lundi 30 novembre 2015

Se souvenir des belles choses (3)

Avant l'ultime crise d'indigestion de notre monde prospère et obèse,
se souvenir des belles choses.
Les sans-domicile fixe.





Quand le ciel est ainsi, c’est parfois qu’il pleuvra. Quand il pleut trop, l’eau monte dans le lit de l’affluent, dans les canaux, dans les gouttières, elle envahit les berges du fleuve et même les voies express, elle chasse vers la surface du sol les hommes et femmes sans domicile fixe, et aussi les rongeurs au petit regard saillant froidement à fleur de boue, au poil hirsute découvrant une peau blême, au long museau fendu sur l’arête de leurs dents jaunes et rouges d’un sang impur.
Mais il pleuvait à peine cette nuit, les gens des ponts restaient cois sous leur conglomérat d’étoffe et de carton, les pieds ficelés dans le journal. Par exemple il y en avait trois, près du pont Alexandre-III, d’eux d’entre eux embrassés formaient un tas de sommeil, l’autre dormait dans un caisson oblong fait de cagettes avec une bâche en plastique vert dessus, zébrée de boue sèche et de goudron. Dépassait de ce volume une paire de tennis marine et ciel, râpées, quelquefois animées  par les orteils qu’elles contenaient. Leur détenteur toussa, se gratta dans son box dont les parois frémirent, puis rampa sur le dos vers l’extérieur, les pieds devant, déjà vêtu d’un pantalon de tergal gris, d’un col roulé tête-de-nègre et d’une parka olive fourrée, lacet à la taille, capuche escamotable, bons et solides vêtements d’ouvrier agricole comme on en trouve sur les marchés. Usés sans déchirures, malpropres superficiellement, tout de suite ils avaient l’air de quelque chose dès que Charles dressé les eut rajustés, rentrés l’un dans l’autre, chassant le débraillé, tout de suite cela vous prenait de la tenue.
Jean Echenoz
L'équipée Malaise
Photo Dorothéa Lange White Angel bread line (1933)

samedi 28 novembre 2015

Se souvenir des belles choses (2)

Avant l'effondrement prévisible de notre monde gourmand
se souvenir simplement des belles choses.


Se souvenir des belles choses (1)

            Avant l'effondrement prévisible de notre joli monde, 
                    se souvenir simplement des belles choses.




vendredi 20 novembre 2015

Histoires par dessus




« On ne doit pas s’amuser beaucoup dans votre bled, dit Lulu Doumer.
-Oh pour être calme, c’est calme, dit Thérèse. T’as le cinéma le dimanche. Et si tu veux danser tu peux descendre jusqu’à Suresnes où l’on mange des moules et où les frites sont bonnes. Qu’est-ce que tu désires de plus ? Je sers une autre tournée ? »
Des Cigales hocha le chef, affirmativement. Thérèse emplit de nouveau les petits verres.
« T’as aussi le musée, continua-t-elle, à la Malmaison. C’est plein de souvenirs du temps de l’Empereur. C’est là qu’il a fourré sa Joséphine quand elle a commencé à lui casser les pieds. Il était plutôt vache le Poléon mais les hommes sont tous comme ça. Ils n’hésitent jamais à sacrifier une pauvre femme pour arriver aux honneurs. C’est pourquoi moi je te le dis, pour des filles comme nous, te fie jamais à un type qu’à de l’ambition, il te laissera toujours choir un jour ou l’autre.
-Je ne vois pas pourquoi je n’irai pas moi-z-aussi-z-aux-z-honneurs, dit Lulu Doumer.
-Il te laissera tomber que je te dis.
-Et pourquoi que je n’essaierais pas d’y aller toute seule ? Moi-z-aussi je veux-z- être riche et hhonorée. »
Des Cigales secouait sa cendre dans une assiette.
« Faut faire la pute alors. »
Raymond Queneau
Loin de Rueil (1944)


Métaphoriquement
Chez Queneau, les paragraphes s’enfilent comme les perles blanches des chapelets de nos grands-mères. L’elliptique a été prié de prendre la porte en refermant derrière lui. Quant aux adjectifs, ont leur a demandé de se presser un peu l’un contre l’autre, pour faire de la place aux autres locataires, en somme. Et puis, on a beau s’enfiler des perles et des perles, on finit toujours par se retrouver devant la grande pièce montée de la gare Saint-Lazare avec, face à vous, un benêt en pardessus.

Surprises
Quel bonheur de découvrir ces paragraphes qui s’enfilent comme des perles !
Où Diable est passé l’elliptique ! Mais qu’est-ce donc que ces drôles d’adjectifs ? Ah ! Voilà la gare Saint-Lazare et mon pote le benêt. Jamais vu un pardessus pareil.

Retrograde
Avec mon copain le benêt, devant la gare Saint-Lazare, nous ne parlons pas de son drôle de pardessus mais de paragraphes, d’adjectifs bizarres et puis de perles. Tiens, pourquoi des perles ?

Rêve
J’étais assis sur un nuage, dans un univers brumeux et nacré. Autour de moi, des paragraphes sérieux défilaient sans m’accorder le moindre regard. Des adjectifs pressés comme le lapin d’Alice, s’agrippaient l’un à l’autre. Et puis, subitement, une ombre imposante (en forme de pardessus gigantesque) fit la nuit au-dessus de mon nuage. C’est à ce moment-là que la sonnerie du téléphone me réveilla. C’était mon ami le benêt qui m’attendait devant la gare Saint-Lazare.

Hésitations
Je savais qu’il me parlait de perles, de paragraphes et d’adjectifs. Mais Pourquoi à moi, et devant la gare Saint-Lazare ? Etait-il mon ami ? Serais-ce le début d’une histoire ? Et ce pardessus étrange…


Moi je
Bon, c’est évident, Queneau est un grand écrivain. Mais, moi aussi je martyrise les paragraphes, la belle affaire ! Je suis aussi un grand ami des adjectifs surprenants. Moi, si un type vient m’importuner devant la gare Saint-Lazare je lui fait bouffer son pardessus. Et puis, d’abord, qu’est-ce que j’irais faire devant la gare Saint-Lazare ? Je vous le demande.

Comédie
                                                      Acte Premier
                                                          Scène 1
                                              Entre les paragraphes du bouquin de Raymond Queneau « Loin de                                                       Rueil », un jour, vers midi.

Un paragraphe : Laissez-passer, s’iou plaît ! Voyez pas que je suis pressé !

Le lecteur saute par-dessus le paragraphe dans une belle figure qu’il pense artistique.
                                                                
                                                              ACTE SECOND
                                                                    Scène 1
                                                                   Même décor
Deux adjectifs s’embrassent.
                                                               
                                                               ACTE TROISIEME
                                                                      Scène 1
                                                         Devant la Gare Saint-Lazare
Deux hommes se rencontrent.
Premier homme : Tiens, c’est toi ?
Deuxième homme : Oui.
Premier homme  (ouvrant de grands yeux étonnés) : Qu’est-ce que c’est que ce pardessus ?
Le deuxième homme hausse les épaules.
                                                                  
                                                                     EPILOGUE
                                                            Même décor. Quelques minutes plus tard.

Un écrivain croise les deux hommes.

L’écrivain : Tiens, tiens. Pas mal comme début d’histoire. Faut que je travaille là-dessus.

Julius-Marx
Dessin: Scavini  blog Stiff Collar

lundi 16 novembre 2015

Oui, combien de temps ?





Yes, 'n' how many times must the cannon balls fly

Before they're forever banned ?

The answer, my friend, is blowin' in the wind,

The answer is blowin' in the wind.

How many years can a mountain exist

Before it's washed to the sea ?

Yes, 'n' how many years can some people exist

Before they're allowed to be free ?

Yes, 'n' how many times can a man turn his head,

Pretending he just doesn't see ?

The answer, my friend, is blowin' in the wind,

The answer is blowin' in the wind.

How many times must a man look up

Before he can see the sky ?

Yes, 'n' how many ears must one man have

Before he can hear people cry ?

Yes, 'n' how many deaths will it take till he knows

That too many people have died ?

The answer, my friend, is blowin' in the wind,

The answer is blowin' in the wind.

Bob Dylan
Blowin' in the wind (1963)

mardi 10 novembre 2015

Le Polar est Saisissant



Ecoutez la voix intérieure de Georges Bellanger, un jeune homme très perturbé qui vient d’assassiner sa deuxième victime.

Bon Dieu me dire ça à moi j’ai tout ce qu’il faut côté cul comme si je devais croire des stupidités pareilles c’est pas parce qu’elle couche avec un pianiste à moitié drogué et le reste pire encore qu’elle allait me faire avaler qu’elle voulait pas baiser avec moi faire l’amour l’amououour comme elle disait avec sa voix de chatte en chaleur et c’est bien vrai qu’elles sont toutes pareilles regarde Gin c’était pareil elle voulait pas et pourtant une fois que c’est fait je me dis c’est toutes des putes des demoiselles Lunoulautre avec un trou devant un trou derrière et les pieds froids les pieds c’est ce qui refroidit  le plus vite ce qui me rend fou c’est quand elles se sauvent pire que si j’avais des puces et les cris et les cris pourquoi crient-elles je déteste les cris je dois les faire taire et elles se débattent quand elles sentent mon machin mon poids les écraser et qu’elles se débattent en sifflant bon Dieu de bon Dieu je ne veux plus qu’elles s’arrêtent de bouger comme ça alors je laisse passer un peu d’air juste ce qu’il faut c’est vrai que Louise a un beau cul et juste là entre ce petit coin bon Dieu pourquoi elle ne bouge plus mais qu’est-ce qui se passe dans mes yeux dans ma tête pour que cette chose me vienne de plus en plus souvent maman a raison je devrais aller voir le médecin surtout que ça peut mal finir et les pieds déjà froids c’est les pieds qui refroidissent d’abord pourquoi elle bouge plus bouge bouge elle aurait pas dû me dire j’ai tout ce qu’il faut côté cul ça excite un homme normal maman dit que je suis normal seulement malade c’est pas un médecin que je veux je veux Gin ou Louise ou Miquette toutes ces putes qui veulent pas de moi c’est des mademoiselles Lunoulautre avec un trou devant un trou derrière pourquoi t’as voulu crier Louise louise bouge Louise bordel de merde bouge.

Tito Topin
55 de fièvre (Folio Policier)
Image: John Drew Barrymore le Lipstick-killer de While the City Sleeps ( Fritz Lang-1956)

dimanche 8 novembre 2015

Le Monde d'en bas




Dahab
Sœur aînée de la Mer Rouge
à l’heure où le soleil décline.
Dahab fatiguée
à l’heure où tous les chats sont gris.
Personne ne peut vous empêcher
de lever la tête vers les étoiles qui surgissent aussitôt.
Mais ici, l’essentiel est en dessous du niveau de la mer
dans un monde de couleurs
imaginé par un créateur illuminé.
Saluons respectueusement les plus gros poissons
pendant que les plus petits tourbillonnent lentement
comme des feuilles mortes, vers les grands fonds .
Tout est calme et parfait
mais bien plus tard, je sais  que j’aurais beaucoup de mal
à trouver un adjectif pour chacun.
Pendant ce temps, là-haut,

le soleil s’amuse à embraser les nuages.
JuliusMarx