lundi 31 mars 2014

Eugenia



Eugenia est une petite fille de huit ans qui vit dans les Bassi du Naples des années cinquante. Ces taudis sont  en général nichés dans l'entresol ou au sous-sol d'un immeuble bourgeois. Dans ce monde d'en bas, il n'est évidemment pas question de parler d'égalité et encore moins de liberté. Le grand drame d' Eugenia, c'est sa quasi-cécité.  Dans les premiers chapitres de cette nouvelle, sa tante  Nunzia a puisé dans sa cagnotte personnelle pour lui acheter une paire de lunettes de huit mille lires que sa mère doit lui rapporter ce jour. Dans cet extrait, la petite vient d'être "convoquée" chez madame la Marquise d'Avanzo ( la propriétaire qui habite le troisième étage)  pour y recevoir un cadeau.

"Vous vous l'êtes enlevée qu'elle est encore toute neuve!" dit Eugenia le nez collé sur la robe verte étalée à même le divan de la cuisine, tandis que la marquise allait chercher un vieux journal pour faire un paquet. La d'Avanzo pensa que la gamine avait la vue vraiment basse, car autrement, elle se serait aperçue qu'il s'agissait d'une vieille robe toute reprisée (elle avait appartenu à feue sa soeur), mais elle ne fit aucun commentaire. Ce n'est qu'au bout d'un moment, en revenant avec le journal, qu'elle demanda:
"Et les lunettes, elle te les a achetées, ta tante? Elles sont neuves?
-Avec la monture dorée. Elles coûtent huit mille lires", répondit d'un trait Eugenia, de nouveau émue à la pensée du privilège dont elle bénéficiait : "Parce que je suis presque aveugle, vous savez, ajouta-t-elle avec simplicité.
-Selon moi, fit la marquise, en enveloppant soigneusement la robe dans la journal, puis en rouvrant le paquet car une des manches dépassait, ta tante pouvait en faire l'économie. J'ai vu d'excellentes lunettes, dans un magasin de l'Ascensione, qui ne coûtent que deux mille lires."
Eugenia s'empourpra. Elle comprit que la marquise était mécontente: " A chacun sa place... tout le monde doit se restreindre ", l'avait-elle entendue dire bien souvent, quand elle parlait avec donna Rosa, qui lui apportait le linge propre, et s'attardait pour se plaindre des difficultés de l'existence.
"Elles étaient peut-être pas bonnes...j'ai neuf dioptries, moi", répondit-elle timidement.
La marquise arqua un sourcil, mais, par bonheur, Eugenia ne le vit point.
"Elles étaient bonnes, c'est moi qui te le dis" trancha la marquise d'Avanzo, sur un ton plus sec. Puis, elle s'en repentit: " Ma fille, dit-elle posément, si je te dis ça, c'est que je connais les soucis de tes parents. Avec six mille lires de différence, vous pouviez acheter pour six jours de pain...Et puis, à quoi ça te sert, à toi, de bien voir? Pour ce que tu as autour!" Un silence." C'est pour lire, peut-être. Tu lisais?
-Non, madame.
-Plus d'une fois, au contraire, je t'ai vue le nez sur un livre. Tu es menteuse, en plus, mon enfant...Ce n'est pas bien, ça ..."
Eugenia se tut. En proie au désespoir, elle gardait les yeux, presque blancs, rivés sur la robe.
"C'est de la soie?" demanda-t-elle niaisement.
La marquise l'observait, pensive.
"Tu ne le mérites pas, mais je vais quand même te faire un petit cadeau", dit-elle soudain, et elle se dirigea vers une armoire de bois blanc. Au même instant on entendit sonner le téléphone, qui se trouvait dans le couloir, et la d'Avanzo, au lieu d'ouvrir l'armoire, sortit pour aller répondre. Eugenia, désemparée, n'avait même pas entendu la consolante allusion de la vieille dame. Dès qu'elle fut seule, elle se mit à regarder alentour, pour autant que le lui permettaient ses pauvres yeux. Que de belles choses, du vrai luxe, comme dans le magasin de la Via Roma! Et juste devant elle, une porte-fenêtre ouverte sur un balcon plein de pots de fleurs. Elle s'avança sur le balcon. Tout cet air, tout ce bleu! Les maisons, comme voilées d'azur, et en bas, la ruelle, comme un puits, avec d'innombrables fourmis qui allaient et venaient...et qui ressemblaient à ses parents...Que faisaient-elles? Ou allaient-elles? Elles sortaient et rentraient dans des trous, en portant des grosses miettes de pain, voilà ce qu'elles faisaient, aujourd'hui comme hier, et demain, et toujours, toujours. Des trous, des trous, des fourmis, des fourmis. Et autour, presque invisible, éblouissant de lumière, le monde que Dieu avait créé, plein de vent, de soleil, avec la mer, là-bas, propre, immense... Le menton collé à la balustrade de fer, elle restait là, soudain pensive, le visage enlaidi par une expression de douleur, de désarroi.

Anna-Maria Ortese
Une paire de lunettes in
Il Mare non bagna Napoli
(La mer ne baigne pas Naples)
Gallimard
Traduit de l'italien par Louis Bonalumi
Photo: fillette de la grande dépression (Dorothéa Lange)

mercredi 26 mars 2014

Brève histoire d'amour



Quand Patrick avait quinze ans et qu'il se cherchait une bonne raison pour rester tard en ville, il s'était inventé une petite amie, qu'il avait baptisé Marion Easterly. Claire lui rappelait Marion. Marion avait une belle âme et un bel esprit. Il prétendait être désespérément amoureux de Marion, si bien que lorsqu'il rentrait à deux heures du matin, il annonçait que Marion et lui avaient discuté de ce que cela voulait dire d'être jeune et n'avaient pas vu le temps passer. Les parents de Patrick, vaguement sensibles à l'idée de l'amour chez les autres, crurent en l'histoire Marion Easterly pendant un an. Comme à son habitude, Patrick faisait alors les quatre cents coups dans un bar un peu louche. Il créa une famille à Marion: de robustes cheminots avec trois jolies filles. Marion était la plus jeune, elle était prude et brune, elle adorait le tennis et les romans à l'ancienne dans lesquels les jeunes gens en Knickerbockers vivaient dans des petits villes. Quand Patrick se retrouvait en prison, Marion n'était jamais avec lui. Si bien que, peu à peu, les parents de Patrick se mirent à penser  qu'elle devait avoir une bonne influence sur leur fils. Il n'avait qu'à passer son temps avec Marion Easterly, et ses frasques s'espaceraient, la pension ne serait plus une obligation et Patrick pourrait grandir et apprendre un...bon métier.
En juillet, Patrick  participa aux épreuves de lasso du rodéo de Wilsall, avant de se joindre aux bagarreurs devant les bars. Il avait attrapé son veau  et lui avait lié les quatre pattes de main de maître, il en récolta une considération certaine malgré son jeune âge, qui lui valut de se faire offrir nombre de verres sur le trottoir, sans même qu'il ait besoin d'entrer dans les bars. Patrick et ses amis restèrent assis sur les capots de leurs voitures jusqu'à ce que le soleil se noie dans les Monts Bridger. A trois heures du matin, il était de retour au ranch, tanguant fortement dans la cuisine, et il voulut se préparer un petit quelque chose à manger. Il buta contre un vaisselier et fit tomber une pluie de cristal sur les tomettes. Une pyramide d'assiettes et de plats glissa et se fracassa par terre. Il abandonna l'idée du petit quelque chose à manger.
Le père et la mère de Patrick fusèrent dans la cuisine, on ne peut plus soucieux. Patrick titubait parmi les débris et écrasait bruyamment porcelaine et verre avec ses bottes de cow-boy. Il les regarda, tout en essayant de penser le plus vite possible.
"Marion est morte, lâcha-t-il. Un diesel. Elle allait chercher des oeufs."
L'annonce laissa les parents pétrifiés.
"Je me branle de tout, maintenant, ajouta Patrick.
-Il n'est pas question que tu parles comme ça dans cette maison", lui dit sa mère.
Mais son père intervint et épilogua sur la mort du premier amour d'un garçon. Patrick tournoya jusqu'à sa chambre et s'endormit lourdement.
Après dix heures d'un sommeil  bousculé par le remords, l'alcool et le fait qu'il avait gardé sur lui ses vêtements sales du rodéo, Patrick s'éveilla en sursaut et se sentit empli d'une crainte aussi soudaine que difficilement identifiable. Il mit une main en coupelle devant sa bouche pour voir à quoi ressemblait son haleine, puis se badigeonna les dents d'un peu de dentifrice. Il courut à la cuisine nettoyer le chantier, mais il arriva trop tard.
Vraiment trop tard.
Sa mère et son père l'attendaient. La cuisine était impeccable. Son père portait un costume et une cravate, sa mère une robe d'un bleu éteint. Tout semblait très calme.
"Pat, dit son père, nous voulons rencontrer les parents de Marion. Nous voudrions les aider à préparer les obsèques ."
De fines coulées de larmes se dessinaient sur les joues de sa mère. Mais elles venaient d'une paire d'yeux qui paraissait fort étrange.
"On n'arrive pas à trouver les Easterly dans l'annuaire.
-Ils n'ont pas le téléphone.
-Et on ne pourrait pas tout simplement aller là-bas?
-Je ne crois pas qu'ils le supporteraient, papa. Ca vient juste d'arriver."
Une claque sonore aiguisa les sangs de Patrick et le rappela à la réalité du moment.
"Tu étais bourré à Wilsall, dit sa mère. Et Marion Easterly n'existe pas !
-Tout cela est quand même très embarrassant, Pat, dit son père. Nous sommes allés à l'hôpital, à la morgue, à la police. Les policiers, en particulier, se sont bien amusés à nos dépens, et les autres ne se sont pas franchement ennuyés en nous voyant. Je crains que tu ne sois une sorte de bon à rien. Je crains que nous ne soyons dans l'obligation de t'envoyer en pension.
-Ce n'est que justice, dit Patrick.
-Je crains bien de me ficher totalement de savoir si c'est juste ou non", dit son père.
Thomas Mc Guane
Nobody's Angel
(L'ange de personne)
10/18
Les grands écrivains racontent bien souvent notre propre histoire. Méditez là-dessus.
Image : Nathalie Wood et James Dean in Rebel Without a cause (Nick Ray 1955)

dimanche 23 mars 2014

Primavera



Oh primavera ! gioventù dell' anno !
Oh gioventù, primavera della vita !



Ô  mes lettres d'Amour 
Ô mes lettres d'amour, de vertu, de jeunesse,
C'est donc vous ! Je m'enivre encore à votre ivresse ;
Je vous lis à genoux.
Souffrez que pour un jour je reprenne votre âge !
Laissez-moi me cacher, moi, l'heureux et le sage,
Pour pleurer avec vous !

J'avais donc dix-huit ans ! j'étais donc plein de songes !
L'espérance en chantant me berçait de mensonges.
Un astre m'avait lui !
J'étais un dieu pour toi qu'en mon cœur seul je nomme !
J'étais donc cet enfant, hélas ! devant qui l'homme
Rougit presque aujourd'hui !

Ô temps de rêverie, et de force, et de grâce !
Attendre tous les soirs une robe qui passe !
Baiser un gant jeté !
Vouloir tout de la vie, amour, puissance et gloire !
Etre pur, être fier, être sublime, et croire
À toute pureté !

À présent, j'ai senti, j'ai vu, je sais. – Qu'importe
Si moins d'illusions viennent ouvrir ma porte
Qui gémit en tournant !
Oh ! que cet âge ardent, qui me semblait si sombre,
À côté du bonheur qui m'abrite à son ombre,
Rayonne maintenant !

Que vous ai-je donc fait, ô mes jeunes années,
Pour m'avoir fui si vite, et vous être éloignées,
Me croyant satisfait ?
Hélas ! pour revenir m'apparaître si belles,
Quand vous ne pouvez plus me prendre sur vos ailes,
Que vous ai-je donc fait ?

Oh ! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s'attache,
Revient dans nos chemins,
On s'y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains !

Oublions ! oublions ! Quand la jeunesse est morte,
Laissons-nous emporter par le vent qui l'emporte
À l'horizon obscur.
Rien ne reste de nous ; notre œuvre est un problème.
L'homme, fantôme errant, passe sans laisser même
Son ombre sur le mur !

Victor Hugo
Les feuilles d'automne
1831
Voilà, suite à mon article sur Thierry Jonquet  où l'oncle Victor était présent et à celui de l'Ex-Homme-Yack  avec le récit d'un fort beau poème , ma foi, voici une belle conclusion, et d'actualité, en plus.
Pour l'illustration, tout est écrit. 
Julius 

jeudi 20 mars 2014

Le Polar est Nostalgique


Le boulevard Voltaire, le Père-Lachaise, Simon connaissait le parcours par coeur, chacun de ses pas réveillait de vieux souvenirs. L'adolescence qui s'éloignait à tire d'aile pour fuir vers des contrées moins fleuries. Souvenirs, souvenirs, la voix de Johnny sur SLC, sa-lut-les-co-pains... Ceux des premières dragues, du temps où les bahuts n'étaient pas mixtes. Si l'on voulait rencontrer des filles, il fallait ruser, user de maints stratagèmes. Prendre le métro pour filer jusqu'à Saint-Paul près des lycées de Sophie-Germain ou Victor Hugo, deux grandes réserves de gamines à jupes plissées. D'adorables petites créatures auxquelles on parvenait parfois à arracher un baiser du bout de la langue et, dans les jours fastes,une branlette à la fin des soirs de boum.
Puis, après 68, la foultitude de manifs auxquelles il avait participé. Répu-Bastille, Répu-Nation. Impossible de les compter, tous ces cortèges maigrichons ou massifs suivant les jours. Dix mille selon les organisateurs, cinq mille à peine pour les RG. Refrain connu. Formule consacrée. Protestations tous azimuts. Franco, Pinochet, Jaruzelski, toute la sarabande des dictateurs. Les rassemblements du MLAC, l'anniversaire de la Commune, en 71, la solidarité avec les Vietnamiens, la mort du militant maoïste Pierre Overney en 72, deux cent mille manifestants, l'enterrement de Pierre Goldman en 79, vingt fois moins. Et comment oublier la foule silencieuse, commotionnée, si grave après la profanation du cimetière de Carpentras? Le cadavre d'un vieux juif exhumé par une bande de psychopathes et exposé hors de sa tombe, avec un simulacre d'empalement à l'aide d'un pied de parasol. François Mitterrand marchait dans le bataillon de tête. Un président de la République battant le pavé parmi la foule, ça ne s'était jamais vu. Ce jour-là, il ne portait pas la francisque au revers de son veston.
Et d'autres prétextes, plus futiles. Une visite du pape, par exemple, excellente occasion de se défouler en chantant de vieilles rengaines anticléricales. L'essentiel était de se retrouver dans la rue, au coude à coude, pour la bonne cause. De côtoyer une multitude de visages sur lesquels, il était impossible de poser un nom, depuis tant d'années, mais que l'on reconnaissait au premier coup d'oeil. On échangeait des saluts, des signes de connivence, il fallait crier pour s'entendre afin de couvrir la sono qui crachait des slogans à grand renfort d'effets Larsen, on croisait des copains dans la bousculade, de vagues connaissances, des gens perdus de vue depuis des lunes, l'occasion de s'échanger un numéro de téléphone, ou des coordonnées e-mails, en sachant  bien qu'on ne donnerait pas suite. Des mondanités sans conséquences. Une réplique du salon de Mme Verdurin(1), empesté par les effluves de merguez...



Aguigui Mouna, Mouna tout court, habitué de tous les défilés post-soixante-huitards, histrion bien connu entre la place Beaubourg et la rue Mouffetard, lointain héritier du provocateur Diogène, Mouna n'était plus là pour contempler le désastre, avec son antique vélo tout foutraque, sa barbe rongée par les poux. Un personnage inoubliable.
Ni ce vieux mec, impossible de l'identifier, de lui donner un nom, de l'affubler d'un pseudo... L'anonyme parfait , le fantôme intégral, ce grand-père aux cheveux blancs qui avait inlassablement vendu Le droit à la paresse dans toutes les manifs des années 70. Répu-Nation, Répu-Bastille. Vietnam/Franco. Franco/Vietnam. Hors ! Hors d'Indochine! USA/SA/SS!
Franco! Salaud, le peuple aura ta peau!
Thierry Jonquet
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte
Points n°1814
(1) A la recherche du temps perdu 
Images : 1 / La belle Angela, bien sûr ! 2/ Le très fameux Mouna 

mardi 18 mars 2014

Le Polar est Juste



La plupart des humains savent que la petite ville de Vevey se trouve en Suisse. Ils le savent pour avoir, au moins une fois dans leur vie, consulté l’adresse de la multinationale alimentaire Nestlé sur un des  nombreux produits de la firme, avant ou après sa consommation. Rappelez-vous, les charmants petits oiseaux perchés sur un nid. Ne perdons donc pas de temps et filons tout de suite sur la rive nord du lac Léman, que les autochtones et leur syndicat d’initiative appellent, peut-être avec un brin d’ironie, la Riviera Suisse.  Peter Belcker descend  la double spirale  du grand escalier central du siège de la société. Son impeccable costume gris anthracite est en parfaite harmonie avec la teinte naturelle de ses cheveux. Le manager se sent pleinement satisfait des différentes négociations  menées au cours de cette longue journée de travail pour le compte de « sa maison-mère ». Satisfait  d’avoir impacté, importer et  finalisé,  il ressent, et c’est bien naturel, l’habituelle et nécessaire période de décompression. Dans sa tête, les bilans et les chiffres se disputent le leadership.  Mais, s’il est logiquement  fier des services rendus, il sait aussi qu’il  ne doit surtout pas le montrer. Comme l’ensemble des cadres performants de la firme, il prend grand soin de ne pas afficher ses émotions, même si une grande majorité des employés, à cette heure tardive, a déjà déserté les bureaux. C’est   cette règle tacite qu’il  récite à voix basse en entrant dans l’ascenseur. Il est conscient que la possibilité de croiser un de ces modestes travailleurs d’une quelconque république bananière occupé à récurer le sol n’est pas à écarter. Un homme du monde capitaliste, celui des vainqueurs, doit savoir se contenir et tenir son rang.
Quatre étages plus bas, dans le sas 435 B, il compose les huit chiffres de sa porte codée. Pour ces chiffres, il ne doit faire aucun effort de mémoire. Par précaution, il avait choisi, à son entrée dans la grande maison, les deux derniers chiffres de sa date de naissance 53, ceux de son épouse Elsa, 55 et enfin ceux de ses  deux enfants Charles,  91 et Noémie, 93. La lourde porte s’ouvre sur le parking en chuintant.
Il n’a pas fait trois pas dans l’allée centrale que les rampes de néons s’allument une à une, nimbant le sous-sol d’une clarté jaunâtre.  Prudent, Belcker tourne alors rapidement  la tête à droite, puis à gauche, pour bien s’assurer que l’endroit est totalement désert. Alors, seulement à cet instant, il se détend légèrement et se laisse aller à fredonner un petit air, très en vogue en confédération helvétique. Dans cette fredaine  populaire, il est essentiellement question d’un homme incapable de  choisir entre deux très belles et pulpeuses femmes ; l’une brune, l’autre blonde.
Question grosse berline, Belcker pense alors qu’il a vraiment  fait le bon choix en ouvrant la portière de son Audi S8 (ne rejetant que 235g de CO2 dans l’atmosphère.) Installé au volant, il glousse de satisfaction en entendant le rugissement sauvage de son dix cylindres, au moment même où son pied  enfonce la pédale d’accélérateur. Accompagné par la sixième symphonie de Gustav Malher, Belcker  remonte allegro vers la lumière.  Lorsque la guérite du gardien se présente, il coupe la musique et baisse sa vitre pour adresser quelques mots au préposé, comme il en a pris l’habitude.  Une faiblesse? Certainement pas. Un bon chef doit toujours garder un œil bienveillant sur ses troupes. Cette phrase, copiée lors d’un récent séminaire, l’avait totalement conquis.  Et puis, la conversation (appelons-la plutôt échange verbal) ne dépasse jamais  les quelques mots. Les sujets  en sont la pluie et le beau temps, principalement, et quelquefois, au moment des fêtes de fin d’années, la famille. Sûr de lui, Belcker relève  la tête en affichant  son sourire efficace et rassurant de communicant.
-Alors, Monsieur Max, quelles nouvelles aujourd’hui ?
L’homme de la guérite se penche vers l’avant. Sa tête sort de l’ombre. Une grosse tête noire comme du charbon, totalement rasée, avec des petits yeux mobiles qui brillent comme deux perles fluorescentes. A ce moment, les yeux de Belcker sont grands ouverts. Ils disent « mais, vous n’êtes pas Max ! »
-On  n’échappe pas à son destin, dit l’apparition, d’une voix étonnement caverneuse.
- Mais…Qu’est-ce que… lâche simplement Belcker,  avant de voir jaillir de la guérite une lance, ou  une sagaie, qu’importe…  Il n’a pas le temps de donner une réponse. La lame  trouve facilement son chemin dans le cou de Belcker. La pointe effilée transperce la chair blanche. Des jets de  sang réguliers éclaboussent sa chemise, les sièges, le tableau de bord et le pare-brise de la voiture.  Belcker s’effondre sans un bruit  sur le siège passager alors que la tête noire disparait  dans les profondeurs de la guérite.
De nouveau, tout est calme. Pourtant, on peut entendre une petite voix. Oui, une voix céleste qui récite un vers de Rilke.
La mort est grande nous lui appartenons
bouche riante quand nous nous croyons au milieu de la vie,
elle ose pleurer au beau milieu de nous.

Julius Marx

samedi 15 mars 2014

Avant que la nuit tombe


Des circonstances malvenues m'ont contraint ces dernières semaines à me pencher sur le passé et le présent et à oublier le futur. Surtout le passé: j'ai de nouveau retrouvé l'odeur et les bruits de l'hôpital, cette lumière de gaze blanche dans laquelle les infirmières glissent comme des cygnes et qui m'exaltait du temps ou j'étais interne, ce silence caoutchouteux, ces éclats métalliques, ces gens qui parlent à voix basse comme dans une église, cette solidarité de la tristesse au fond des salles d'attente, ces couloirs interminables, ce rituel terrifiant de solennité auquel j'assiste avec un sourire tremblant dont je me sers comme d'une canne, courage postiche qui dissimule mal ma peur. Surtout le passé parce que le futur se rétrécit, se rétrécit toujours plus, et je dis surtout le passé car même le présent s'est changé en passé, des souvenirs que je croyais perdus et qui refluent à mon insu, les dimanches de foire à Nelas, le ronchonnement des gorets ( je me souviens si bien du ronchonnement des gorets à présent ) une bague à l'emblème du Benfica que moi à cinq ans je trouvais superbe et mes parents atroce, qu'à cinquante ans je continue à trouver belle et horrible à la fois, et je pense qu'il est temps que je la porte, seule fantaisie maintenant que je n'ai plus de plaisirs.
Je veux ma bague à l'emblème du Benfica, je veux ma grand-mère vivante, je veux notre maison de la Beira, tout ce que j'ai laissé s'enfuir et qui me manque, je veux Gija pour me gratter le dos avant de me coucher, je veux courir dans les bois de Zé Rebelo, je veux jouer au ping-pong avec mon frère Joao, je veux lire Jules Verne, je veux aller à la foire populaire pour monter dans le carrousel, je veux voir Costa Pereira défendre un penalty de Didi, je veux des crèmes aux oeufs, des beignets de morue avec du riz à la tomate, je veux retourner à la bibliothèque du lycée pour lire en cachette La Rousse de Fialho de Almeida, je veux retomber amoureux de la femme du pharaon dans Les Dix commandements que j'ai vue à douze ans et à laquelle je suis resté fidèle durant tout un été, je veux ma mère, je veux mon petit frère Pedro, je veux aller à la droguerie acheter du papier de trente-cinq lignes pour écrire des vers laborieusement comptés sur le bout des doigts, je veux rejouer au hockey sur glace, je veux être le plus grand de la classe, je veux cacher des billes oeil de boeuf, oeil de chat, agates et calots, je veux me casser un bras pour porter un plâtre, ou, mieux encore, une jambe, pour pouvoir marcher avec des béquilles et effrayer les petites filles de mon âge, un gosse en béquille je croyais, enfin je crois qu'aucune fille ne peut lui résister, sans parler des voitures qui s'arrêtent pour vous laisser traverser la rue, je veux que mon grand-père me dessine un cheval, je veux monter dessus et m'en aller d'ici, je veux sauter sur mon lit, je veux manger des bernacles, je veux fumer en cachette, je veux lire le Mundo de Aventuras, je veux être Cisco Kid et Mozart en même temps, je veux des glaces Santini, je veux une lampe de poche pour Noël, je veux des parapluies en chocolat, je veux que ma tante Gogo me donne la becquée
-ouvre la bouche Toino
Je veux une coupelle de lupins, je veux être Sandokan  Souverain de Malaisie, je veux porter des culottes longues, je veux descendre des trams en marche, je veux jouer de toutes les trompettes en plastique du monde, je veux une boite à chaussures pleine de vers à soie, je veux mes figurines de joueurs de foot, je ne veux pas d'hôpitaux, pas de malades, pas d'opérations, je veux du temps pour reprendre courage et dire à mes parents que je les aime ( je ne sais pas si je pourrai) dire à mes parents que je les aime avant que la nuit tombe , messieurs, avant que la nuit tombe pour toujours.

Antonio Lobo Antunes
Dormir accompagné
Point/ C.Bourgois n°1141

Même si on peut être légèrement dérouté en entrant dans la vie intime de l'auteur, on comprend vite que les mots du poète se confondent avec ses pensées. Des instantanés scintillants en vrac, comme les appelait Arno Schmidt, qui viennent heurter la belle écriture posée. Ce joli texte très émouvant a l'optimisme d'un Je me souviens de Perec et la gravité d'un Tabucchi du Fil de l'horizon ( extrait sur ce blog sous le titre " une joie excessive"). Et puis, je ne peux m'expliquer pourquoi, à chaque lecture, je vois distinctement Giorgio, le narrateur du Jardin des Finzi-Contini de Bassano.
Julius Marx

Image : Le grand Costa Pereira


jeudi 13 mars 2014

La vie des mots


Notre monde actuel observé, l'oeil au microscope, devient un monde élémentaire dont l'agitation incohérente aboutit à des problèmes, à des hypothèses simplement médicaux. Faire le procès de la vitesse n'est pas une occupation sérieuse: nous savons tous, depuis des millénaires, que la vie de chacun de nous accélère sa vitesse, d'années en années, jusqu'à la fin. Il est sans doute dans la logique des espaces inimaginables que la vitesse accélérée de la terre et de ceux qui l'habitent soit de plus en plus soumise à un rythme inexorable, qui, à certaines heures consacrées à des méditations pénibles, nous conduit vers la fin de la présence humaine dans le jeu des cosmogonies entrevu par Arthur Rimbaud:" Un couchant des cosmogonies...comme on fut piètre et sans génie". Je cite de mémoire; mais cela me console, car j'estime que je ne fus pas plus sot qu'un autre en ne tenant pas compte de ce mot : génie.
A partir d'un certain âge, les mots perdent l'essentiel de leur signification sociale ou mondaine. Ils deviennent des mots usés jusqu'à la corde. Hélas, la vie des mots est plus brève que celle d'un centenaire, pour fixer une limite raisonnable. Le soleil brûle les mots, le froid les insensibilise, la misère les déforme jusqu'à la caricature. Les vieillards authentiques, comme les enfants, se servent de peu de mots pour vivre en société. Leurs mots, sans forme, qui sont peut-être, d'anciens sons et d'anciennes couleurs, ne sont utilisables que dans le silence qui précède la fin.
Pierre Mac Orlan
Entre deux portes (extraits)
Revue  Esope 1er Janvier 1960
Textes réunis dans "Domaine de l'ombre"
par l'irremplaçable Francis Lacassin
Phébus (Mai 2000)

lundi 10 mars 2014

Rue Agnes




 2433, rue Agnes. Premier chez-soi, dernière maison de Missoula

Le calme bien assuré. Une Plymouth verte prend racine en face dans la rue.
La dame au 2428 clopine avec une canne et, à mon ouest, les champs s'étendent infinis
de la montagne en pleine mer, j'imagine.
Un chien tricolore sans voix.
Entre 2428 et 2430, je devine un poulailler délabré deux rues plus loin.
Sur son toit, de la mousse, peut-être, les fenêtres béantes pour sûr,et, certitude tragique,
aucune volaille, mais,belle évidence,
une pile de bois grisâtre dans un terrain vague.

Un premier matin embrumé. Une couverture froissée de nuages crasseux
se traîne vers le nord-est, sans que la pluie menace, et assombrit les Rattlesnake.
Une femme bouge au 2430, silhouette de fantôme derrière ses rideaux suisses à pois.
Elle conduit une Falcone vert pâle.
Un quartier où l'on ferait durer les existences comme des voitures.
Peu d'enfants en vue.

Je suis partagé. D'abord, personne ne devait posséder la terre. On ne peut honorer
ses biens propres.
Imaginons donc des esprits maîtres du sol qui en font bonne mesure,
rendent au moins ce qu'on en tire et remboursent en rites de merci indiens.
Et, quand j'achète, le rôle grossier de l'argent gage sans détour
une part de moi que je devais garder.
Mais cinquante bruants au moins s'agitent et picorent ma pelouse.

Richard Hugo
(La dame du bassin de Kicking Horse)
La version originale ici :
http://allpoetry.com/poem/8511889-The-Lady-In-Kicking-Horse-Reservoir-by-Richard-F-Hugo

mercredi 5 mars 2014

Hollywood by Night



On sait que  Stuart Kaminsky gérait un bon petit filon avec son idée d'un privé évoluant dans le Hollywood des années quarante et mettant en scène des personnages célèbres comme Judy Garland (Murder on the yellow brick road) ou les Marx Brothers ( You bet your life Chico.)
Si les romans sont tous amusants et bien gérés, donc, High Midnigth est, à mon sens, plus intéressant, parce que socialement plus engagé. Très loin des strass et paillettes, l'enquête du privé Toby Peters se déroule presque exclusivement dans des quartiers qui le ramènent à la triste réalité: " Les maisons préfabriquées et les églises en briques sombres faisaient un certain effet sous le soleil, mais par un jour comme celui-là, le quartier apparaissait vraiment pour ce qu'il était, un ghetto de ratés au chômage, même à une époque où les hommes étaient rares et les boulots faciles à trouver. Dans les rues et les petits jardins publics, les enfants portaient les manteaux de leurs grands frères. Des ménagères fatiguées, un foulard sur la tête, passaient, chargées de paquets et de marmots.
La maison de Curtis Bowie était facile à trouver. Tout près de la Soixante-Cinquième Rue, c'était une toute petite bicoque dont la peinture blanche écaillée laissait voir le bois pourri par-dessous. Et elle n'avait pas d'espace vital, coincée entre deux maisons jumelles et presque mitoyennes.
Je me garai, fermai ma Buick et m'approchai de la porte grillagée. Je frappai au grillage, qui semblait prêt à tomber et comptait tellement de trous qu'il n'aurait pas découragé un aigle,alors, ne parlons pas des mouches."
 L'envers du décor est habité par un peuple  de défavorisés; actrices déchues, acteurs trop vieux pour les longues chevauchés, scénaristes toujours sur le bon coup synonyme de pactole, malfrats beaucoup trop loin de leur base pour pouvoir comprendre quelque chose à ce monde enchanté, et flics corrompus.
Fort heureusement, le personnage de Lola Farmer, une actrice devenue chanteuse de cabaret (lointaine cousine de Susan Alexander Kane ou de la Lily Stevens de Road House) nous redonne l'envie de lutter.
"-C'est toi qui as engagé le tueur? demandai-je.
Elle fit non de la tête et dit, comme se parlant à elle même :
-J'ai usé toutes mes munitions sur Cooper. J'ai ma fierté, pas beaucoup, mais un peu. C'est ce qui me fait tenir debout.
-Non, le résultat est bien supérieur, dis-je, sincère.
Elle sourit, montrant ses forts jolies dents,et, tendant la main par-dessus le bar, m'effleura la joue. Son autre main resta serrée sur son verre.
-C'est gentil, dit-elle."
Julius Marx
Stuart Kaminsky
High Midnight ( Pour qui sonne le clap)
Série Noire n° 1866
Image : Ida Lupino in Road House ( La femme aux cigarettes) Jean Negulesco-1948.

mardi 4 mars 2014

L'arbre qui rêve


Un petit coin de montagne. Nous sommes  bien conscients de nous trouver dans un endroit privilégié ; calme, sauvage, et teinté de toutes les nuances de vert. Et puis surtout, aucun papier gras ni sac plastique. Nous apprécions et nous tentons (en vain) de compter les différents chants d'oiseaux.


Nous avons des visiteurs.

Le berger nous apprend qu'à cet endroit même se trouvait encore, il y a de cela une vingtaine d'années, une usine qui lavait et concassait le minerai.


L'homme est tellement engagé dans notre conversation que les brebis et les chèvres se dispersent un peu partout. Heureusement, les chiens sont attentifs.



Plus loin, au fond d'une cuve, nous découvrons le cadavre d'un sanglier. Je ne prends pas de photo, par respect pour la famille.


Sur le chemin du retour, qui serpente entre les amandiers, nos esprits d'européens se demandent pourquoi certains arbres sont en fleurs et pas d'autres? Notre hôtesse a déjà posé la question et la réponse est étonnante. "Ici, nous les appelons les arbres qui rêvent." Cette simple petite phrase poétique marque encore une fois la différence qui existe entre nos cultures. Pour l'Europe qui bouge et qui n'a pas de temps à perdre, on peut qualifier l'arbre "qui ne fait pas son travail" de rêveur. Ici, c'est le contraire.
Je vous laisse méditer là-dessus. Il commence à faire un peu frisquet et un bon feu de cheminée nous attend.
Julius Marx