On raconte
qu’une femme dont le mari ou l’amant avait disparu pendant vingt ans, dans le Centre
de l’Afrique, ou enfin dans quelque endroit perdu de ce genre, que quand il lui
revint, elle ne le reconnut pas, et la vie pourtant reprit entre eux, comme s’ils
s’étaient quittés une quinzaine. C’est le soir, quand ils se couchèrent,
soudain qu’elle le retrouva à la manière de plier ses habits sur la chaise.
Vingt ans, le désert, les cannibales, les tigres, rien n’y avait fait.
Il y a ainsi
chez l’homme quelque chose de plus profondément à lui que son visage, de
petites habitudes, des manies. C’est de l’horreur de ces manies qu’est faite
une vie conjugale, c’est de l’attendrissement sur ces manies que sont faites
les amours durables.
M.de Loménie
n’avait jamais remarqué que Philbertine pour rien au monde ne se serait couchée
sans avoir mis un petit rameau de bois béni sous l’oreiller. Cette inattention
lui avait épargné bien des colères
inutiles, car personne n’était têtu comme le petit monstre. M. de Loménie n’avait
jamais vu de sa femme que ce qu’il avait besoin de voir pour lui faire des
enfants. A lui, sa manie était fort incommode, mais elle était déjà si célèbre dans
le pays que personne n’y prêtait plus attention. M.de Loménie de Méjouls aimait
à se déculotter en public. Comme ça. C’était une plaisanterie de gamin qui
avait fait long feu. Quand on l’embêtait dans la conversation, et qu’il ne
savait plus comment en sortir. Ou simplement quand il était de très bonne
humeur. Il se levait, se retournait et d’un geste prompt de la main droite, il
lâchait ses bretelles, tandis que la gauche relevait le pan de la chemise. Les
fesses de M.de Loménie étaient un spectacle de moins en moins réjouissant, mais
là, n’était pas la question. C’était des fesses velues, et le vieux satyre
avait grand soin d’écarter les cuisses pour montrer du coup qu’il n’était pas
châtré. Philbertine se signait. Melle Eva disait : « voyons,
Gustave », et désignait Suzanne, qui regardait la pointe de ses pieds.
Suzanne,
dans sa chambre, cachait dans la doublure des sièges, derrière le bois des
fauteuils, et sous le tapis, dans l’embrasure des rideaux, des petits bouts de
papier soigneusement pliés, comme s’ils avaient contenu des secrets dangereux
pour elle : généralement du papier blanc ou des notes de blanchisseuse.
Mais quand elle rentrait chez elle, elle se précipitait vers ses cachettes et
vérifiait si en son absence on ne lui avait pas découvert ses papiers. Son cœur
battait très fort dans ces moments-là.
La manie de
M. l’abbé Petitjeannin était assez analogue, mais moins ingénue. Il passait son
temps à vérifier si on le volait. Il laissait pour cela aux endroits les plus
divers, en vue, ou comme cachés négligemment sous des feuilles de papier, sous
un gant, un journal, un franc, dix sous, enfin quelque monnaie. Son rêve était
de surprendre Gertrude, sa femme de charge, en flagrant délit de larcin. Toute la
journée après, il marmonnait à part lui : « Et les cinquante
centimes ? Ou ai-je donc fourré les cinquante centimes ? »
Emile
Barrel, lui, faisait collection de plaques de foyer. Cela peut passer pour un
goût. A vrai dire, ce n’était aucunement un goût, mais une espèce de folie. Il
avait fait construire un hangar étroit, juste large assez pour qu’on puisse
entasser une plaque de grand foyer sur les plaques précédentes, qui formaient
une longue file de fonte noire, s’étendant déjà sur plus de cinquante mètres.
Et comme des cartes en paquet, les plaques pouvaient indéfiniment attendre qu’on
les regardât. A la rigueur, étant donné le poids, pouvait-on en feuilleter les
trois, quatre dernières. Le reste était à jamais entassé là. M. Barrel, chaque
jour, allait voir sa collection, c’est-à-dire qu’il ouvrait la porte du hangar,
regardait avec satisfaction sa propriété et passait sur la tranche supérieure
des plaques atteignables, sa canne comme l’archer d’un instrument de musique.
Après qui il s’en allait chantonnant. Il affirmait qu’il y avait là-dedans des
pièces inestimables, tant du point de vue de l’art que de celui de la rareté.
Il fallait bien le croire.
En réalité
ces petites manigances, d’aspect bien différent, se ramenaient à des
préoccupations communes. Le chocolatier trouvait dans sa collection inutile une jouissance intellectuelle de dominateur : c’était à
lui, tout ça, personne ne pouvait le voir, il en savait seul le prix. Ce qu’il
y avait d’avare en lui s’était concentré là-dessus. Le même goût de la
supériorité hantait l’abbé Petitjannin : ce confesseur avait besoin de se
persuader qu’autour de lui, tous étaient des voleurs, des vauriens, qu’il n’y
avait que lui au monde d’honnête. Même goût de la supériorité à se supposer des
secrets chez Suzanne de Loménie. Son père, lui, on voit bien d’où lui venait l’amour
de l’exhibitionnisme : c’était comme un reste du droit de jambage qu’avaient
exercé ses ancêtres. Le hobereau l’emportait sur l’homme du monde aux Mirettes.
Quant à Mme de Loménie, avec un brin de buis, elle se payait la satisfaction
intime de se prendre pour une sorcière. Cela excusait son physique.
Mais ce sont
là de bien petites manifestations des personnalités marquantes de
Sérianne-le-Vieux. Elles ne vaudraient pas la peine qu’on les rapportât, si
elles n’étaient les reflets des traits
profonds de toute une société, là même où on ne s’attendait pas à les retrouver.
Par exemple, comme on traitait en général les Italiens dans la ville :
achetaient-ils des fruits, le fruitier leur glissait toujours une figue
pourrie, des raisins gâtés, par en-dessous. Jusqu’au Dr Lamberdesc qui
lambinait quand on l’appelait d’urgence chez ces gens-là. Laissons-leur un peu
le temps de mourir.
Louis
Aragon
Les
beaux quartiers
(Folio)
Image: Séquence La Maison Tellier in Le Plaisir (Max Ophuls-1952)