lundi 30 septembre 2013

Respiration



La lune paraît. Comme une orange trop mûre, elle flotte à la crête des monts, jaune, chaude, pleine à craquer, anxieuse comme une femme enceinte. Vous n'avez pas pu nous prendre ce corps céleste, ce coup d'oeil sur l'éternité, cette colossale projection de notre âme. Je retrouve soudain le monde et sa cohérence, et je comprends que tout le chagrin que l'on éprouve ici n'est que l'expression d'un point de vue carcéral fait de bassesse, d'accablement et d'enfermement derrière des murs.
Mais alors, sacrebleu, pourquoi ne pas l'avoir cachée derrière des rideaux? Sont-ils mauvais psychologues! Le regard, en effet, suffit à rendre le prisonnier libre comme l'air... Mais ça n'irait pas-
la lune se déplace !... Soit, pourtant  on y arriverait, avec quelques draps noirs. Sacrebleu, cette phase n'est pas vraiment longue et, avec un ou deux mètres de serge noir, j'enlève à l'habitant de cette cellule de suivre sa course.-Mais il y a presque quarante cellules sur toute la façade...- Eh bien, il n'y a qu'à tendre une corde afin de pouvoir déplacer les rideaux!- Mais il faudrait encore charger quelqu'un de le faire!- Eh bien, celui qui fait la ronde chaque nuit, pour voir si personne ne s'est pendu, pourrait aussi manoeuvrer les rideaux cache-lune!- Ca ne va pas, il y a d'autres bâtiments carcéraux auxquels il devrait également être interdit de voir la lune.-Bon, qu'on le fasse dehors,en plein champ, avec un seul châssis...-Ca reviendrait assez cher... tout ce tissu!- Hé, pourquoi ne pas utiliser les soutanes des prêtres ou le rideau qui voile l'échafaud?- Et puis, lorsque la lune montera plus haut dans le ciel, les nuits suivantes...-Eh bien, on élèvera aussi tout le dispositif!...-Ah, ce serait une histoire très compliquée. Il faudrait également une construction à l'épreuve du feu et de la tempête, en période de mauvais temps, et faite d'après les lois de l'astronomie, pour obtenir une occultation qui concorde exactement avec les phases de la lune. Et l'équipe pour les manoeuvres! Ca deviendrait bel et bien un observatoire!...Et qu'est-ce que ça ne coûterait pas à l'état?! -Oui, c'est vrai, ça cloche à cause de l'argent...
Quelle splendeur ! Quel ravissement !
                                                   Aimable lune, paisiblement tu vas
                                                   De nuage en nuage, le soir!

Je suis libre! Je suis heureux ! Non, dire que l'état a pu négliger ce supplice!

Oskar Panizza 
Ecrits de prison 
Traduction Pierre Gallissaires
Ludd (1994)

C'est en 1895 que Panizza écrit ce texte dans sa  cellule de la prison  d'Amberg. Condamné à un an d'incarcération pour simple délit d'avoir écrit le fameux Concile d'Amour, pamphlet violent contre la religion. Il écrit encore, plus loin : " Nous sommes au pays de Lèse-Majesté. Ici, les gens prudents respirent par le nez, car les pensées qui passent par le nez ne font pas de bruit et ne peuvent être appréhendées."
Enfermé pour blasphème... Mais dites-moi, tout ceci est diablement d'actualité, non?
Julius Marx
ps: je ne résiste pas à joindre cette toile de Picabia intitulée "La Sainte Vierge".




jeudi 26 septembre 2013

Le polar est Célinien



Ils s'étaient mariés à vingt-cinq ans, frais comme des gardons, gais comme des pinsons, bêtes comme des dindons, voyage de noces à Sainte-Menehould. Un demi-siècle de face à face dans le logement "simple" et un peu sombre, Duffayel, Ségalaud et Lévittan dans tous les coins, les surveillant, matons pour gens honnêtes. L'immeuble, affreux débris, penché sur le lacis des voies ferrées du quartier Gare-Nord, prêt à piquer une tête malgré les étais qui lui crevaient le flanc. Vue imprenable. Vue pour les paumés. On se battrait pas pour  la leur piquer. Lui ses journées en uniforme violet-deuil de guide du Musée de la Mort. Trois cents bonhommes et bonnes femmes en cire à garder, des fois qu'ils se mettraient à fondre. Un truc à la Tussaud. Criminels-droits communs, politiques et militaires- infanticides , parricides, mégères sadiques, tortionnaires, toutes les gueules sinistres des faits divers glanées dans les rubriques noires des gazettes de Louis XV à aujourd'hui. Voilà avec qui il avait passé ses journées pendant quarante ans. Et le soir, Bobonne-Odette dans le deux pièces. Elle ne lui avait pas donné d'enfant. La radinerie jusque dans les ovaires. Pas pu, qu'elle racontait. Juste un monstre. Un non-homme qu'elle avait mis bas dans la chambre, entre le buffet Henri II et la machine à coudre Singer à pédales, à quarante-neuf piges, vraiment le dernier métro. Petite chose mollassonne et mouilloteuse  qu'elle était allé noyer dans le fleuve, le pacsif difforme au fond d'un sac d'hyper-marché-d'un surgelé l'autre-, la honte nocturne.
Puis on les avait viré du deux-pièces. Y a une chose encore plus dégueulasse que les pauv'cons, c'est les proprios. Vidés. Bonsoir madame, bonsoir monsieur, c'est moi l'huissier. Et en route pour le grand HLM de banlieue, immense nid à pauvres. Un bain d'humidité à cause des arbres, trop nombreux, deux accrochés à la mégapole incapables de s'adapter, à un âge si avancé, à ces trucs verdâtres un peu trop mouillés. Et même pas un bistrot.
Pierre Siniac
Homicide by Night
Néo -1985


Belle jeunesse ,
oui, vous, les minots qui  glanez du sordide.
Prenez, ceci est  du Siniac.
Ô combien plus glauque et sanglant qu'une série amerloque,
Siniac affole le correcteur d'ortho Google jusqu'à le faire expirer.
Buvez,
ceci est  du pus jus, du velours, du rouge sang qui décape.
 Et puis, allez en paix,
jusqu'au  bout de la nuit.
Julius Marx

lundi 23 septembre 2013

La sirène de Lampedusa



Puisqu'il semble que tout ceci soit encore d'actualité...

Lundi 14 mars 2011... 17 heures
Les deux hommes étaient vêtus de noir. Tous les deux avaient atteint, depuis déjà pas mal d'années, l'âge requis pour rester assis, une bonne partie de l'après-midi, à la terrasse du Café du Port.
Celui qui avait des mains de maçons et une drôle casquette bariolée avait une jambe allongé sur une des chaises. L'autre fumait un cigare biscornu qui dégageait une fumée noirâtre. Son ventre débordait sur la table du café et son gilet était piqué de miettes de Simenza. Les deux retraités suivaient des yeux les manoeuvres de la troupe spéciale de Carabiniers détachée expressément de la capitale pour ce que la presse appelait "les événements." Casquette bariolée suçait (sa dentition ne lui permettait pas autre chose) un morceau de nougat dur appelé sur leur île de Lampedusa et dans toute la Sicile , le Cubàita .
-Tiens, ça bouge, dit le fumeur.
Son compère grogna
-Oui, on dirait bien que tu as raison, ça bouge.
-Bien sur que j'ai raison, rétorqua celui qu'on appelait Toto, avec une voix plus haute. Quand je parle, c'est pour dire la vérité ( il laissa échapper un gros nuage noir ) j'ai pas de frère dans la politique, moi.
Casquette bariolé, qui s'appelait Masino, ignora l'attaque de son voisin. Son frère Vito avait prit la place de Don Pripepi, au conseil municipal, depuis trois ans déjà et la plupart des membres de la confrérie des retraités de l'île ne lui pardonnait pas cette dérive familiale.
Sur le port, deux douzaines de carabiniers avec casques, matraques et boucliers faisaient cercle autour d'un groupe de cinq ou six personnes. Ces deux cercles concentriques étaient eux-mêmes prisonniers d'une autre circonférence plus large qui s'agitait, en caquetant comme des poulets: les journalistes.
Masino lâcha le nougat, posa ses deux mains sur le rebord de sa chaise et entreprit de soulever sa carcasse de quelques centimètres.
Toto observa la délicate opération avec un regard en biais.
-C'est une étrangère, annonça Masino depuis son poste de vigie.
-Une mangeuse de polenta ?demanda Toto
-Non, encore plus haut..
Toto crispa les mâchoires et fixa son compère comme s'il venait de lui déclarer que le Chevalier Bartolini était un cornard.
- Plus haut que la polenta !Qu'est-ce que tu racontes, tu deviens fou?
-Oui, je dis, elle vient de plus haut, dans le Nord. Certainement une fille de la tribu Vikings.
Là-dessus, il poussa un gros soupir, lâcha prise et retomba sur sa chaise, le cul bien calé.
Toto fixait les trois cercles qui roulaient sur le port entre les caisses en se massant le menton.
Qu'est-ce qu'une Viking pouvait bien venir faire chez eux ?
Masino reprit son nougat en bouche.
-Moi, les vikings, je leur pisse à la raie, déclara Toto en accompagnant sa déclaration d'un geste équivoque.
-Groummf, répondit son copain.
Le carabinier Mario Spoletti leva sa matraque bien haut.
-Si t'enlèves pas ton pied de ma chaussure, je te fracasse le crâne, cria-t-il.
Le journaliste rondouillard et binoclard ouvrit la bouche et fit un bond en arrière. Spoletti le poussa et poursuivit son chemin. Binoclard fit un roulé-boulé. La chorégraphie s'acheva en apothéose, dans une caisse de sardines.Il se releva en geignant, décida tout de suite, avec une mine dégoutée, d'ôter toutes ces sales bestioles des trop nombreuses poches de sa veste trois-quart, genre saharienne. Spoletti rejoignit son unité. Le brigadier- chef Guido Scarlati hurlait ses ordres en bombant le torse. Paolo, le voisin de chambrée de Spoletti, imitait souvent le chef Scarlati, le soir, après le repas. Il sortait exagérément sa mâchoire inférieure et singeait le chef dans un de ses discours Mussoliniens. Un mendiant s'inséra entre lui et le petit groupe d'agités. Spoletti leva seulement sa matraque. Le mendiant se volatilisa. Spoletti profita de la cohue pour s'esquiver. Il se planqua derrière un gros container rouillé et alluma une cigarette. La première de la journée, pensa-t-il en soufflant la fumée vers le ciel.
Il regarda ce qu'il appelait le cirque. Une femme politique escortée par deux escadrons complets.
En plus, c'était une française ! Spoletti voyait les françaises moins grosses que ça. Il y a longtemps chez lui, à Parme, il avait vu au cinéma une française beaucoup plus gironde. Il ne se rappela pas du nom du film mais, cette française-là, il l'aurait bien escorté jusqu'à son plumard. Mais, çà, c'était du cinéma et cette saloperie d'île ;  la réalité. Spoletti n'aimait pas Lampedusa. Comment aurait-il pu aimer une saloperie d'île où l'on mangeait des graines et des câpres? Un mois déjà qu'il vivait au milieu des indigènes. Tiens, les indigènes, les autres, ceux qui étaient responsables de son exil forcé, ceux-là non plus Spoletti ne les aimait pas. Il pensait qu'ils étaient probablement cinglés. Spoletti ne voyait pas d'autres explications. Sinon, pourquoi risquer sa vie sur une chaloupe pour venir bouffer des graines et des câpres? Là-bas, chez eux, ils avaient le soleil et au moins dix femmes chacun, le rêve! Quittez ça pour venir ici, pfff ! Il jeta son mégot et remarqua les deux vieux, assis à la terrasse du café du Port. Un des deux lui fit un geste obscène. Spoletti n'en revint pas. Même à Milan ou Turin les vieux n'étaient pas aussi intrépides. Il décida de leur donner une bonne leçon.Il serra sa matraque dans sa main et quitta son refuge.

Le mendiant, qui n'était pas un mendiant mais un paysan de Terranova, venu voir sa soeur Carmela, serveuse à l'auberge Catena, avec pour mission de  lui demander de bien vouloir lui prêter 20 euros pour la santé de sa famille, se glissa par la porte entrouverte d'un entrepôt. A l'intérieur, le dos contre les planches de la paroi, il répéta deux ou trois fois " Mon Dieu, quelle aventure" en s'épongeant la sueur de son cou, de son front, avec son mouchoir. Puis, il se hissa jusqu'à l'unique fenêtre et risqua un oeil dehors.Il vit plusieurs hommes costumés qui parlaient avec une grande femme blonde (anglaise ou suédoise, pensa-t-il) . La femme avait de grands yeux. Des yeux comme les siens, aussi grands, il se rappelait bien en avoir déjà vu… Mais où?
Derrière la baraque qui servait d'entrepôt, le jeune Renzo (commis au super-marché Euro hard discount Supermercati ) tentait désespérément de glisser sa langue dans la bouche de la jeune Lucia ( apprentie-coiffeuse au salon de "Madame Incorvaja"). La jeune fille lutta contre l'entreprenant et, avec une agilité de chatte, se déroba. Renzo alla embrasser une planche de la baraque. Il cracha sur le sol. Puis, il se redressa et, les cheveux ébouriffés, la face empourprée, fixa sa jeune conquête avec les yeux d'un fauve. Il bondit en avant . Lucia n'eut pas le temps de s'échapper. Pour le deuxième assaut, Renzo s'assura que les bras de la fille étaient bien plaqués contre les planches de la vieille baraque. Ainsi emprisonnée, elle le pouvait, pensait-il, pas lui échapper.
Il respira un grand coup, avança sa bouche et laissa sortir sa langue.
C'est à ce moment précis que l'on entendit un grand cri. C'était comme une déchirure. Une plainte atroce qui figea instantanément les acteurs de cette tragi-comédie. Toto et Masino, les deux amis du Bar de la Plage , qui à ce moment là, fixaient, les yeux écarquillés, la sombre matraque du carabinier Spoletti, tournèrent la tête dans un bel ensemble en direction du port. Le carabinier les imita aussitôt. Le paysan de Terranova, qui avait décidé de filer, s'immobilisa pourtant et en fit de même.Lucia tomba dans les bras de son aimé et leurs yeux d'une pureté virginale contemplèrent à leur tour le triste spectacle.Sur le port, c'était la panique générale. Comme si un pied gigantesque avait écrasé une immense fourmilière. Casques, bottes, boucliers, matraques, caméras, micros s'entrechoquaient. Officiels, carabiniers, journalistes, passants, s'étaient unis, deux par deux ou trois par trois, pour donner à ce tohu-bohu un air de salle de danse. Le rythme était infernal, le tempo saccadé. Mais, au milieu de ce bal improvisé, le cri atroce pointait toujours bien au-dessus de la musique. La plainte, c'était celle de la femme blonde, tombée à l'eau, et qui cherchait désespérément à rejoindre la rive. On se précipita mais pour les officiels, il était impensable de se jeter à l'eau avec leur beau costume à la coupe élégante. Les journalistes étaient occupés à filmer la scène qui serait en boite pour l'édition du soir et les policiers n'avaient pas reçu d'ordre dans ce sens.Quant aux acteurs dont nous avons ici croqué les aventures, les deux retraités en échangeant juste un regard, décidèrent que la baignade n'était plus de leur âge. Les jeunes fiancés s'embrassaient et le paysan était déjà sur la route qui le ramenait à Terranova. Puis, tout d'un coup, le cri cessa aussi subitement qu'il avait réveillé les passions.
-Vas-y, filme, t'arrêtes pas, dit le binoclard à son caméraman.
L'intermittent du spectacle immortalisa dans son viseur la frêle embarcation. Un marin costaud hissa la femme blonde à bord. Elle se calma, un court instant, puis, fixant ses sauveteurs se remit à pousser de grands cris désespérés, inhumains.
L'équipage, parmi lesquels on comptait des Tunisiens, des Libyens et une bonne partie de gens de couleur, répondit d'un éclat de rire général.
Enfin, l'image de l'embarcation se dissipa.
-Quel beau coucher de soleil! fit un officiel sans cesser de presser sur son nez ensanglanté, le mouchoir avec ses initiales brodées.
-Ouais, c'est juste un coucher de soleil, pensa le carabinier Spoletto, pas de quoi en faire une histoire.

A quelques kilomètres de là, sur la route de Terranova, le paysan se rappela enfin où il avait vu ces yeux, les grands yeux de la femme blonde. Il avait vu les mêmes, il en était sûr, dans une encyclopédie ou il était question de lémoriens, ou quelque chose d'approchant. Enfin, de drôles de bestioles qui vivaient ailleurs, très loin d'ici. Dans sa poche, il pressa son billet de 2o euros.
Julius Marx

jeudi 19 septembre 2013

Histoires comme-ci, comme-çà (19)

Comment je suis devenu Hispanophile 



L'histoire débute et s'achève grâce à une petite carte blanche barrée des trois couleurs de la république française. Une carte de journaliste que je n'ai eu la fierté de glisser dans mon portefeuille (entre  la carte Orange de la RATP et les tickets de cantine ) qu'une dizaine de mois seulement. La gloire est un sentiment si furtif  que j'avoue même ne pas me rappeler aujourd'hui quelle tête je faisais  à ce moment solennel  sur la photo. Affichais-je alors  le beau et franc sourire  du type persuadé d'avoir enfin touché le but, le nirvana? Ou bien feignais-je seulement la désinvolture de l'homme se disant, qu'après tout, la récompense était,somme toute, légitime et amplement méritée.
Nous étions au coeur des années 90, période bénie ou personne ne prononçait jamais le mot crise ( ou alors en parlant de son foie) et je faisais partie d'un groupe de joyeux drilles  spécialisé dans les parodies de la presse française. Je suis sûr que vous comprenez mieux maintenant pourquoi le simple fait d'avoir cette carte de presse me comblait de joie. Et, croyez-moi, l'ironie de la chose n'échappait à aucun des membres de ce groupe de "subversifs".
Nous étions jeunes, un peu idiots et surtout résolus à pratiquer la dérision et le  non-sens sans aucune modération (modération étant également un  mot que l'on ne prononçait pas à cette époque.)
Mais, cela n'empêchait pas ma rédactrice en chef et moi-même de ressentir une passion quasi-obsessionnelle  pour le poète argentin Jorge-Luis Borgès.
Ce soir-là, pendant le bouclage mouvementé du dernier opus  (dans un groupe d'individus d'une dizaine de personnes, les bouclages sont toujours mouvementés, et il peut même arriver qu'ils se transforment en amers règlements de comptes ou en pugilat.) Bref, pendant ce bouclage nous regardions, ma chef et moi, l'émission Apostrophes à la télévision. Et nous la regardions uniquement parce que l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa était présent sur le plateau ce soir-là.
A la fin de l'émission, juste avant de rendre l'antenne, le présentateur annonça que son invité donnerait le lendemain une conférence sur Jorge-lui Borgès dans une salle de la prestigieuse Sorbonne.
Dès lors, les aléas du bouclage nous apparurent comme de misérables petits tracas  insignifiants. Nous abandonnâmes nos camarades en leur laissant les clefs de la maison.Nous ne pensions qu'à une seule chose vraiment importante : la conférence du lendemain.
Vingt-quatre heures plus tard, nous voici devant la grande entrée de l'université.
Aussitôt, notre sixième sens en éveil, nous remarquons cette foule d'étudiants chevelus. Nous entendons ces cris presque désespérés, comme ceux des naufragés. Pas le temps de s'informer, de parlementer, nous sommes littéralement portés vers la salle où doit se tenir la fameuse conférence, notre conférence. Dans le petit couloir donnant accès à la salle, coincés entre une ribambelle de barbus hirsutes et quelques vieillards criant "allons, messieurs, du calme!" Nous apprenons que la salle ne contient qu'une cinquantaine d'élus... Et nous sommes au moins 2OO à pousser !
Dans le tumulte, une voix grave s'élève :
-C'est pas de ma faute si Pivot en a parlé à la télé !
Le couloir se met à gronder. Il devient un stade où tous les joueurs se précipitent ensemble vers les poteaux pour marquer l'essai. Dans la mêlée, nous agrippons, nous grimpons, nous piétinons.
-C'est complet ! annonce la voix grave. Pas la peine d'insister.
Dans un éclair de génie,  faisant preuve d'une remarquable lucidité, la jambe d' un gros type enroulée autour de son cou si frêle, ma rédac-chef s'exclame :
-Nous sommes journalistes !
(Eh , oui, souvenez-vous de notre carte de presse)
-Bon, d'accord, entrez, répond la voix grave.
Aussitôt, nous passons en revue une kyrielle de regards assassins. Les remarques désobligeantes  fusent,  les injures dégringolent.
Mais, qu'importe, nous entrons dans le sanctuaire.
Rassérénés, nous nous retrouvons assis bien sagement, encadrés d'étudiants studieux, blocs sur les genoux, magnétophones branchés, micros dirigés vers la petite estrade.
Pour faire bonne figure, nous sortons nous aussi quelques feuilles et nos stylos.
Lorsque Mario Vargas Llosa entre, notre coeur se met à battre un peu plus vite. Le type à la voix grave présente brièvement le conférencier et s'efface.
Dès les premiers mots prononcés par l'écrivain, nous nous regardons. Nous affichons la même expression. Nous sommes perdus, désemparés. Un drôle de monologue intérieur s'installe entre nous. Un dialogue terrible qui donne  à peu près ceci :
-Tu parles espagnol toi?
-Non, et toi?
-Bof..A part bonjour et au revoir..
Aujourd'hui, après réflexion , je me dis que cette histoire pouvait bien être  le premier chapitre d'une nouvelle de Borgès?  L'homme, dans un premier temps surpris, se met à écouter religieusement le conférencier, puis, il  imagine....
Julius Marx


mercredi 18 septembre 2013

Journal d'un idiot (10)






Lundi
Ouf! Me voici enfin revenu de Marseille où j'ai passé le week-end. Quelle idée pour le parti d'organiser un grand meeting dans un endroit pareil ! Prévoyant, j'ai emporté mon eau minérale et ma nourriture.
Pour le reste, j'ai suivi presque tout les ateliers et entièrement filmé le discours de Marine.
Le chef de notre groupe m'inquiète beaucoup. En plein atelier réflexion sur la nouvelle affiche de la charmante députée Marie-M, je me suis levé et j'ai proposé comme nouveau slogan : Marie-Maréchal nous voilà!  Alors, le chef m'a demandé d'aller lui acheter des cigarettes alors que je revenais tout juste du bureau de tabac. C'est vraiment  préoccupant; ou bien  cet homme fume trop ou il commence à perdre la mémoire.Enfin, bref, c'est le chef et les ordres sont les ordres. Dès mon retour avec trois cartouches sur les bras, son adjoint m'a proposé d'aller faire un petit tour dans les quartiers Nord de la ville pour distribuer des tracts.

Mardi
Je suis vanné. Cette année, c'est la première fois que je reprends  l'école sans avoir pris  un seul jour de vacances.  Même si  aujourd'hui je paie les pots cassés, il me fallait faire un choix et je l'ai fait sans aucune hésitation. C'était les vacances ou rembourser la dette de Nicolas.
De toute façon, je préfère, et de loin, lire le nouveau Ruquier dans mon lit plutôt qu'à la plage.
J'en ai profité pour relire toutes mes albums de Pif le chien et  les romans de Philippe Bouvard. Voila un autre grand auteur français qui mériterait bien d'entrer à la Comédie Française.

Mercredi
Le Comte de Cahuzac par-ci, le Comte de Cahuzac par là ! La presse nous énerve avec la royauté Suisse. Messieurs les journalistes, occupez-vous plutôt des problèmes des français.

Mercredi soir
J'ai regardé le Soir 3


Hier soir
J'ai signé la pétition en faveur des bijoutiers niçois.C'est bien de temps en temps de soutenir les petits commerçants, ils en ont besoin.

vendredi 13 septembre 2013

Le Polar est cinéphile



Dehors, la foule piétinait toujours dans la froidure de cet hiver qui n'en finissait pas de mourir et qui s'était répandu jusqu'à cette mi-juillet, s'accrochant aux branches...
A peu près à la soixantième place de l'épaisse et longue queue, sur son trente et un, en petit tailleur Chanel prune, un joli chapeau chapeau sur la tête, sac en main, talons aiguille, Coralie attendait elle aussi, un peu nerveuse.
Enfin il y eut un "aaahhh!" général de satisfaction. Deux gendarmes ouvraient le grand portail. Les premiers de la file se ruèrent dans le vestibule d'honneur, sans doute comme le fit la foule à Versailles il y aura bientôt deux siècles, le portefeuille ou le sac ouvert.
(A l'intérieur du château transformé pour la circonstance en  musé, Eddy et son complice sont cachés dans la coque vide de deux momies exposées (1) )
Depuis un quart d'heure, un gigantesque piétinement leur montait aux oreilles, comme un ronflement de grande marée d'automne : chaussures raclant le parquet ciré de la grand-salle, murmures, exclamations, cris de joie des enfants, sifflements admiratifs, lazzis de loubards, explications de guide lorsqu'il s'agissait de visites en groupe... La foule défilait devant "les enfants" du père Eddy, avec le même étonnement et la même joie que celle qui, jadis, passait lentement devant les Funambules et l'estrade de Deburau, boulevard du Crime...
-Garance! Garance! appela un père de famille qui avait égaré sa fillette dans la foule.
 Et l'on entendait presque, en bruit de fond, les flonflons de Thiriet et de Kosma...
Pierre Siniac
Les enfants du père Eddy
Néo - 1984
Pénétrer dans un roman du grand Siniac, c'est un peu comme entrer dans ce théâtre des Funambules. Et on imagine ce que devait ressentir les enfants du Paradis, justement, ces spectateurs des classes laborieuses abonnés au poulailler. On n'hésite pas à rire plus fort que de coutume en lisant les blagues et calembours, à se pencher par-dessus la rambarde pour crier quelques précieux conseils à l'amoureux transis, son amour à la jeune première.
Et puis, enfin, la représentation achevée, on se tient nous aussi debout en appelant l'auteur.
Si, comme l'a dit l'angliche, la vie est une tragédie, Siniac est le plus grand dramaturge de l'ère Polar.
Julius Marx

( 1) Note de votre serviteur pour vous permettre de mieux comprendre ce qui suit... Ne me remerciez pas, c'est naturel

mercredi 4 septembre 2013

Hors du monde




Le monde où je vis redevient tiers-monde.
Lentement, il sombre...
Et qu'est-ce que je fais?
Je reste tranquillement allongé dans le ventre de la baleine.
Un peu seul, peut- être, mais peinard.

L'autre monde, celui des riches,
pose des questions, demande toujours des comptes,
quelles pertes ? Quels profits?
Et qu'est-ce que je réponds ?
"Jusqu'ici, tout va bien."

Je vois un trou dans mes espadrilles
et puis aussi, un drôle de type qui montre pattes blanches
à son miroir.
Et qu'est-ce que je peux faire?
Me souvenir, c'est tout.

Et puis, une fois encore,
admirer... Admirer,
les yeux merveilleusement tristes
d'Anna Magnani.

Julius Marx
Photo  Herbert List
San Felice 1951