mardi 23 juin 2015

Nuits d'été





Le meilleur moment de la journée 


Fraîches nuits d’été.
Fenêtres ouvertes.
Lampes allumées.
Des fruits dans le bol.
Et ta tête sur mon épaule.
Ce sont les moments les plus heureux de la journée.

Avec les premières heures du matin,
bien sûr. Et juste
avant le déjeuner.
Et l’après-midi, et
les premières heures du soir.
Mais j’aime vraiment

les nuits d’été.
Davantage, je crois,
que tous ces autres moments.
Les tâches du jour accomplies.
Quand personne ne peut plus nous joindre alors.

Ni jamais.

Raymond Carver
La vitesse foudroyante du passé
L'Olivier

vendredi 19 juin 2015

Migration




Un jour de fin d’été, et mon ami est sur le court
avec  son ami. Entre deux jeux, l’autre s’aperçoit
que l’allure de mon ami manque totalement de
souplesse. Son service n’est pas fameux non plus.
« Tu te sens bien ? demande-t-il. Tu t’es fait examiner
Récemment ? » L’été, vivre est facile.
Mais mon ami est allé consulter un ami médecin.
Qui lui a pris le bras et lui a donné six mois, au plus.

Quand je l’ai vu le lendemain, c’était
dans l’après-midi. Il regardait la télé.
Il n’avait pas changé, et pourtant il était -comment ?-
Différent. Gêné que je le trouve devant la télé,
il a un peu baissé le son. Mais il ne pouvait pas
rester tranquille. Il tournait dans la pièce, encore et encore.
« C’est un documentaire sur la migration des animaux », a-t-il dit,
           (comme si cela
pouvait tout expliquer.
Je l’ai entouré de mes bras et serré contre moi.
Pas aussi fort que j’aurais pu le faire. Craignant
Que l’un de nous s’effondre, ou les deux.
Et cette pensée, fugitive, folle, honteuse, m’a traversé –
C’est peut-être contagieux.
J’ai demandé un cendrier, et il était content
de fouiller partout jusqu’à ce qu’il en trouve un.
Nous n’avons pas parlé. Pas à ce moment-là. Ensemble nous avons regardé
(la fin
du documentaire. Rennes, ours polaires, poissons, oiseaux aquatiques,
papillons et autres. Parfois ils passaient
d’un continent, ou d’un océan, à un autre. Mais il était difficile
de se concentrer sur l’histoire qui se déroulait à l’écran.
Mon ami, je m’en souviens, est resté tout le temps debout.

Est-ce qu’il se sentait bien ? Parfaitement bien. Il donnait juste l’impression
de ne pas tenir en place, rien de plus. Quelque chose
       (poignait dans ses yeux
puis s’évanouissait. « De quoi diable parlent-ils ? »
voulait-il savoir. Mais sans attendre de réponse.
Il s’est remis à marcher. Je l’ai suivi maladroitement
de chambre en chambre pendant qu’il monologuait sur le temps,
son travail, son ex-femme, ses enfants. Bientôt, pensait-il,
il lui faudrait leur dire… quelque chose.
« Est-ce que je vais vraiment mourir ? »

Ce dont je me souviens surtout à propos de ce jour affreux,
c’est de son agitation et de mes étreintes prudentes-bonjour, au revoir.
Il n’a pas cessé de bouger jusqu’à
ce que nous parvenions à la porte d’entrée où nous nous sommes arrêtés.
Il a regardé dehors puis a reculé comme s’il n’en revenait pas
qu’il puisse faire jour. Un banc d’ombre
projeté par sa haie bloquait l’allée. Et le garage
ombrageait sa pelouse. Il m’a accompagné à la voiture.
Nos épaules se sont heurtées. On s’est serré la main et je l’ai de nouveau
pressé  contre moi. Avec précaution. Il a fait demi-tour et il est rentré,
franchissant rapidement le seuil, refermant la porte. Son visage
s’est découpé à la fenêtre avant de disparaître.

Il va bouger désormais. Voyager nuit et jour,
Sans trêve, dans sa totalité, exploser dans chacune de ses parties.
Avant d’atteindre un lieu connu de lui seul.
Un lieu arctique, froid et gelé. Où il pourra se dire,
C’est suffisamment loin. C’est là.
Et s’étendre, car il sera fatigué.

Raymond Carver
 In La vitesse foudroyante du passé

(L’Olivier)

mardi 16 juin 2015

Perspective





Voir de près la pyramide est impossible, aussi longtemps qu’on se tient à l’intérieur de son ombre portée ; la voir de loin, en revanche, est illusoire, car alors elle ne révèle point sa véritable image ; on ne saurait mesurer au coup d’œil la hauteur de la pyramide, une telle tentative se heurtant nécessairement à l’angle d’inclinaison de l’édifice ; la construction est  trop monumentale pour être envisagée d’un seul bloc, en sorte que l’observateur, à quelque distance qu’il se tienne, où qu’il porte son regard, ne peut appréhender qu’une portion du tout.
Il s’est posté aux endroits les plus éloignés, certains en surplomb comme les collines de Muqattam, les hauteurs de Fustât ou la rive orientale du Nil. Pour chaque emplacement, il a réitéré l’expérience à différents moments de la journée, toujours dans les mêmes conditions. A chaque fois, la pyramide arborait une apparence différente, pis, le spectacle qui s’offrait à lui semblait varier entre le début de l’expérience et son achèvement.
« Tout est question de perspective, tout est question de perspective. »
Gamal  Ghitany
Pyramides
Traduction Khaled Osman

Sinbad (Actes Sud)

samedi 13 juin 2015

Parade



Dans ma rue des sourds-muets, tranquillement assis sur le petit muret devant la mosquée, je cherche  un adjectif qui collerait parfaitement à la rue du Caire.  Dans la palette des villes du monde, il est sûr qu’elle est beaucoup plus bruyante qu’une rue parisienne. Elle n’en finit pas d’avertir, de rugir, de gronder. Elle est aussi nettement moins propre qu’une avenue  de Lausanne ou Genève, c'est évident. Mais, comme l’a écrit Voltaire : « le voyageur ne voit que la façade ». Alors, pourquoi pas fourmillante, aussi fourmillante qu’une allée du Rome de la Dolce Vita ? Avec un ton au-dessus, bien entendu…
Si elle reste encore si difficile à cerner, c’est parce que, constamment agitée, elle n’en fait qu’à sa tête. Alors, pour celui qui aime à contempler, le spectacle est permanent et souvent déroutant. Si le "pittoresque" s'affiche tout de suite, il faut chercher plus loin, attendre un peu...  Il n’y a qu’à s’asseoir et la parade peut débuter.
Une femme voilée et son soupirant. Pas de quoi en rester bouche bée. Pourtant, combien de femmes voilées portent un tee-shirt « Punks not dead ? »
Un adolescent équilibriste sur son vélo rouillé. Sur sa tête, une pyramide de pains ronds. Comment fait-il pour se faufiler ainsi entre les colonnes de voitures, sans frein, en glissant juste sa vieille savate sur le pneu usé ?
Un homme, maintenant : Sur son épaule, un A. Probablement le A décroché d’une enseigne… Mais, pourquoi vouloir tout expliquer ? J’attends… Ah ! Voici le B ! Plus petit, pas la lettre, mais l’homme qui la porte.  Lui, semble peiner sous le poids. Il souffle, grimace. Et puis, il se passe un long moment.

Pas le temps d’attendre la suite  de l’alphabet, voici mon bus.
Julius Marx
Le Caire- Juin 2015

mardi 9 juin 2015

La violence et la dérision



Il devait être huit heures. J’avais une heure et demie à perdre. 
Je me suis dit que ce genre d’expression aurait rendu les Cairotes pour le moins perplexes.
Une heure et demie, c’est la durée moyenne d’un film.
Je me suis donc confortablement installé sur un petit muret et j’ai regardé.
Le film s’appelait la violence et la dérision. C’était une référence évidente au roman d’Albert Cossery.
Avant de passer à l’action, laissez-moi tout d’abord vous décrire les lieux. 
Je me trouvais sur la voie de dégagement (appelons-la comme ça) d’une des longues artères  du grand rond-point qui fait  face à l’entrée principale du Zoo du  quartier de Gizeh. Côté bande son, pas besoin de vous en dire plus si je vous dis que la quantité de véhicules (deux roues, trois roues, charrettes, quatre roues et bus)  qui passent  par ce rond-point est simplement hallucinante.
Ce jour-là, le Maestro qui dirigeait le tournage était un petit policier tout de blanc vêtu, la moustache  grisonnante et le coup de sifflet autoritaire.
L’intrigue  du film était très simple : combien de personnages allaient pouvoir attraper leur bus au passage dans un laps de temps qui ne dépassait jamais les quatre ou cinq secondes ?
Dans ce mouvement perpétuel, les bus ne s’arrêtent jamais. Ils ralentissent seulement leur allure et les voyageurs doivent profiter de ce « cadeau » du chauffeur pour tenter leur chance. Il y a ceux qui attrapent la porte déglinguée au passage et se hissent à l’intérieur, d’autres, plus sportifs, qui font un bond qui les propulsent dans la carlingue. D’autres encore qui  trottinent et demandent de l’aide en tendant leur main à ceux qui sont déjà à l’intérieur. Et puis, il y a les vieilles dames avec des enfants dans les bras, ou des paquets, qui doivent faire plusieurs essais avant de réussir leur montée. N’oublions pas les obèses qui se lancent dans ce combat avec un handicap certain. Mais, on murmure que le gros doit être riche et qu’il a  certainement les moyens de s’offrir un taxi.
Le Maestro veille. Si le bus tarde trop, il ne se prive pas d’invectiver le chauffeur. Tous les figurants doivent absolument garder le rythme, ne jamais faiblir, sous peine d’être exclu du tournage.
La vieille femme venait d’échouer à ses deux premiers essais. Le troisième fut encore plus désastreux. Elle ne réussit même pas à approcher la porte. Irrité, le Maestro lui demanda s’il elle comptait passer la journée sur ce rond-point. La vieille femme s’approcha, lui prit le bras et lui murmura quelque chose à l’oreille en souriant. Le Maestro se mit à rire à son tour, oubliant pour quelques secondes ses responsabilités. Bras dessus, bras dessous, les deux se dirigèrent vers la charrette du vendeur de thé.

Lorsque j’ai quitté ma place, le film continuait. D’autres personnages tentaient leur chance avec plus ou moins de réussite. Dans cette ville, personne de crie jamais «  coupez ! »
Julius Marx
Le Caire-Juin 2015

dimanche 7 juin 2015

Au petit matin

                              


C’est au petit matin qu’il faut entrer au Caire.
A l’heure où les routes  bouillonnantes 
dévalent toutes comme des torrents furieux
vers le grand Nil paresseux.
Pris dans les filets d’un embouteillage
qui sent la cannelle
nous avons enfin le temps
de regarder autour de nous.
Un homme ? Une forme indistincte
crasseuse, sans vie apparente
allongée sur un muret croulant
 sous une pile de cartons.
Au-dessus, des lanternes colorées
que l’on va allumer pendant le ramadan
lui offrent un enterrement royal.
Et puis, l’impression de s’enfoncer
dans un gouffre.
Le tumulte
de nouveau.


Julius Marx
(Le Caire-2015)

mardi 2 juin 2015

Une journée comme les autres




Vraiment curieux cette obsession des hommes à vouloir tout posséder.
Pourquoi faut-il qu’ils grimpent sur les pierres de la grande pyramide de Khéops, qu’ils pénètrent  aussi à l’intérieur ?
Mon père (Dieu garde son âme) qui a vagabondé sur ce site avant moi pendant plus de dix ans,  me répétait souvent que les hommes ont tous des esprits malsains et des âmes troublées. Il ajoutait même qu’ils sont tous persuadés d’accomplir de grandes choses alors qu’ils sont incapables de renifler, de sentir la moindre odeur.
Bon, encore un petit quart d’heure et je me lance dans ma première ronde du jour.

Aujourd’hui, on me jettera peut-être un morceau de pain, qui sait ?
Julius Marx
Gizeh -Juin 2015