnistie, il fut avec Vaillant, Chauvière, Granger et quelques autres l'un des fondateurs du Comité Révolutionnaire Central (Parti blanquiste).
Longtemps attaché à l'administration de l'Intransigeant et de l'Aurore, le Colonel Louis Ledrux est mort dans sa 81e année à l'hospice Debrousse.
J'oubliais... Il était aussi mon arrière-arrière grand-père.
Le hasard, dites-vous?
Julius Marx