jeudi 19 septembre 2013

Histoires comme-ci, comme-çà (19)

Comment je suis devenu Hispanophile 



L'histoire débute et s'achève grâce à une petite carte blanche barrée des trois couleurs de la république française. Une carte de journaliste que je n'ai eu la fierté de glisser dans mon portefeuille (entre  la carte Orange de la RATP et les tickets de cantine ) qu'une dizaine de mois seulement. La gloire est un sentiment si furtif  que j'avoue même ne pas me rappeler aujourd'hui quelle tête je faisais  à ce moment solennel  sur la photo. Affichais-je alors  le beau et franc sourire  du type persuadé d'avoir enfin touché le but, le nirvana? Ou bien feignais-je seulement la désinvolture de l'homme se disant, qu'après tout, la récompense était,somme toute, légitime et amplement méritée.
Nous étions au coeur des années 90, période bénie ou personne ne prononçait jamais le mot crise ( ou alors en parlant de son foie) et je faisais partie d'un groupe de joyeux drilles  spécialisé dans les parodies de la presse française. Je suis sûr que vous comprenez mieux maintenant pourquoi le simple fait d'avoir cette carte de presse me comblait de joie. Et, croyez-moi, l'ironie de la chose n'échappait à aucun des membres de ce groupe de "subversifs".
Nous étions jeunes, un peu idiots et surtout résolus à pratiquer la dérision et le  non-sens sans aucune modération (modération étant également un  mot que l'on ne prononçait pas à cette époque.)
Mais, cela n'empêchait pas ma rédactrice en chef et moi-même de ressentir une passion quasi-obsessionnelle  pour le poète argentin Jorge-Luis Borgès.
Ce soir-là, pendant le bouclage mouvementé du dernier opus  (dans un groupe d'individus d'une dizaine de personnes, les bouclages sont toujours mouvementés, et il peut même arriver qu'ils se transforment en amers règlements de comptes ou en pugilat.) Bref, pendant ce bouclage nous regardions, ma chef et moi, l'émission Apostrophes à la télévision. Et nous la regardions uniquement parce que l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa était présent sur le plateau ce soir-là.
A la fin de l'émission, juste avant de rendre l'antenne, le présentateur annonça que son invité donnerait le lendemain une conférence sur Jorge-lui Borgès dans une salle de la prestigieuse Sorbonne.
Dès lors, les aléas du bouclage nous apparurent comme de misérables petits tracas  insignifiants. Nous abandonnâmes nos camarades en leur laissant les clefs de la maison.Nous ne pensions qu'à une seule chose vraiment importante : la conférence du lendemain.
Vingt-quatre heures plus tard, nous voici devant la grande entrée de l'université.
Aussitôt, notre sixième sens en éveil, nous remarquons cette foule d'étudiants chevelus. Nous entendons ces cris presque désespérés, comme ceux des naufragés. Pas le temps de s'informer, de parlementer, nous sommes littéralement portés vers la salle où doit se tenir la fameuse conférence, notre conférence. Dans le petit couloir donnant accès à la salle, coincés entre une ribambelle de barbus hirsutes et quelques vieillards criant "allons, messieurs, du calme!" Nous apprenons que la salle ne contient qu'une cinquantaine d'élus... Et nous sommes au moins 2OO à pousser !
Dans le tumulte, une voix grave s'élève :
-C'est pas de ma faute si Pivot en a parlé à la télé !
Le couloir se met à gronder. Il devient un stade où tous les joueurs se précipitent ensemble vers les poteaux pour marquer l'essai. Dans la mêlée, nous agrippons, nous grimpons, nous piétinons.
-C'est complet ! annonce la voix grave. Pas la peine d'insister.
Dans un éclair de génie,  faisant preuve d'une remarquable lucidité, la jambe d' un gros type enroulée autour de son cou si frêle, ma rédac-chef s'exclame :
-Nous sommes journalistes !
(Eh , oui, souvenez-vous de notre carte de presse)
-Bon, d'accord, entrez, répond la voix grave.
Aussitôt, nous passons en revue une kyrielle de regards assassins. Les remarques désobligeantes  fusent,  les injures dégringolent.
Mais, qu'importe, nous entrons dans le sanctuaire.
Rassérénés, nous nous retrouvons assis bien sagement, encadrés d'étudiants studieux, blocs sur les genoux, magnétophones branchés, micros dirigés vers la petite estrade.
Pour faire bonne figure, nous sortons nous aussi quelques feuilles et nos stylos.
Lorsque Mario Vargas Llosa entre, notre coeur se met à battre un peu plus vite. Le type à la voix grave présente brièvement le conférencier et s'efface.
Dès les premiers mots prononcés par l'écrivain, nous nous regardons. Nous affichons la même expression. Nous sommes perdus, désemparés. Un drôle de monologue intérieur s'installe entre nous. Un dialogue terrible qui donne  à peu près ceci :
-Tu parles espagnol toi?
-Non, et toi?
-Bof..A part bonjour et au revoir..
Aujourd'hui, après réflexion , je me dis que cette histoire pouvait bien être  le premier chapitre d'une nouvelle de Borgès?  L'homme, dans un premier temps surpris, se met à écouter religieusement le conférencier, puis, il  imagine....
Julius Marx


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