lundi 23 février 2015

Les petites manies





On raconte qu’une femme dont le mari ou l’amant avait disparu pendant vingt ans, dans le Centre de l’Afrique, ou enfin dans quelque endroit perdu de ce genre, que quand il lui revint, elle ne le reconnut pas, et la vie pourtant reprit entre eux, comme s’ils s’étaient quittés une quinzaine. C’est le soir, quand ils se couchèrent, soudain qu’elle le retrouva à la manière de plier ses habits sur la chaise. Vingt ans, le désert, les cannibales, les tigres, rien n’y avait fait.
Il y a ainsi chez l’homme quelque chose de plus profondément à lui que son visage, de petites habitudes, des manies. C’est de l’horreur de ces manies qu’est faite une vie conjugale, c’est de l’attendrissement sur ces manies que sont faites les amours durables.
M.de Loménie n’avait jamais remarqué que Philbertine pour rien au monde ne se serait couchée sans avoir mis un petit rameau de bois béni sous l’oreiller. Cette inattention lui avait épargné bien des  colères inutiles, car personne n’était têtu comme le petit monstre. M. de Loménie n’avait jamais vu de sa femme que ce qu’il avait besoin de voir pour lui faire des enfants. A lui, sa manie était fort incommode, mais elle était déjà si célèbre dans le pays que personne n’y prêtait plus attention. M.de Loménie de Méjouls aimait à se déculotter en public. Comme ça. C’était une plaisanterie de gamin qui avait fait long feu. Quand on l’embêtait dans la conversation, et qu’il ne savait plus comment en sortir. Ou simplement quand il était de très bonne humeur. Il se levait, se retournait et d’un geste prompt de la main droite, il lâchait ses bretelles, tandis que la gauche relevait le pan de la chemise. Les fesses de M.de Loménie étaient un spectacle de moins en moins réjouissant, mais là, n’était pas la question. C’était des fesses velues, et le vieux satyre avait grand soin d’écarter les cuisses pour montrer du coup qu’il n’était pas châtré. Philbertine se signait. Melle Eva disait : « voyons, Gustave », et désignait Suzanne, qui regardait la pointe de ses pieds.
Suzanne, dans sa chambre, cachait dans la doublure des sièges, derrière le bois des fauteuils, et sous le tapis, dans l’embrasure des rideaux, des petits bouts de papier soigneusement pliés, comme s’ils avaient contenu des secrets dangereux pour elle : généralement du papier blanc ou des notes de blanchisseuse. Mais quand elle rentrait chez elle, elle se précipitait vers ses cachettes et vérifiait si en son absence on ne lui avait pas découvert ses papiers. Son cœur battait très fort dans ces moments-là.
La manie de M. l’abbé Petitjeannin était assez analogue, mais moins ingénue. Il passait son temps à vérifier si on le volait. Il laissait pour cela aux endroits les plus divers, en vue, ou comme cachés négligemment sous des feuilles de papier, sous un gant, un journal, un franc, dix sous, enfin quelque monnaie. Son rêve était de surprendre Gertrude, sa femme de charge, en flagrant délit de larcin. Toute la journée après, il marmonnait à part lui : «  Et les cinquante centimes ? Ou ai-je donc fourré les cinquante centimes ? »
Emile Barrel, lui, faisait collection de plaques de foyer. Cela peut passer pour un goût. A vrai dire, ce n’était aucunement un goût, mais une espèce de folie. Il avait fait construire un hangar étroit, juste large assez pour qu’on puisse entasser une plaque de grand foyer sur les plaques précédentes, qui formaient une longue file de fonte noire, s’étendant déjà sur plus de cinquante mètres. Et comme des cartes en paquet, les plaques pouvaient indéfiniment attendre qu’on les regardât. A la rigueur, étant donné le poids, pouvait-on en feuilleter les trois, quatre dernières. Le reste était à jamais entassé là. M. Barrel, chaque jour, allait voir sa collection, c’est-à-dire qu’il ouvrait la porte du hangar, regardait avec satisfaction sa propriété et passait sur la tranche supérieure des plaques atteignables, sa canne comme l’archer d’un instrument de musique. Après qui il s’en allait chantonnant. Il affirmait qu’il y avait là-dedans des pièces inestimables, tant du point de vue de l’art que de celui de la rareté. Il fallait bien le croire.
En réalité ces petites manigances, d’aspect bien différent, se ramenaient à des préoccupations communes. Le chocolatier trouvait dans sa collection  inutile une jouissance  intellectuelle de dominateur : c’était à lui, tout ça, personne ne pouvait le voir, il en savait seul le prix. Ce qu’il y avait d’avare en lui s’était concentré là-dessus. Le même goût de la supériorité hantait l’abbé Petitjannin : ce confesseur avait besoin de se persuader qu’autour de lui, tous étaient des voleurs, des vauriens, qu’il n’y avait que lui au monde d’honnête. Même goût de la supériorité à se supposer des secrets chez Suzanne de Loménie. Son père, lui, on voit bien d’où lui venait l’amour de l’exhibitionnisme : c’était comme un reste du droit de jambage qu’avaient exercé ses ancêtres. Le hobereau l’emportait sur l’homme du monde aux Mirettes. Quant à Mme de Loménie, avec un brin de buis, elle se payait la satisfaction intime de se prendre pour une sorcière. Cela excusait son physique.
Mais ce sont là de bien petites manifestations des personnalités marquantes de Sérianne-le-Vieux. Elles ne vaudraient pas la peine qu’on les rapportât, si elles n’étaient les reflets  des traits profonds de toute une société, là même où on ne s’attendait pas à les retrouver. Par exemple, comme on traitait en général les Italiens dans la ville : achetaient-ils des fruits, le fruitier leur glissait toujours une figue pourrie, des raisins gâtés, par en-dessous. Jusqu’au Dr Lamberdesc qui lambinait quand on l’appelait d’urgence chez ces gens-là. Laissons-leur un peu le temps de mourir.
Louis Aragon
Les beaux quartiers

(Folio)
Image: Séquence La Maison Tellier in Le Plaisir (Max Ophuls-1952)

samedi 21 février 2015

Histoires comme-ci, comme ça (20)

Comment je suis devenu l'abbé Pierre





Paris, 1994. Nous habitons un quartier où  diverses communautés se côtoient. Si les différents existent bel et bien, il semble que les membres de chaque communauté fassent en sorte  que les problèmes soient résolus dans le calme et la concertation. L’image positive qu'offre ce quartier aux visiteurs c’est le marché du dimanche matin sur la place centrale. On y trouve de tout, et pour tout le monde. Les natifs d’Auvergne défilent calmement devant l’étal de cochonnaille en se souvenant du temps jadis où il n'y avait, sur ce marché, que des marchands de cochonnaille, ceux de Tombouctou devant celui des poissons que personne ne considère plus comme des poissons nobles, et les femmes de Bab-El-Oued, avec leurs paniers débordants de légumes, reprochent au marchand d’épices ses prix élevés en poussant de petits cris plaintifs, comme les pleureuses de leur lointain village.
Mais, à cet hiver-là, ce qui  monopolisait les conversations c’était l’immeuble. Un immeuble de cinq étages à l’angle de deux rues, à une centaine de mètres seulement de la place du marché-spectacle. Dans un autre quartier de la capitale ce bâtiment vétuste, avec sa façade tellement criblée  de trous, qu’on aurait juré qu’elle avait essuyé pendant pas mal d’années  plusieurs attaques aériennes et ses misérables buissons qui s’obstinaient  encore à vivre  entre les pierres des balcons et les fenêtres condamnées, ne serait  plus qu’un lointain souvenir. Mais, l’immeuble était encore là. Son propriétaire, qui votait à chaque élection et s’acquittait sans broncher des différentes taxes inhérentes à son bien, ne pensait certainement pas à sa démolition prochaine. C’est que cet honnête citoyen avait trouvé un moyen infaillible de rentabiliser sa propriété. Il louait tous les appartements de l’immeuble (appartements, le mot est peut-être un peu prétentieux en parlant de taudis insalubres sans électricité) à plusieurs familles d’immigrés maliens qui, on le sait, sont d’un naturel si conciliant. Et puis, un peu d’exotisme et de couleur (sans mauvais jeu de mot) dans le quartier, ne faisaient de mal à personne.
Ce dimanche-là, en revenant du marché, je faisais route en direction de cet immeuble lorsque je croisais une très jeune fille, habillée uniquement d’une vieille veste d’homme passée sur un pagne aux couleurs vives et chaussée d’une paire de claquettes usée malgré le froid glacial. Elle était frêle, chétive et sur ses joues je remarquais les scarifications de sa tribu ; unique mémoire de son pays natal qu’elle avait quitté depuis peu mais qui semblait déjà si loin, ce matin d’hiver. Elle traînait derrière elle une bouteille de gaz en faisant des efforts désespérés pour la soulever un peu du bitume. Sans un mot, je m’approchais et lui faisait comprendre que j’allais m’occuper de sa bouteille. Sa première réaction fût la peur. La crainte que je lui vole son bien, probablement. Mais, en me voyant balancer la bouteille pour la caler sur mon épaule, elle comprit  que j’avais seulement l’intention de l’aider. Je me dirigeais vers l’immeuble et elle me suivit en gardant la tête basse. Arrivés devant ce que le quartier qu'on appelait déjà la maison des maliens, je laissais tomber la bouteille devant la porte d'entrée. Puis, en voyant ses mains d’adolescente agripper le capuchon, je stoppais son geste et reprit mon fardeau. D'un geste, je lui demandai de m'indiquer le chemin. Elle s’engouffra dans l’entrée de l’immeuble, je lui emboitai le pas. A chaque étage, je l'interrogeai « c’est ici que tu habites ? » A chaque palier, elle baissait encore les yeux et empruntai une autre volée de marches. Nous grimpâmes ainsi jusqu’au cinquième étage. Totalement fourbu, tentant difficilement de retrouver une respiration normale, je lâchais enfin la bouteille devant une porte à moitié défoncée. Elle poussa la porte et je me retrouvai dans une pièce minuscule et sombre. La jeune fille fit rouler la bouteille et s’envola dans un réduit adjacent qui devait servir de cuisine. Au centre de la pièce, dans un demi- bidon, brûlait un petit feu. Sur le sol,  confortablement allongés sur des couvertures et la tête reposant sur de gros coussin, quatre hommes costauds et dans la force de l’âge, bavardaient en sirotant du thé.
L’un d’eux se redressa, me fit un grand sourire, comme ceux dont on gratifie généralement l'homme blanc, et me demanda si je voulais un thé. Je lui répondis non d’un geste de la main et je refermai la porte.
L’année dernière, à Abidjan, je rencontrai encore une autre fille comme celle de cet hiver-là. Je fis exactement la même chose. Pendant notre trajet, la fille ne cessait de rire. Enfin, arrivée à destination, elle se décida à me demander pourquoi, moi, un homme je m’abaissais à faire ce travail de femme.
Ce que je lui répondis est une autre histoire.
Julius Marx
peinture: Femme à l'amphore (Matisse-1953)

mercredi 18 février 2015

Désert (3)

 
Après celui de Loti, voici le désert de Vialatte qui séjourna en Egypte et travailla comme professeur de français au lycée d'Héliopolis. Sa voix couvrira (au moins pour un temps) les rafales du vent  et autres grondements plus inquiétants.

J’ai passé un an devant le désert. Pour toute faune le milan, l’avion, l’étoile filante. L’ombre du souvenir d’une boîte à sardines attire aussi parfois un chien. La chèvre, rare mais plus savante, broute, sans véritable enthousiasme, le « fait-divers » de quelque journal semé là par le voyageur ; parfois aussi l’éditorial ou la réclame ; la théorie des genres lui semble indifférente.
Le chacal dépérit nettement ; il vit de rêve et d’horizon ; cette nourriture impondérable l’entretient nostalgique et svelte, travaillé de songes confus. Le petit âne oriental, aux yeux intelligents, dort dans le sable, sous les étoiles. Le buffle aux yeux lamartiniens, coiffé de cornes mélancoliques qui retombent comme les anglaises des jeunes filles Louis-Philippe, passe parfois, inconsolable et désolé ; le buffle est un veuf de naissance.

Le dromadaire monstrueux, compliqué, grêle et déhanché, fait de morceaux qui vont mal ensemble, vient balancer son col de cygne et promener ses pattes de sauterelle sur la route de l’aérodrome avec l’oeil dégoûté et la lippe dédaigneuse d’un examinateur blasé.

Immédiatement à côté de ça,  juste de l’autre côté de la route, c’est Le Caire, la ville moderne, les tramways, les terrasses de café fleuries, des hommes d’aujourd’hui vêtus à l’européenne ( avec un goût plus sûr que celui de la moyenne française), des lampadaires électriques, des fleurs, des flamboyants et des bougainvilliers, des maisons blanches, des immeubles de cinq étages, d’immenses avenues, des palaces, des champs de course, des piscines, des clubs de golf. Bref, le désert de la Bible et la ville d’aujourd’hui qui se confrontent, séparés d’un trait de crayon.
Car l’Egypte est sans transition. Pas de crépuscule, jamais de pénombre.

Alexandre Vialatte
Au coin du désert- Egypte (1938)
Le dilettante
Photo : Lehnert-Lanrock :Pyramids

samedi 14 février 2015

La vie anecdotique



Le jeune coiffeur est en grande discussion avec un vieil homme presque chauve. Manifestement, le vieux demande que le coiffeur fasse son boulot de coiffeur en égalisant par ci, par là, ce qu’il reste à égaliser. Le jeune affirme  qu’il ne reste plus rien à égaliser. Il tourne la tête vers moi en souriant.

-Je voudrai  me faire couper les cheveux. Une coupe toute simple. Pas trop court si possible.

Sans cesser de sourire, il tourne la tête en direction des trois marmots assis sur le canapé. Je constate qu’ils ont tous une sacré tignasse. Je tente  de calculer le temps nécessaire au débroussaillage complet de cette forêt vierge, puis renonce.

-Bon, j’attendrai…

Je m’installe comme je peux, à califourchon sur l’accoudoir du canapé.
La télévision diffuse un vieux film des années cinquante qui n’intéresse pas les gamins, trop occupés à pulvériser des monstres venus d’une autre planète sur l’écran de leurs portables. Le bellâtre gominé qui tient le rôle principal est probablement une ancienne gloire de la chanson. Il chante beaucoup mieux qu’il ne joue la comédie. Le coiffeur, malgré son jeune âge, fredonne les paroles avec le bellâtre, en jetant un coup d’œil sur l’écran entre chaque coup de ciseaux. Nul besoin de comprendre l’arabe pour avoir une idée de l’intrigue ; elle est jeune, insouciante et elle aime le chanteur. Il en aime une autre, plus âgée, plus riche. Les femmes sont toutes vêtues de robes invraisemblables, de bijoux qui doivent peser des kilos, les hommes de costumes rayés ou à carreaux. Mêmes les cravates sont à motifs géométriques ! Seuls les domestiques noirs sont en costume traditionnel. Tout ce joli monde se déplace dans des voitures aussi longues qu’une rame de métro.

Le vieux chauve a fini par abdiquer. Il colle un billet dans la main du coiffeur. Avant de sortir, il lance une dernière réplique, probablement sur les coiffeurs de jadis, leur savoir-faire, leur  conversation, bref : leur abnégation totale.

Lorsque le premier gamin monte sur le siège pour se faire tondre, le drame est à son paroxysme. La jeune fille apprend à sa meilleure amie qu’elle est atteinte d’une maladie de cœur. Pourtant, c’est son père (l’homme au costume à carreaux sur une robe de chambre chamarrée) qui tombe foudroyé.

Le premier gamin  se retrouve avec une forêt de pins hérissés sur le sommet du crâne et totalement rasé sur les côtés. Le coiffeur enveloppe son œuvre d’une bonne dose de gomina. Lorsque le gamin saute du siège il affiche le même sourire béat que tous les gosses du monde qui se font tondre les après-midi où il n’y a pas d’école.

Pendant ce temps, le chanteur a épousé la femme riche. On boit du champagne (au passage, je remarque qu’à chaque fois que l’on trinque, on lance  «  à la vôtre » en français),  on chante, on danse, mais, surtout, on ne s’embrasse pas ! Les manifestations affectives se limitent à une poignée de main (entre le père et sa progéniture) ou à une  accolade furtive, pour les jeunes mariés. Les hommes ne se lassent pas d’admirer la dextérité de la danseuse du ventre engagée pour la noce.

Le deuxième garçon a eu droit, lui aussi, à la coupe maison. C’est maintenant au tour du dernier de passer entre les mains expertes  du  débroussailleur fou.

Sur l’écran, au moment même où la jeune écervelée va finir par avouer son amour à son bellâtre gominé, nous avons droit à  quelques publicités. Si les couleurs et les rayures ont toujours le vent en poupe, il semble que les symboles d’aisance et de joie de vivre d’aujourd’hui soient plutôt américains. Quatre gros types avalent des paquets de gâteaux sur une plage en se déplaçant comme des otaries sur le sable pendant qu’un couple, d’un quintal chacun, achète un appartement dans une résidence de luxe. Le dernier message invite les spectateurs à boire encore plus de sodas.

C’est à mon tour d’affronter l’homme aux ciseaux. Je tente de lui expliquer mes réticences vis-à-vis de la modernité. Question coupe de cheveux, je tiens à rester « vieux jeu ».
Pendant qu’il s’active, je remarque qu’il est de plus en plus fasciné par l’écran. La jeune fille et son chanteur se sont enfin retrouvés. C’est alors que la femme du chanteur fait irruption dans la chambre où le gominé joue un petit air de oud à sa dulcinée. J’espère que le coiffeur, emporté par la passion, ne va pas me faire la coupe du bellâtre.

Enfin, il finit par me libérer. L’après-midi s’achève. Je sors sans avoir vu la fin du film. Qu’importe, le chanteur finira par choisir celle qui le chérit depuis toujours, sinon, c’est un imbécile.

Julius Marx

Photo: Farid-El-Atrache, surnommé" le chanteur triste". Même s'il a joué dans 31 films, il reste plus connu pour sa carrière dans la musique et sa virtuosité comme joueur de oud. 

jeudi 12 février 2015

Les sentiers battus





Le texte est de Guillaume Apollinaire (Chronique et paroles sur l'art), le ciel, celui d'Agrigente, la photo de Julius.

samedi 7 février 2015

Mon Charlie à moi

Avril 1977, Ouagadougou  capitale de la Haute-Volta (devenue aujourd'hui le Burkina-Faso.)
La  librairie centrale, à côté du grand marché, est un commerce tenu par des Libanais (dans cette ville, tous les commerces importants sont aux mains des Libanais, c'est ainsi.) On trouve tout, ou à peu près tout, dans cette librairie mais surtout, la presse française. J'entre. Une cliente, le genre rombière constipée de naissance, grimace et pince les lèvres  en fixant mes cheveux longs .Je lui rend sa grimace et me  dirige tout de suite vers l'étagère où j'ai l'habitude de trouver chaque semaine mon Charlie-Hebdo. Ensuite, c’est la routine ; les vendeurs me sourient, le gérant me demande des nouvelles de ma famille et la rombière lève les yeux au ciel. Je dépose mon canard plié en deux sur la caisse. La pimpante petite caissière l'attrape, le déplie et reste subitement interloquée, la bouche grande ouverte. Elle appelle son acolyte, occupé à ranger d'autres bouquins, dans le cagibi, juste à côté de la caisse. Il nous rejoint  en deux enjambées. Il jette à son tour un oeil sur la couverture du Charlie. Le résultat est le même. Mais, le type à l'air beaucoup plus méchant. Il  retrousse les babines. On dirait qu’il va me mordre. Et le voilà  qui appelle d'autres vendeurs ! Je baisse les yeux à mon tour... merde... un dessin de Reiser... Je sens mes jambes qui m'abandonnent. J'ai subitement chaud...
Bon sang, elle en met un temps à me rendre ma monnaie, qu'est-ce qu'elle fiche.... et moi qui lui ai refilé une grosse coupure, quel andouille! Il faut que je file maintenant. Vite, pendant que la voie est dégagée. Il ne faut pas leur laisser le temps de s’organiser.
La sortie, ouf... Ils sont à mes trousses, c’est sûr. Des guerriers armés de sagaies veulent me transformer en écumoire, je plonge!
Je déboule dans la rue...Libre... Sain et sauf, mais pour combien de temps?  Ils m'observent depuis la vitrine.
Il va falloir que je prenne les petites rues pour les semer. Je suis devenu un vrai paria. Je vais finir dans un fossé, parmi les détritus, comme Hank Quilan.
Les voilà ! Cours mon vieux, cours !

J'ai de plus en plus chaud... Putain de Charlie,  Salaud de Reiser!
Julius Marx




mardi 3 février 2015

Café et chocolat





Il y a maintenant, comme en tous pays d’ailleurs, tant d’étrangers en France qu’il n’est pas sans intérêt  d’étudier la sensibilité de ceux  d’entre eux qui, étant nés ailleurs, sont cependant venus ici assez jeunes pour être façonnés par la haute civilisation française. Ils introduisent dans leur pays d’adoption les impressions de leur enfance, les plus vives de toutes, et enrichissent le patrimoine spirituel de leur nouvelle nation comme le chocolat et le café, par exemple, ont étendu le domaine du goût.
Guillaume Apollinaire
Introduction à Giovanni Moroni in (Le poète assassiné)
1916
J’aurai seulement l’impudence d’ajouter ces mots à ceux du poète : «  et vice-versa ».

Julius Marx
Image : Marc Chagall Hommage à Apollinaire

lundi 2 février 2015

Le vrai Caire





Il me regarde, les yeux ronds, les épaules tombantes, comme si j’étais le type qui vient de lui annoncer «  allez, c’est fini mon vieux. Il faut me rendre ton bel uniforme de vigile et partir tenter ta chance ailleurs. Et ne t’avises pas d’oublier  la casquette et le talkie-walkie, hein ! Faut pas me la faire à moi… »
Le talkie, justement, le voilà  qui crachote. Le vigile l’attrape et explique avec de grands gestes (comme si ça pouvait servir à quelque chose) la situation. Pendant qu’il parle, il me fixe moi, et puis la sortie du parking de ce supermarché géantissime. Un va et vient qui cesse enfin, lorsqu’il replace l’appareil dans la poche de son pantalon. Mon unique délit : être sorti à pied du parking souterrain. Voici le collègue qui arrive. Il est plus âgé et si maigre que je me demande si le vent matinal ne va pas l’emporter avec lui, au-dessus des grands bâtiments, pour un petit tourbillon d’honneur avant de l’abandonner sur le toit, seul, désemparé, son talkie-walkie à la main. Pendant que l’autre lui explique le problème, il hoche doucement la tête. J’ai peur qu’elle finisse par tomber sur le bitume, à force… Puis, il soupire et me demande dans un anglais approximatif pourquoi, oui, c’est bien la question, je suis sorti du parking souterrain sans voiture ? Je tente de lui expliquer que je n’ai pas trouvé la bonne sortie, justement. Alors, j’ai suivi les voitures…
-Où est ta voiture ? me demande-t-il encore, avant de pousser un autre soupir, assez proche d’un râle.
 Quand je lui réponds que je n’ai pas de voiture, il  s’essuie le front, s’affaisse légèrement et tourne sa petite tête pour fixer l’ouverture béante du parking d’où  les véhicules fous s’éjectent à une cadence infernale, comme des bouchons de champagne un soir de réveillon de jour de l’an dans les pays occidentaux.
Le chef est gras. Il vient vers nous en se dandinant. Il n’a même pas rejoint notre groupe que ses deux subalternes tentent de lui expliquer, ensemble, les différents paramètres de cette histoire bien compliquée. Le chef laisse tomber son gros postérieur sur un tabouret cassé, devant la guérite de surveillance du parking. Ses sbires parlent toujours. Il leur donne l’ordre de s’arrêter en levant sa main potelée au-dessus de sa tête et en l’agitant, comme s’il chassait un moustique. Dans un mouvement parfaitement coordonné, les deux hommes ferment immédiatement leurs bouches et baissent la tête.
Le chef a sorti son casse-croute. Il croque dans son pain à pleine bouchée, sans m’accorder le moindre regard. Je comprends qu’il est grand temps de quitter la scène. Je sors côté cour.



Quelques expatriés, gardiens du savoir et de la bonne conduite, me reprochent souvent d’avoir choisi  d’habiter une résidence surveillée dans la banlieue de la grande métropole. Ces sages s’honorent de résider dans ce qu’ils appellent le « vrai  Caire », celui des embouteillages, du vacarme incessant, des taudis, des  ruelles surpeuplées et de la pollution ; bref, Le Caire authentique et traditionnel, celui du peuple. C’est en pensant à ces gens que j’écris ces quelques lignes.
Le gardien de notre immeuble occupe une petite pièce en sous-sol proche de l’endroit réservé aux voitures des locataires. Sur les murs, le béton s’effrite déjà et les fuites des canalisations alimentent quelques mares d’eau saumâtre. Le gardien est un privilégié, surtout parce qu’une unique ampoule éclaire sa pièce et qu’une porte la condamne aux indiscrets. Les ouvriers du chantier, ses voisins de palier, n’ont pas cette chance. Ils dorment  dans un cabanon sombre à côté des sacs de ciment et du matériel et n’ont, pour se protéger du froid de la nuit, qu’un grand morceau de plastique cloué devant l’ouverture. Chaque matin, notre gardien s’en va chercher de l’eau sur le chantier de la piscine mitoyen. Puis, suivant les traditions ancestrales, il fait un feu devant sa pièce. Pour alimenter le foyer, il n’utilise pas, comme ses frères du désert tout proche, quelques branchages aux senteurs odorantes mais plutôt de vieilles planches recouvertes de peinture, récupérées pendant ses rondes.

Quelques minutes plus tard, lorsque le feu atteint son plein régime, il peut  prendre son thé matinal et fumer sa traditionnelle chicha. Une douce odeur de peinture brûlée s’élève alors voluptueusement dans les étages de l’immeuble. En collant leurs serpillières  mouillées au bas de  leurs portes d’entrée, les locataires sourient, soulagés de constater que les traditions sont encore bien vivantes. Dans notre résidence surveillée,  il règne une douce harmonie, même si quelques grincheux promettent d’immigrer prochainement vers le « vrai Caire ».
Julius Marx
Photo: Vizeo.net