dimanche 26 avril 2015

Greffe





Je suis un être greffé.
Je me suis fait à moi-même plusieurs greffes.
Greffer des mathématiques sur de la poésie,
de la rigueur sur des images libres.
Des "idées claires" sur un tronc superstitieux ;
un langage français sur un bois italien...

Paul Valéry
Ego-(1918)

mardi 21 avril 2015

Dahab (suite)



A Dahab, tout le monde regarde en direction de la mer et finit toujours par plonger, même le désert vient s’y tremper les pieds. Tout n’est qu’une question de temps.
De l’autre côté, on peut apercevoir le désert d’Arabie Saoudite. Remarquant mon regard qui fixe les monts émergeant de la brume, le patron des bateaux à fonds vitrés spécialement aménagés pour admirer les récifs de corail, qui me suit depuis un bon quart d’heure déjà, me glisse à l’oreille en souriant : « là-bas aussi, c’est : Allah est grand ».
Le village touristique est un ensemble de boites (trois faces grises invisibles, une face multicolore, recouverte d’inscriptions ou de dessins baroques, qui s'exhibe sans retenue.)  Qu’importe si l’alignement n’est pas vraiment d’une rigueur extrême, le principal, c’est toujours de faire face à la mer. Les employés des restaurants, des boutiques de souvenirs ou des agences de voyages, tentent inlassablement d’harponner le chaland. Le jeu du chat et de la souris avec le visiteur débute dès tôt le matin et se poursuit jusqu’à une heure avancée de la nuit.  
Pour séduire la colonie de plongeurs qui lui rend visite, Dahab s’est travestie en village anglais. Ces  pacifiques plongeurs, en majorité britanniques, sont aussi filiformes et échevelés que les palmiers
 (a little bit windy, you know.) 
Ils sont obsédés, comme des ruminants par l’herbe, par les grands fonds marins. J’avoue avoir beaucoup de mal à partager cette passion, moi qui éprouve déjà tant de peine à comprendre ce qui se passe à la surface. Le soir venu, une grande majorité troque sa bouteille d’oxygène contre une canette de bière. Dahab est douceur. Ici, la nuit ne donne aucun conseil.

Une mouche a réussi à s’introduire dans ma chambre. Dans cette contrée isolée, elles se montrent plus vives et encore plus rapides que leurs consoeurs de la capitale. Des rebelles: très bien, j’ai la patience qu’il faut.
Julius Marx

dimanche 19 avril 2015

La chute des anges




La chute des anges peut aussi se traduire : chute des angles. La sphère est faite d’un amalgame d’angles. Par les angles, par les pointes, s’échappe la force. C’est la raison de l’architecture des pyramides. Chute des angles signifie donc : sphère idéale, disparition de la force divine, apparition du conventionnel, de l’humain.
Toutes ces données n’inspirent pas un poète, mais le stimulent. Aussi, lorsque vous l’entendez  dire d’un artiste, d’une femme qu’ils sont angéliques, n’y cherchez pas l’ange de vos images de première communion.
Désintéressement, égoïsme, tendre pitié, cruauté, souffrance des contacts, pureté dans la débauche, mélange d’un goût violent pour les plaisirs de la terre et de mépris pour eux, amoralité naïve, ne vous y trompez pas :  voilà les signes de ce que nous nommons l’angélisme et que possède tout vrai poète, qu’il écrive, peigne, sculpte ou chante. Peu de personnes l’admettent car peu de personnes ressentent la poésie.
Jusqu’à nouvel ordre, Arthur Rimbaud reste le type de l’ange sur terre. Nous sommes quelques-uns à posséder une de ses photographies. On l’y voit, de face, en veste de collégien, une petite cravate nouée autour du cou. Le temps a effacé les traits principaux. Ce qui reste est un visage phosphorescent. Si on regarde trop ce portrait, si on le retourne, l’éloigne, le rapproche, il ressemble vite à une sorte de météore, de voie lactée.
Jean Cocteau
Le secret professionnel

(1925)

mardi 14 avril 2015

Dahab


Dahab ne joue pas les jeunes filles effarouchées, elle se montre, désinvolte et heureuse de vivre, même si elle reste retenue par le désert, ce père autoritaire et rustre. Alors, pour espérer, elle s’est tournée tout naturellement vers la Mer Rouge qui lui a rendu son sourire. Lorsqu’on décide de lui rendre une petite visite, en toute amitié, les surprises ne manquent pas. Mais, n’allons pas trop vite. Pour mériter Dahab et ses faveurs, il faut d’abord une dizaine d’heures de bus et puis, espérer passer sans trop de problème la vingtaine de postes de contrôle de l’armée ou de la police. Aux abords du Canal de Suez, ce sont les hommes de sable de l’armée qui nous demandent sèchement  de descendre du bus pour récupérer nos bagages et puis les aligner devant nous, le long d’un muret. Alors, les voyageurs et leurs valises sont passés en revue par un gamin d’une vingtaine d’années qui retient au bout d’une corde un berger allemand. En observant le chien renifler nos sacs, je pense à la phrase de Prévert « je préfère les chats aux chiens car il n’y a pas de chats policiers. » Je remarque aussi que l’ensemble des passagers du bus prend la chose avec bonne humeur, habitué sans doute à vivre dans un état où les interdits sont aussi nombreux que les rochers du désert qui nous entoure. J’ai beaucoup de mal à les imiter, j’avoue que tous ces soldats armés jusqu’aux dents et ces civils qui tournent autour de nous avec des pistolets à la ceinture m’impressionnent un peu.
 Ensuite, il nous faudra compter sur la chance pour franchir les autres barrages. Si certains policiers ne font qu’ouvrir la porte du bus pour jeter un rapide coup d'oeil à l’intérieur, d’autres vont vérifier les papiers d’identité de chacun, s’attardant même sur quelques faciès qu’ils jugent suspects. Ici comme ailleurs le délit de « sale gueule » existe bel et bien !
Dans ce climat particulier, impossible de ne pas sourire lorsque notre chauffeur décide de passer un film avec Stallone et ses acolytes, qui canardent, avec la grande rigueur professionnelle qui les caractérise,  des soldats de l’ancien bloc de l’Est ? (je ne puis l’affirmer, le son était inaudible) pendant près de deux heures.
Sur la route droite à l’infini qui longe la mer, nous tentons d’oublier les herses et les barbelés au profit d’une nature intacte. A bord, la vie reprend. Le bus assure également la liaison entre les différents postes de surveillance isolés du monde des vivants. Des soldats montent et descendent, des marchandises changent de main.
Après  Charm el chehk la touristique, la nuit tombe sur un autre désert semés de roches qu’on jurerait tombées du ciel. Ce désert que Loti qualifie de « triste jardin sans limite visibles » lors de son voyage vers le monastère Sainte-Catherine en 1909. Puis, nous plongeons  enfin vers la mer et Dahab.
Julius Marx

(A suivre) 

mardi 7 avril 2015

Terres ouvertes



Elle est franchement marine, leur manière de s’offrir en tanguant.
Les vaches constellent une prairie en pente douce
Comme les palangres  à saumon une houle charnue et, çà et là,
des canards prennent un envol sans cap précis.
Tout comme l’eau, elles sont ouvertes aux suggestions,
au héron électrique et à chaque malin courant d’herbe lunaire.
Laisse-moi deviner :
quand tu répares le cerveau blessé d’un enfant battu,
quand tu apportes à un malade des nouvelles irrémédiables,
il te faut une fenêtre, et non un mur, comme recours.
Alors, tu reviens ici,
là où le terrain a la manière de s’étendre,
où l’ombre d’un nuage se traîne comme un cargo,
sans pensée d’escale ni capitaine,
sur des cartes archifausses.
Richard Hugo

(White Center, 1980)

lundi 6 avril 2015

Deux petites tasses


Hier, j’ai cassé les deux tasses noires et bleues.
Un cadeau de K,
très inspirée par la poterie japonaise.
En ramassant les petits morceaux sur le carrelage
j'ai compris que mon café n’aurait plus jamais le même goût.
Alors, je me suis souvenu :
les vieux et leurs petites manies de vieux,
leur cuillère, leur assiette, leur place autour de la table,
leur magazine toujours rangé au  même endroit.
Leur façon d’exister, de survivre,
peut-être ?
Peut-être, mais mon café n’aura plus jamais le même goût.
Ce n’est que de la terre et de l’eau !
a -dit K, je t’en tournerai deux autres.
Non, ce n’est pas que de la terre et de l’eau
c’est une  pensée,
une part de nous
que j’aurais dû garder.

Julius Marx