samedi 29 novembre 2014

Art moderne




Au grand carrefour de la Place Tahrir(1) un simple d’esprit (ou peut-être devrais-je écrire un esprit simple ?) s’amuse à mimer les gestes autoritaires du policier. La bouche grande ouverte, les yeux exorbités, il agite ses longs bras comme le mécanicien chargé de guider les avions sur le tarmac d’un aéroport. Les conducteurs et les passants s’amusent, le policier ne bronche pas. Pas un poil de sa moustache ne frémit. La rue est un spectacle.

Dans un square, un homme profite du tuyau d’arrosage abandonné sur la pelouse pour prendre une bonne douche.  A quelques enjambées, le marchand de pain allongé devant son étal n’interrompt pas sa rêverie. Le bonheur est vraiment à portée de main.

A un autre carrefour, nous n’avançons plus. Toutes les voitures sont presque encastrées les unes dans les autres. On se croirait dans le final du film Playtime de Jacques Tati. Un taxi vient de crever. Son chauffeur grimace, se gratte la tête et demande à ses passagères de bien vouloir descendre au plus vite. Et voilà  nos trois grosses femmes, les bras chargés de sacs et cabas, appelant au secours comme des naufragées sur une île perdue. Les chauffeurs profitent pleinement de ce petit intermède  salutaire dans leur longue journée d’embouteillage.

Sur le Ring (le boulevard qui encercle une partie de la ville) on peut raisonnablement circuler à  quatre files de voitures. Pourtant, ce matin, je n’en compte pas moins de six. La conduite devient combat, frôlements et rétablissements spectaculaires. Ce sport  de glisse, non recommandé aux âmes sensibles, est toujours accompagné de la douce musique des avertisseurs. Sur le microscopique morceau de parpaing qui fait office de trottoir, un vieillard appuyé sur ses deux béquilles pose un regard perdu, sans vie, sur l’autre rive inaccessible.

Dans l’arène, devant la grande pyramide du Roi Djoser à Saqqarah, il arrivait que  le demi-Dieu combatte seul, face à un taureau pour assurer son pouvoir devant le peuple. L’image est séduisante mais, comment pouvait-il être vraiment certain de sortir vainqueur de cet affrontement inégal ? On m’assure que les grands prêtres connaissaient déjà les remèdes pour « affaiblir » le taureau.  Cette entente entre l’Etat et les pouvoirs du spirituel m’enchante.


Nous descendons sous terre. On ne saurait dire vraiment pourquoi mais, soudain, en découvrant ces fresques peintes sur les murs du tombeau d’un noble… l’émotion est trop forte. Peut-être les milliers d’années qui nous séparent de ses témoignages d’un peuple à son protecteur?  Pourtant, nous n’avons pas l’impression qu’autant de siècles séparent ces scènes de la vie quotidienne de cette époque de la nôtre. Un artiste d'aujourd'hui pourrait facilement immortaliser ce gardien endormi, la bouche ouverte, coincé dans sa guérite en fer blanc, ce responsable de l’environnement, à quatre pattes sur la pelouse, qui arrache un à un les brins d’herbes ou ce gamin aux yeux verts, barbouillé de plâtre de la tête aux pieds, et son sourire désarmant.
Julius Marx
(1) Petite anecdote à propos de la Place Tahrir .On raconte que le ministre de l'intérieur d'avant la révolution (son nom n'a aucune importance) assurait à qui voulait l'entendre qu'aucune manifestation ne pourrait jamais avoir lieu sur cette place à cause des nombreux échafaudages présents depuis un certain nombre d'années.
Photo: la Pyramide du Roi Djoser. Pendant que les quelques touristes présents s'acharnent à la photographier sans qu'apparaissent les échafaudages, les groupes de locaux défilent à une vitesse vertigineuse,se font tirer le portrait et repartent, nullement impressionnés par la solennité des lieux .

jeudi 27 novembre 2014

Le Polar Est Amour (21)



Martagon tient en main son rasoir fabriqué à Solingen, Germanie, un coupe-chou câlin, caresse de feu. Il a envie de se couper les deux oreilles, double Vincent, il les mettrait sous son oreiller, c’est fait pour ça comme son nom l’indique, et il dormirait enfin sur ses deux oreilles. Il vomit dans le lavabo. Bientôt cinquante piges. Il y a un âge pour manger, un autre pour vomir. Son petit pagne se dénoue, il se retrouve à poil, devant le miroir, avec sa queue qui pend, faudra songer à la couper, elle aussi. Tout ce qui dépasse. Il a envie de lisse, d’absolu silencieux, de douceur du ciel, d’un signal lumineux, quelque part, dans le futur, pour que son fils avance, encore un peu, après qu’il lui aura lâché la main. Il a envie de son gamin, là dans la chambre, il a envie de sangloter, mais ne le fait pas. Il va au mini-bar, sèche une mignonette de bourbon Jack Daniels. Une seconde. Il met la télé, M6, des clips, à fond, il voit les images, qui doivent exprimer la musique, qu’il n’entend pas, il danse, comme un ours, il veut téléphoner à son gamin, il n’a pas la tonalité, peut-être n’entend pas, qui sait ? il va dans le couloir, chercher un employé il voit une femme nue. Elle tient une arme noire, un pistolet automatique. Il reconnaît Virginie, son ex, la mère de son garçon. Il sourit. Elle semble articuler quelque chose, il a des mouches dans les oreilles, il attend que les mouches s’en aillent. Virginie dit :
-Tu te souviens de mon désir ?
-Quoi ? Lequel ?
-Mon désir d’enfant.
-Mais putain Virginie, qu’est-ce que tu fais à poil dans le couloir ?
-Et toi ?
-Le téléphone ne marche pas.
-J’ai voulu cet enfant, et quand il a été là, c’était fini. Je n’aime pas te voir. Tu me rappelles de ces choses. Comment on appelle ça ? Le passé. Voilà, tu me rappelles le passé. Tout ce que je ne veux pas. Plus de charme, plus de fantaisie, plus d’insouciance, plus de jeu, tu es lourd. Tu as grossi, en plus.
-T’ es toujours avec ton gangster ?
-Il est là, je dois le réveiller dans trois minutes.
-Trois minutes. Tu as le temps d’aller te faire cuire un œuf.

Hervé Prudon
Vinyle Rondelle ne fait pas le Printemps
Série Noire N° 2418
Image : Christine Boisson et André Dusollier dans le Exterieur Nuit de Jacques Bral-1980

dimanche 23 novembre 2014

Pour en finir avec le colonialisme




Si l’on réside quelques années dans ce monde que les nantis occidentaux  qualifient de « tiers », « quart » ou  « en voie de développement »,on ne peut que s’interroger sur le colonialisme. Des deux côtés du mur qui s’est construit peu à peu entre les peuples (encore un !) les arguments se veulent   irréfutables.  Quand certains demandent le pardon, voir l’oubli, d’autres leur oppose leurs régiments de combattants.
Tout est dit dans ce texte  écrit en 1984, qui pourrait s’intituler Pour en finir une bonne fois pour toutes avec le colonialisme. J’aime à citer cette phrase de Winnicot « Tout ce que j’ai pu penser ou écrire à déjà été dit par le poète. » qui devient avec cet exemple encore plus criante de vérité.

« La terrasse dominait une baie où les eaux bleues du golfe étincelaient sous la réverbération solaire comme un joyau incandescent serti dans le sable doré du rivage. Immobiles sur l’horizon et ressemblant dans le lointain à d’innocentes miniatures, des tankers géants voguaient vers les hémisphères cruels, emportant dans leurs flancs alourdis la substance vitale aux parfaits génocides. Des pêcheurs reprisaient dans un silence sacré leurs filets déployés sur la plage, symbolisant par la sobriété de leurs gestes la prééminence de la paix sur la vaine agitation des hommes. Tout le paysage semblait pétrifié sous l’ardent soleil d’après-midi, d’une beauté statique et invulnérable, comme indifférent à la lente marche séculaire du temps. Partout ailleurs le despotisme industriel avait dégradé les espaces émouvants de la nature, et il s’en était fallu de peu pour que ce paysage lui-même ne devînt à son tour une aire méphitique renommée. Pour s’en convaincre, il lui suffisait de tourner la tête pour distinguer à travers la brume de chaleur-plantée dans le désert comme une statue de la dérision- l’armature métallique d’un derrick pourrissant au soleil. Dans les vibrations de l’air surchauffé, il ondoyait à la façon d’une danseuse aux déhanchements lascifs, sortie des sables par la grâce d’un magicien. Ce vestige d’anciennes prospections pétrolières qui s’étaient soldées par un échec servait à présent de point de rencontre aux enfants de la  ville, lesquels s’y livraient à des jeux passionnants et dangereux. Personne ne songeait à l’enlever, car sa présence entretenait dans les hautes sphères gouvernementales la superstition  que l’or noir jaillirait un jour en force, attiré par cet emblème des champs pétrolifères. Quelques-uns de ces dignitaires, optimistes invétérés, venaient parfois contempler cette idole païenne, murmuraient avec ferveur les prières appropriées, puis s’en allaient confiants dans l’avenir. Pour sa part, Samantar n’éprouvait que sympathie et gratitude envers ce derrick fantôme, délaissé par ses propriétaires, parce qu’il était la preuve tangible et irréfutable de la défaite sans recours de l’ennemi abhorré, en l’occurrence la grande puissance impérialiste, porteuse de toutes les ignominies. L’idée que ce mastodonte de la technique moderne, d’un coût onéreux, ne servait plus qu’à agrémenter les turpitudes d’une marmaille loqueteuse, le comblait de jubilation. C’était la revanche inattendue des déshérités sur l’outrecuidance des marchands.
Ce que Samantar avait surtout en horreur c’était ce que les technocrates occidentaux appelaient dans leur jargon baroque : l’expansion économique. Sous cette formule de sorcière, les anciens colonialistes s’efforçaient de perpétuer leurs rapines, en introduisant leur psychose de consommation chez les peuples sains qui n’avaient nul besoin de posséder une automobile pour attester leur présence sur cette terre. Il avait eu un moment la naïveté de croire que ces pourvoyeurs des pires instincts  et leur panoplie de produits frelatés (juste bons pour appâter les enfants attardés) étaient repartis pour toujours. C’était mal les connaître ; ils étaient revenus, revêtus cette fois de nouveaux oripeaux, travestis en bienfaiteurs des nations sous-développées et, paraît-il, soucieux de les aider à profiter des richesses de leur sol. Mais c’était pour mieux les voler et d’une façon plus insidieuse.
Il arrivait souvent à Samantar de s’apitoyer sur le sort de ces malheureux que des potentats ambitieux avaient réduits au rang d’esclaves d’une puissance étrangère sans âme, la plus perfide et la plus vénale d’entre toutes les nations. Il avait surtout marqué sa résistance aux modes décadentes, en continuant à s’exprimer dans un langage humain. C’était ce langage humain qui enchantait Samantar ; ce langage auquel s’était substitué partout dans le monde un idiome bâtard –ramassé dans les poubelles du commerce et de la publicité- qui ne concernait plus l’homme et d’où toute notion d’émotion ou de sentiment était exclue.
Albert Cossery
Une ambition dans le désert
Gallimard  (1984)
La photo vient du blog "Owl's Farm "

jeudi 20 novembre 2014

Le Polar Est Amour (20)




Tricointe, épuisé, se dirigeait vers un village. Il n’avait qu’une idée en tête : trouver des gendarmes et leur signaler le camion plein d’armes et de taulards évadés. Il marchait rapidement. Le caporal entra dans le patelin désert fermé de presque partout. Une voiture de la gendarmerie stationnait dans la rue principale, près d’une ferme. Tricointe obliqua vers la voiture. Deux vieilles femmes impotentes, derrière leurs rideaux regardèrent passer le troufion.
Dans une chambre, au rez-de-chaussée de la ferme, sur le grand lit paysan, deux gendarmes, l’un presque nu l’autre ayant gardé chemise et tunique, avaient pris en sandwich la patronne, une femme d’une cinquantaine d’années, grasse et pulpeuse. Les vêtements d’uniforme des pandores, les képis et les ceinturons avec pistolet dans la gaine étaient posés sur une chaise. La fermière se dégagea de la double étreinte et regarda le plafond, un peu inquiète:
-Serait temps que vous partiez. Il va pas tarder à se réveiller.
Dans la chambre au-dessus, le patron, un homme assez âgé, venait de se lever. Il terminait de s’habiller. Il descendit lourdement l’escalier, se rendit dans la cour où se baladaient quelques volailles. Alors qu’il  traversait la cour en direction des gogues, le paysan s’immobilisa, intrigué. Il venait de voir la voiture des gendarmes dans la rue. Il fronça les sourcils, fit demi-tour. L’oreille à la porte du rez-de-chaussée, il écouta. Il mit un œil devant la serrure et vit les képis de gendarme sur une chaise. La colère le saisit. Il fila chercher son fusil de chasse dans un appentis, au fond de la cour.
Les deux gendarmes, sortis en hâte de la maison, à moitié rhabillés, marchaient vers leur voiture. La rue principale du patelin était toujours déserte, comme morte. Les deux pandores n’étaient plus qu’à quelques mètres de l’auto quand surgit le fermier, son fusil de chasse en main. Il marcha résolument au-devant des hommes de la maréchaussée. Il avait fait le tour du bâtiment de façon à se trouver nez à nez avec eux. Le pécore fonça sur les sansonnets :
-Salauds ! Fumiers !
Les gendarmes, surpris, empêtrés dans leur ceinturon non encore remis, firent demi-tour, renonçant à joindre leur voiture. Ils détalèrent dans une rue adjacente. Ils se mirent à courir dans les ruelles et les chemins du patelin désert. Le paysan les poursuivit, le pas lourd, beaucoup moins vif qu’eux. De temps à autre, au détour d’une venelle, au coin d’un bâtiment, le pécore apercevait les gendarmes, épaulait et tirait, puis il rechargeait aussitôt son arme avec des plombs de chasse. Par moments, l’homme au fusil et les gendarmes se trouvaient presque face à face, uniquement séparés par une haie ou un muret. Dès qu’il voyait les gendarmes, le fermier faisait feu, mais les manquait à chaque fois.
Tricointe, resté près de la voiture de la gendarmerie, ne comprenait pas ce qui se passait. Il écoutait les claquements de fusil de chasse. Il se mit en marche vers la rue où avaient disparu les trois hommes, le cocu et les cornardeurs. Il avança à travers le village aux fenêtres bouclées, tandis que retentissaient, tantôt proches, tantôt éloignés, les coups de feu et les bordées d’injures, sans qu’il puisse voir poursuivis et poursuivant.
Le cul-terreux aperçut un gendarme, à la lisière du bled, en haut d’un chemin. Le pandore était en train de l’observer. Le péquenot tira. Le gendarme se planqua derrière le tronc d’un orme, puis il se montra et fit le geste de celui qui veut parlementer. Le petzouille répondit par une volée de plombs. Tricointe retournait vers la voiture des gendarmes. Des coups de feu éclatèrent, tout prêt de lui. Atteint à la tête par une balle perdue, tué net, le caporal s’écroula, la figure dans un tapis de crottin, à deux pas de la ferme des amours. A sa fenêtre, presque à poil, la femme, qui avait ouvert ses volets, regardait le soldat tué. Quelques vieux sortirent de leur maison et entourèrent le corps du caporal. L’un d’eux parla d’appeler les gendarmes. Un coup de fusil leur répondit, assez loin.
Pierre Siniac
L’or des fous (J-C Lattès-1975)
Réédité sous le titre Sous l’aile noire des rapaces
(Rivages/Noir- 1995)
Image: La magnifique Paulette Dubost dans La règle du Jeu- Jean Renoir-1939
Je suis sûr que ce choix aurait fait plaisir à Pierre Siniac.


Pour mieux situer ce texte écrit comme un véritable rapport de gendarmerie, il faut savoir que nous sommes en pleine débâcle de Juin 1940. La « guerre » que se livrent les gendarmes et le paysan cocu devient de fait beaucoup plus  sournoise et dérisoire. Encore un magnifique  exemple de la maestria de Pierrot le Fou.

mercredi 19 novembre 2014

Sieste




Les premiers jours passés sur la terre d’Albert Cossery nous entraînent vers la mélancolie. On ne peut que penser que le monde qu’il décrit  dans ses romans d’une façon si juste et  si cruelle a bel et bien disparu, écrasé sous le poids de ce qu’on appelle le progrès. La cadence infernale de la ville, son mouvement perpétuel, nous pousse à nous enfermer. Très loin du tumulte, on commence à rêver, comme ces  jeunes saltimbanques, à un autre monde, une autre vie. Et puis, peu à peu, l’espoir renaît grâce aux personnages que l’on croise, aux scènes théâtrales dont nous sommes les témoins. Alors, au plus profond de la « chère nuit égyptienne » cet homme endormi sous une statue dont l’allégorie m’échappe, redevient à son tour personnage de roman.

« Mais la vaste place était vide ; il n’aperçut qu’un représentant de l’ordre, de l’espèce la plus dégénérée, qui marchait au pas d’une vache qui broute, la mine boudeuse et ensommeillée, car c’était l’heure de la sieste. Comme attiré par un aimant, ce gendarme solitaire et affamé de puissance se dirigeait tout droit vers la statue. Un instant, Teymour s’imagina que le gendarme allait l’interpeller pour une infraction quelconque, mais celui-ci en voulait au pauvre gueux endormi contre la grille et dont il jalousait sans doute le sort bienheureux.
Le gendarme se baissa, saisit l’homme par l’épaule et le secoua avec ce savant sadisme qui caractérise les forces de l’ordre dans le sadisme de leur fonction.
-Allons, réveille-toi, dit-il. Tu n’as pas honte de dormir là, ô homme !
Le clochard tourna la tête, ouvrit un œil chassieux et demanda d’une voix calme et lointaine :
-Pourquoi aurais-je honte ?
-Comment ! s’indigna le gendarme. Tu ne vois pas que tu dors sous la statue du Réveil de la Nation ! Allons, un peu de respect, ô homme !
Le visage sale et fripé de l’homme eut une expression d’énorme lassitude, comme si les remontrances du gendarme lui parvenaient d’une distance incommensurable et qu’un effort surhumain lui était nécessaire pour les comprendre et les assimiler. Il ferma son œil et répondit avec une gravité morose :
-Nous avons le temps. Quand tu auras réveillé toute la nation, tu viendras m’avertir. Pourquoi serais-je le premier ?
Et il se rendormit.
Le gendarme exhala sa rancœur par un crachat sur le socle de la statue, puis s’éloigna en branlant la tête, comme s’il ne comprenait plus les raisons de sa présence sur la terre. Il venait d’être frustré de son autorité par le dénuement et l’ignorance d’un gueux, et cet incident- souvent renouvelé-  l’accablait d’un indicible découragement.  Silhouette  fantomatique, il disparut peu à peu, happé par les tourbillons de poussière qui balayaient la place. »
Albert Cossery
Un complot de saltimbanques

(Joëlle Losfeld)

vendredi 14 novembre 2014

L'enfant du peuple



-Où as-tu pris ce pain ?
L’enfant, cette fois-ci, ne répondit pas. Il mangeait son pain en silence.
-Mais réponds quand je te parle, reprit Abdel Al. Où as-tu pris ce pain ?
-Est-ce que nous te demandons quelque chose ? dit l’enfant au bout d’un moment.
Abdel Al essaya de changer de ton. Il voulait s’approcher de son enfant, son enfant qu’il connaissait à peine et pour qui il était presque un étranger. Il n’avait jamais tenté d’approfondir les insondables mystères de cette âme d’enfant livré à lui-même, et si près de la misère éternelle d’un monde qu’il en était aveuglé dès sa naissance. Comment pénétrer dans cet abîme de rêves enfantins et de puériles révoltes ? Dans l’indifférence sauvage de l’enfant, Abdel Al voyait le signe d’une haine fortement conquise. Sans doute lui en voulait-il d’accepter cette misère et cet esclavage dont il avait fui, lui, l’enfant, le fatal héritier.
Albert Cossery
La maison de la mort certaine

Michel Mitrani : Je garde l’image ce cet enfant souvent nu, qui parcourt votre œuvre et la campagne égyptienne. Son instinct vital lui fait reconnaître quelquefois la vérité avant ses parents, avant les adultes ? Quel rôle joue-t-il dans votre œuvre ?

Albert Cossery : Il joue un rôle dans le paysage, parce qu’il existe dans ce paysage, mais cet enfant, s’il est assez intelligent, c’est parce qu’il est dans la rue, et dans la rue on apprend à vivre.

Michel Mitrani : L’enfant est plus représentatif que ce que vous dites : un simple élément  figurant dans le paysage. Je pense à cet enfant qui achète du trèfle alors qu’il n’y a pas de mouton dans Les hommes oubliés de Dieu. A cet autre enfant, celui du charretier Abdel Al dans La maison de la mort certaine, qui juge durement son père. L’enfant qui chasse à la fronde les Fainéants dans la vallée fertile.

Albert Cossery : Oui, mais ce sont justement des enfants du peuple, et moi, quand je parle des garçons, il s’agit des garçons de la bourgeoisie. Ces enfants du peuple, je ne les vois devenir ni tyrans ni ministres…


Dialogues extraits du livre Conversation avec Albert Cossery (Michel Mitrani-Editions Joëlle Losfeld-1995)

mercredi 12 novembre 2014

Le Polar Est Amour (19)


Gyp Rayney fut reconduit en prison et je rentrai chez moi. Mais pas pour me coucher. Car Clio Landes m’attendait ; elle était là (j’avais laissé la porte ouverte), assise devant une bouteille de whisky. Elle avait puisé dans la gnôle une mélancolie  sans bornes. C’était une pauvre fille, seule, cafardeuse, malade, qui pleurait son paradis perdu. Elle se soûlait, pensait à ses parents morts, se rappelait les moments les plus moches de son enfance, les histoires tristes de son passé, et elle pleurait sur sa vie gâchée. 
Il n’était pas loin de quatre heures du matin quand le whisky eut enfin le dessus ; elle s’endormit sur mon épaule. Je la soulevai et la transportai jusqu’à sa chambre. 
Au moment où j’atteignis sa porte, le gros Bardell arriva en haut de l’escalier :
-Sacré shérif, toujours au boulot ! et il s’en alla après ce commentaire plein d’humour.
Dashiel Hammett
Corkscrew (un petit coin tranquille)

Black Mask (1925)
Image : Dorothy Comingore, la Susan Alexander de Charles Foster Kane.


lundi 10 novembre 2014

Le Polar Est Amour (18)


Tandis que Grogan parlait, on entendit du bruit dans l’escalier. Corey regarda et vit une femme descendre lentement les marches. Elle était vêtue d’un kimono orange brodé d’argent. Elle était de taille moyenne, très mince. Ses cheveux étaient blond platine. Ils faisaient un contraste avec ses yeux d’un vert sombre, profond. Corey l’avait déjà vue, mais seulement de loin. Il l’avait vue conduire l’Oldsmobile, monter dans l’Oldsmobile ou en descendre quand elle était garée devant un magasin  sur Addison Avenue. C’était toujours une confiserie ou une épicerie, et elle n’y achetait que des cigarettes. Elle ne s’approchait jamais du Hangout. D’après ce qu’il avait entendu dire, elle passait la plus grande partie de son temps à l’intérieur de la maison, et parlait rarement à qui que ce soit dans le Marais. Elle était avec Grogan depuis plus de trois ans, ce qui, pour quelqu’un de volage comme Grogan, faisait longtemps. Les autres n’avaient duré que quelques mois. Mais elle semble faire l’affaire, pensa Corey. On s’en rend compte à la façon dont il la regarde. Il est accro, c’est sûr, il est sacrément accro. Je dirais qu’elle doit avoir vingt-quatre ans. Et je dirais autre chose : ce n’est pas une roulure ordinaire à la recherche d’un lit et d’un logement gratis. Il suffit de regarder ce qu’elle a entre les mains.
Dans une main, elle tenait une paire de lunettes de vue. Dans l’autre, un livre. Corey pouvait voir le titre, sur la couverture. Il ne connaissait pas grand-chose en philosophie, mais il sentait bien que ce livre était strictement réservé aux grosses têtes. C’était de Nietzsche, c’était Ainsi parlait Zarathoustra.
-Lita, je te présente Corey Bradford.
Lita adressa  à Corey un signe de tête poli. Puis elle fit un pas en arrière, comme pour mieux l’étudier. Ca commença par ses chaussures. Et il pensa : Elle voit des chaussures défraîchies au cuir craquelé, sans cirage, les talons usés. Et un pantalon qui aurait besoin d’être repassé, et qui ne supporterait pas un lavage supplémentaire, et une veste dans le même état. Maintenant elle regarde la cravate. C’est une vieille cravate, elle commence à s’effilocher. Même chose pour la chemise. Bon d’accord, on n’est pas des plus élégants. Restons-en là. Mais non, elle n’en reste pas là, elle recommence à regarder les chaussures…
Il s’entendit dire :
-J’en ai une paire de neuves, mais celles-ci sont plus confortables.
-Vraiment ?
Elle se croisa légèrement les bras sur la poitrine.
-Vous avez vraiment une paire de chaussures neuves ?
-Non, dit-il avec un grand sourire. Je plaisantais.
Elle lui jeta un regard de côté. Il était de glace. Il continua de lui sourire à belles dents.
-Juste une plaisanterie, dit-Il. Vous pouvez supporter une petite plaisanterie, non ?
Lita ne répondit pas. Elle lui tourna le dos, souhaita une bonne nuit à Grogan et se dirigea vers l’escalier. Tout en montant, elle mit ses lunettes et commença à feuilleter Ainsi parlait Zarathoustra.
David Goodis
Night Squad (Ceux de la nuit)

Rivages-Noir
Image: Carol Landis in Having Wonderful Crime (Ed Sutherland-1945)

dimanche 9 novembre 2014

Une bibliothèque, encore...


Les lecteurs historiques de ce blog se souviendront certainement des articles que j’ai consacré aux différentes bibliothèques de centres culturels dans les pays où j’ai séjourné. La liste s’allonge  aujourd'hui (il faudra bien qu’elle s’arrête un jour) avec la bibliothèque (je devrai écrire la médiathèque) du centre culturel français du Caire. Dans ce haut-lieu de la culture et du savoir, il faut apprendre à chuchoter et à paraître totalement absorbé dans sa recherche. C’est à peine si les téméraires se risquent à un léger raclement de gorge, un petit toussotement.
Cachés dans ces rayons, j’aime à penser qu’il existe certains trésors dissimulés. Des écrits brûlants  qui feraient suffoquer sur le champ la femme voilée de la réception ou s’évanouir la responsable des cartes d’adhérents. Bref, du beau texte comme celui qui suit, qui met en scène  deux médecins légistes après une autopsie. Le noir est toujours vivant : appréciez.
« -Irina ? Vous m’avez toujours rendu fou et vous le savez bien ! balbutia-t-il  dans un murmure à peine audible.
Ses traits exprimaient une souffrance sincère. Affolé par le désir, il étreignit Irina avec plus de vigueur encore. Elle lui caressa alors la nuque, plaqua sa main contre son sexe, le pétrit tendrement à travers le tissus de son pantalon, puis lui tourna le dos pour s’appuyer contre un classeur. Dans une attitude qui ne souffrait pas la moindre équivoque, Irina se cambra pour offrir sa croupe, cuisses écartées. De ses mains tremblantes, Pluvinage retroussa sa robe, plongea  dans les dessous de sa maîtresse, la dénuda, puis se trémoussa pour déboutonner sa braguette, avant de s’agripper aux hanches grasses, enrobées de cellulite et striées de vergetures. Ses ongles s’enfoncèrent dans la peau granuleuse, en pelure d’orange, ses doigts éperdus saisirent les os iliaques, pour s’y cramponner tel ceux d’un capitaine à la barre d’une goélette affrontant un typhon. La chair tant désirée, luisante de transpiration, glissait sous ses paumes, comme pour se refuser, alors qu’au contraire Irina gémissait, suppliait, trépignait, dégoulinante de mouillure. Pluvinage s’agenouilla pour humer sa vulve et en eut le vertige. L’étal d’un mareyeur sur la criée de Fécamp, un jour de marée d’équinoxe… L’appel du grand large, impétueux, irrésistible. Obstiné, persévérant, son grand hunier cargué à bloc, Pluvinage se redressa et franchit enfin le cap Horn. Ce fut une étreinte fougueuse, un maelström de coups de boutoir aussi enragés que frénétiques. Soudain, la semelle des chaussures d’Irina dérapa sur le sol humide. Elle dut lâcher le classeur contre lequel elle avait trouvé appui, tomba à genoux, se raccrocha du mieux qu’elle put à un bec Bunsen de la main gauche, au socle d’une paillasse de la droite, et se livra à quelques ondulations du bassin qui aspirèrent son partenaire et le vidèrent de toute sa substance. Pluvinage se retira, exténué, tandis qu’Irina, sonnée, demeurait inerte, à croupetons, offrant encore le spectacle de son sillon velu, où ruisselait un copieux filet de sperme. Pluvinage rajusta son nœud papillon en toussotant. Irina l’imita puis saisit derechef la bouteille de Dom Pérignon d’une poigne ferme. Il en restait un fond qu’ils partagèrent, les yeux dans les yeux, bras entrelacés, chacun tendant sa coupe aux lèvres de l’autre. Inquiète, elle lança un regard vers le ciel, au travers des vitres sales du bureau. Le jour n’allait pas tarder à se lever.
-J’appelle un taxi et je vous raccompagne, décréta-t-il.
Elle fit mine de protester, mais c’était inutile."
Thierry Jonquet

Vampires ( Roman noir-Seuil- 2011)
Photo: Shelley Winters et James Mason dans le Lolita de Kubrick-1962.

jeudi 6 novembre 2014

Ibis


-Vraiment?
-Oui, c'est bien un ibis.
-Dans mon imagination, l'ibis était blanc.
-C'est comme ça. Il peut être blanc, noir ou même noir avec les ailes blanches. Tu vois, comme s'il portait un habit de soirée.
-Oui, je vois.Explique-moi pourquoi cet oiseau est sacré.
-C'est le Dieu du scribe.Le créateur l'a chargé de guider les hommes sur la voie de l'écriture.
-Intéressant. Et comment a-t-il procédé? 
-Procédé? 
-Excuse-moi. Ca veut dire comment a-t-il fait pour les guider?
-Certains pensent que  les anciens se sont inspirés  des lignes parallèles qu'il trace sur le sable pour chercher sa nourriture pour composer les premiers hiéroglyphes. D'autres affirment que c'est plutôt son bec, qui ressemble à une plume d'écriture, qui  les a aidés.
-Autre chose.
-Oui, quoi?
-Merci d'être venu te balader avec moi.
Julius Marx
Le lac est le lac du Fayoum dans l'oasis du désert Libyen.

mercredi 5 novembre 2014

Zeina



Je m’appelle Zeina. J’habite la région du Fayoum, à deux heures de la grande ville du Caire. Je ne sais pas combien de kilomètres vous devrez faire pour venir me voir. Mon papa dit que dans notre pays, personne ne  parle jamais de kilomètres, on préfère compter en heures. Mon village s’appelle Tunis Ville. Ne me demandez pas pourquoi mon village s’appelle comme ça.
Chez nous, tout le monde est agriculteur. Ceux qui ne travaillent pas dans les champs sont potiers. Ne me demandez pas pourquoi il y a autant de potiers dans mon village. Mon papa raconte qu’une vieille dame venue d’un pays qui s’appelle la Suisse a décidé d’apprendre la poterie à tous les habitants et que c’est pour cette raison que chez nous, il y a autant de potiers que d’agriculteurs.


J’aime beaucoup les poteries de mon papa, mais je crois que c’est parce que j’aime aussi beaucoup mon papa. Sur cette photo, on voit mes deux frères et mon papa devant son atelier. Maman n’a pas pu venir, elle était  occupée à la cuisine.


 Le monsieur qui nous a photographiés était aussi un vieux monsieur. Il  ne venait pas de Suisse mais de France. Ses amis et lui sont restés une heure chez nous. Ils ont posé beaucoup de questions à mon papa et ils ont acheté deux plats et des petits carreaux. Mon papa était content, le monsieur et ses amis aussi. Mon frère s’est moqué du vieux monsieur parce qu’il avait peur du chien des voisins. Avant de partir, le vieux monsieur a photographié notre chat et la  vieille porte de la maison de notre voisin Temim,




ne me demandez pas pourquoi.
(Propos recueillis par Julius Marx)

dimanche 2 novembre 2014

Histoire d'orientation (suite)

Le chemin est encore long, oui, probablement
et nous ne sommes pas très loin du jardin aux sentiers qui bifurquent.