samedi 19 décembre 2020

Clap de fin




Il contemple la frontière et se demande ce qui se passe au Mexique. le chaos et la violence se poursuivent. Rafael Caro est mort et Tito Ascension est le nouveau "parrain".  Des hommes brutaux et stupides sont au pouvoir des deux côtés de la ligne de séparation.
Mais il n'y a pas de mur, se dit Keller en souriant.
Et il n'y en aura jamais. Une frontière est une chose qui nous sépare, mais qui nous init également; il ne peut pas y avoir de véritable mur, de même qu'à l'intérieur de l'âme humaine aucun mur ne sépare les meilleurs penchants des pires.
Keller le sait bien. Il a vécu des deux côtés de la frontière.
Il prend la main de Marisol et ensemble ils redescendent la colline en boîtant.

Don Winslow 
La Frontière

Dernières lignes de la trilogie de Don Winslow consacrée au monde de la drogue après La Griffe du Chien et Cartel.

Eblouissant !

samedi 12 décembre 2020

De l'amour





Quand nous passions ensemble à travers les rues fréquentées, les gens se retournaient pour le plaindre l'aveugle. Ils en ont des pitiés les gens, pour les invalides et les aveugles et on peut dire qu'ils en ont de l'amour en réserve. je l'avais bien senti, bien des fois, l'amour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c'est malheureux qu'ils demeurent si vaches avec tant d'amour en réserve, les gens. Ca ne sort pas, voilà tout. C'est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d'amour.
Louis Ferdinand Céline
Voyage au bout de la Nuit

dimanche 6 décembre 2020

L'âge du doute





 Un nouveau Montalbano c’est toujours une bonne nouvelle. D’autant plus que d’après l’ami

 Quadruppani cet opus là serait l’avant dernier. Puis, une fois l’euphorie passée, vient le 

moment tant attendu où le lecteur se couche, en prenant bien soin de remonter la couette 

sous son menton, pour un beau voyage sicilien.

Bon, le premier problème d’un Montalbano c’est qu’il se lit trop vite, beaucoup trop vite 

même. Voilà une chose qui n’a pas changée. Ce qui change c’est ce malaise persistant qui 

s’installe chez le lecteur. Un trouble évident que l’amateur cherche à cacher mais qui 

revient sans cesse, l’empêchant d’éteindre la lumière, de redescendre les escaliers quatre à 

quatre pour aller lire à sa douce moitié un de ces passages si croustillants qui fleurissaient 

autrefois dans les aventures de notre bien-aimé commissaire. Ce trouble venant du fait que 

le thème principal du roman (me semble-t-il) est la vieillesse. Oui, les inconditionnels de sa 

Seigneurie devront bien en prendre leur parti, le cerveau de Montalbano, de notre 

Montalbano, commence bel et bien à se ratatiner ! Notre héros commet des erreurs et, c’est 

bien plus grave encore, semble être sur le point d’abdiquer.

Même si la résolution de l’intrigue (en fait deux intrigues étroitement liées) lui appartient 

encore, on devine que le coeur n’y est plus du tout. Rassurez-vous, il y a toujours

quelques petites attaques contre les puissants et d’habiles stratagèmes montalbaniens mais 

ils sont hélas noyés dans de gros nuages de mélancolie. Ce ciel de Sicile, amis lecteurs, 

devient gris !

Gris, il l’est aussi chez moi, ce fichu ciel. Hier, en courant acheter le bouquin dans une 

grande surface (c’est juste de la provoc) je cherchais dans les rayons à la lettre M , comme 

Montalbano avant qu’une employée désabusée me recommande de visiter le casier de la lettre C, 

comme Camilleri. Bon sang ! Moi aussi, il semble bien que mon cerveau commence à se ratatiner.

Julius Marx

jeudi 26 novembre 2020

Souvenirs





Déjà plus d’une heure que le guide nous parle des Nabatéens, de la péninsule arabique, des 2200 ans depuis je ne sais qui, et de la sédentarisation.

C’est merveilleux.

Sans blague, je suis conscient du moment unique que je suis en train de vivre.

Non, mon petit, je ne veux pas faire une promenade à cheval,

non, je n'ai pas besoin d’un joli bracelet à un euro,

Ce qu'il me faut, c'est juste un peu d’ombre.

L’ombre…Une sacré bonne idée.

Là. Planqué sous un rocher du canyon,

personne ne m’empêchera de rêver des Nabatéens,

de la péninsule arabique, des 2200 ans depuis je ne sais qui, et de la sédentarisation.

Et puis, Dieu m’est apparu.

Un Dieu à la peau sombre, à la bedaine bien calée dans une drôle de voiturette de golf.

Hé ! Diego. Qu’est-ce que tu fabriques dans cette foutue voiture de golf ?

Qu’est-ce que peut bien te raconter le fils du Roi, assis à côté de toi ?

Pourquoi viens-tu  me narguer Diego ?

Pourquoi  vouloir m’empêcher de rêver seul des Nabatéens,

de la péninsule arabique, des 2200 ans depuis je ne sais qui,

et de la sédentarisation.

Et puis, ces putains de gardes du corps, Diego,

Pourquoi me poussent-ils contre les pierres ?

Alors, l'hélico blanc, c'était toi.

Moi, je suis arrivé ici par la route,

une sacrée route qui n’en finissait pas de s’entortiller autour des rochers

comme un serpent.

Tu peux me croire Diego,

J’ai bien mérité de rêver, peinard,

 des Nabatéens, de la péninsule arabique, des 2200 ans depuis je ne sais qui,

et de la sédentarisation.

Tu as vu le désert, Diego ? Ces tentes de nomades, ces chiens galeux  et ces rapaces, très haut dans le ciel pur, dédaigneux des petits bonhommes trimballés dans un bus ?

Où alors, le fils du Roi te faisait-il chier avec ces problèmes de fils du Roi ?

Hé, toi !

Oui, toi, El Pibe del oro,

qu’est-ce que tu fabriques dans cette ridicule bagnole blanche 

Avec tous ces types en noir qui bourdonnent autour de toi comme des mouches affolées par le sucre?

Par ta faute Dieguito,

j’ai laissé tomber les Nabatéens,

 la péninsule arabique, les 2200 ans depuis je ne sais qui,

et la sédentarisation.

C’est  bien à cause de toi, Diego,

que je me suis subitement retrouvé dans les rues de Naples, avec des gamins d'une autre péninsule.

Et puis, tu as disparu.

On n’entendait plus que le bourdonnement

de tes mouches, derrière toi.

Dommage… tu aurais pu me prêter ta voiture

pour remonter le canyon,

retrouver mon bus, mes touristes.

Mais, comment leur dire que Dieu venait d'atterrir en hélico blanc

ici, dans le désert des Nabatéens ?


Julius Marx (Petra- Jordanie-1er Mai 2015)

jeudi 19 novembre 2020

Plus qu'à une rapide pulsation de la mort





"C'est curieux", se dit-il, et à ce moment, il entendit un frottement derrière lui, et sans raison très précise, la peur soudain l'envahit, une peur qu'il n'avait jamais connue auparavant. Une peur, sauvage, animale,. Avant d'avoir pu faire un geste, il sentit un léger attouchement au bord de son chapeau, par derrière, et alors il comprit qu'il allait arriver quelque chose d'horrible, et qu'il n'était plus qu'à une rapide pulsation de la mort. La sortie de l'impasse et le minuscule point lumineux qui signifiaient le salut étaient à des milliers de kilomètres de lui. Un cri de terreur contracta sa gorge, mais avant qu'il eût pu jaillir, ses tympans éclatèrent, et le minuscule point lumineux qui était le bout de l'impasse, avec une soudaineté terrifiante, fonça sur lui, rouge, hurlant, irrésistible. 
Il savait qu'on le tuait et il ne pouvait pensait qu'à une seule chose: "Et si Myra s'était arrêtée ce matin-là, pour prendre son café?"
Puis le somment de son crâne vola en éclats et il tomba, le visage en avant, sur la poubelle, tandis que ses doigts montaient vers sa figure pour tâcher de boucher son nez.

Horace Mc Coy
No Pocket in a Shroud
(Un linceul n'a pas de poches)

La dernière page du Linceul fait maintenant partie des classiques de la littérature noire. Même si nous l'avons déjà lue et relue, il est extrêmement salutaire de refaire un petit passage sur cette page en nos temps troublés. Pensons nous aussi à nous boucher le nez.

Pour illustrer ce texte, impossible de ne pas penser à la scène finale de Touch of Evil de Welles.

samedi 31 octobre 2020

Un grand rêve d'envapé





Ce fut un grand rêve d'envapé.
Lorna exécutait son tour de chant au Palladium d'Hollywood, complétement nue, soutenue par un orchestre cent pour cent exotique-de gigantesques Noirs en costume de l'Oncle Sam tressés de strass et de paillettes. Elle baisait l'espace; elle faisait gicler la sueur, elle tétait la pomme du microphone.
Roosevelt, Hitler, Staline et Hirohito firent leur entrée en litière; ils s'évanouirent à ses pieds lorsque Lorna attaqua Someone to Watch Over Me. La guerre éclata sur l'estrade d'orchestre: des cinglés de bougnoules se mirent à se tabasser à coups de trombone à coulisse et de clarinette. C'était de toute évidence une diversion. Hitler bondit sur scène et essaya d'enlever Lorna pour la transporter jusqu'à un U-boat nazi garé au premier rang. Je défis le Führer, en l'attrapant par la moustache pour l'envoyer voler jusqu'à Sunset Boulevard. Lorna s'évanouissait dans mes bras lorsque je sentis qu'on me secouait: j'ouvris les yeux et vis Bob Murikami au-dessus de moi, qui me disait:
-Debout et haut les cœurs, flicard. C'est l'heure de passer à la caisse.

James Ellroy
Torch Number
(Coup de passion)

mardi 27 octobre 2020

Le masque grimaçant de la littérature




Mon roman La Ruche, premier livre de la série Chemins incertains, n'est qu'un pâle et modeste reflet, qu'une ombre de la réalité quotidienne, de l'âpre, tendre et douloureuse réalité.
Ils mentent, ceux qui veulent déguiser la vie à l'aide du masque grimaçant de la littérature. Le mal qui ronge les âmes, ce mal qui porte autant de noms qu'on veut bien lui en donner, ne saurait être combattu par les compresses du conformisme ni les cataplasmes de la rhétorique et de la poésie.
Mon roman ne veut être qu'une image de la vie, racontée fidèlement sans réticences, sans tragédies extraordinaires, sans charité, comme la vie s'écoule, exactement comme la vie s'écoule ni plus-ni moins. que nous le voulions ou non. La vie est ce qui vit-en nous ou hors de nous; nous, nous n'en sommes que le véhicule, l'excipient comme disent les pharmaciens.
Camilo José Cela
Note pour la première édition de La ruche

samedi 10 octobre 2020

Valparaiso




Les sommets de Valparaiso décidèrent de laisser glisser leurs hommes et de précipiter les maisons d'en haut pour qu'elles aillent tituber dans les ravins teints en rouge par la glaise, en jaune vif par les dés d'or, en vert ombrageux par la nature sauvage. Mais les maisons et les hommes s'agrippèrent à la hauteur, ils se roulèrent en boule, ils se fichèrent en terre, ils se contorsionnèrent, ils se mirent à la verticale, ils s'accrochèrent avec les dents et avec les ongles à chaque abîme. Le port est un débat entre la mer et la nature évasive des cordillères. Mais dans cette lutte, l'homme a gagné. Les côteaux et la plénitude marine ont tracé le plan de la ville et ils l'ont faite uniforme, non comme une caserne mais avec la disparité du printemps, avec le contraste de ses peintures, avec son énergie sonore. Les maisons se firent couleurs: en elles se marièrent l'amarante et le jaune, le cobalt et le carmin, le vert et le pourpre. Ainsi Valparaiso assuma sa mission de port véritable, de navire échoué mais vivant, de bateaux avec leurs pavillons claquant au vent. Le vent du grand océan méritait une ville de drapeaux.

Pablo Neruda
J'avoue  que j'ai vécu
(Les chemins du monde)

vendredi 2 octobre 2020

L'oeil du poète




Les castes avaient classé la population indienne en une sorte de Colisée parallélépipédique  aux galeries superposées et au somment duquel siégeaient les dieux. Les Anglais maintenaient de leur côté leur hiérarchie, qui partait du modeste garçon de magasin, passait par les professionnels  et les intellectuels , continuaient avec les exportateurs et culminait avec cette terrasse du système où s'asseyaient confortablement les aristocrates du Civil Service et les banquiers de l'empire.
Ces deux mondes ne frayaient point ensemble. Les natifs ne pouvaient pas entrer dans les lieux destinés aux Anglais et les Anglais vivaient à l'écart de la vibration du pays.

Pablo Neruda
La Solitude Lumineuse
in J'avoue que j'ai vécu.
1928

lundi 21 septembre 2020

L'histoire d'Alberta Wright




-Laissons les morts reposer en paix, je vous en prie, messieurs, répondit pieusement le prophète. Cette pauvre femme le mérite particulièrement, étant donné qu'elle a travaillé dur toute sa vie.
-Oui, Prophète, mais voilà, rétorqua Fossoyeur, c'est qu'elle n'est pas morte…
-Comment ? Pas morte! s'exclama "Gentil Prophète" en roulant des yeux en bille de loto. Est-ce que vous voulez dire qu'elle n'a pas cessé de vivre ou est-ce qu'elle est ressuscitée?
-Remettez-vous, Prophète, dit Fossoyeur, elle n'a jamais été morte.
-Mais bon Dieu! Je l'ai vu mourir! protesta le prophète.
-Elle était seulement évanouie.
-En extase plutôt, rectifia "Gentil Prophète".(Il pêcha dans la poche de sa robe de chambre à rayures un mouchoir jaune et s'épongea le front.) Je n'aurais jamais pensé à ça...Vous me stupéfiez.
-Et ce que nous essayons de faire, poursuivit Fossoyeur sans se départir de son calme, c'est de recueillir son histoire.
-L'histoire de cette femme tient en une phrase, dit le "Gentil Prophète" : mise au monde par des ânes, elle a travaillé comme une mule.
Chester Himes
The Big Cold Dream
(Tout pour plaire)
Série Noire N° 511

mercredi 9 septembre 2020

Flotter dans l'espace




Je me promène parfois sur le sentier, m'allonge dans la petite clairière ronde au milieu des arbres, savoure le soleil qui y joue. Je ferme les yeux et, tout en offrant mon visage à la caresse des rayons, je tend l'oreille aux bruits que fait le vent dans la cime des arbres. J'écoute les oiseaux battre des ailes, les fougères frémir. Un profond parfum de végétation m'enveloppe. Je me sens libéré de la gravité, il me semble que mon corps se soulève un peu au-dessus du sol. Je flotte légèrement dans l'espace. Naturellement, cet état ne dure pas. Ce ne sont que des sensations fugitives qui disparaissent dès que je rouvre les yeux et que je quitte la forêt. Mais j'ai beau le savoir, c'est une expérience qui me chavire le cœur: après tout, dans ces moments-là, j'arrive à flotter dans l'espace.
Haruki Murakami
Kafka sur le rivage

vendredi 4 septembre 2020

Introduction





Le Sénateur se mordait la lèvre, comme assiégé par des problèmes d'une insurmontable difficulté. c'est un homme massif en qui tout suggérait la puissance. Le vaste fauteuil de cuir dans lequel il se trouvait assis paraissait trop frêle pour son poids; ses épaules carrées, ses bras, dépassaient de chaque côté, avec une impression de trop-plein.
La tête du Sénateur, sous une crinière rêche de cheveux gris fer, était également massive, son visage, large et rude, marqué des sillons que grave le pouvoir.
Quand il se leva et traversa la bibliothèque afin d'aller chercher du bourbon et des cigares pour son invité, la pièce immense sembla rétrécir, comme si les murs et le plafond se rapprochaient brutalement; et le plancher poli menaçait à chaque instant de craquer sous son pas pesant, bien qu'il fût considérablement trop aristocratique (ainsi qu'il sied aux planchers de ce genre de demeure) pour se permettre une telle incongruité. Le fauteuil vacant béa, se montra comme la grande caverne capitonnée qu'il était, et reperdit toute dignité dès que le Sénateur s'y laissa retomber.

Dashiell Hammett
The man who stood in the way
(Le dernier obstacle)
Black Mask-15 Juin 1923 (sous le titre de Vicious Circle)
Signé Peter Collinson

samedi 29 août 2020

Le Polar Est Amour (37)




Il dut l'aider à monter les marches.
Chez lui: "Emmène-moi dans ton lit", dit-elle. Dans les vapeurs de l'alcool, elle se rendit compte du quiproquo, éclata de rire et s'efforça d'expliquer que c'était pour dormir. Elle fut prise de fou rire. puis s'allongea sur le canapé et parut s'endormir. Brusquement, elle se redressa :"La nuit est encore jeune, donne-moi un truc à boire", demanda-t-elle d'une voix traînante. Elle s'assit ,et, posant les pieds sur le bord du canapé, entoura ses jambes de ses bras. Elle peignit un petit sourire malicieux sur ses lèvres et se mit à la considérer d'un air coquin.
Il lui fit signe que non de l'index.
"Allez Alberto, sinon je vais pleurer, je vais inonder ta maison. Une petite grappa, ça va me mettre de bonne humeur",insista-t-elle  en balançant de-ci de-là ses jambes nues.
A ce moment-là , Gregory Peck l'aurait caressé  d'une petite tape affectueuse, prise dans ses bras, posée sur le lit, déshabillée en la laissant en soutien-gorge et petite culotte, et glissée entre les draps. Avant de déposer un baiser de bonne nuit sur son front et, sans tenir compte des caprices de l'ivresse, de pousser un soupir de regret et d'aller dormir sur le canapé du salon.
Mais lui n'était pas Gregory Peck, et on était pas dans un film. Il aurait bien aimé le voir, Gregory Peck, dans la vraie vie, avec une femme pareille demandant de l'amour.
Il ne lui servit pas de grappa. Il l'allongea sur le lit et lui ôta ses vêtements.

Mimmo Gangemi
Il Giudice meschino
(La Revanche du petit juge)

mardi 18 août 2020

Les balcons au regard ingénu



L'événement est extraordinaire. Les expériences de ce jeune docteur font croire à une science nouvelle et bienfaisante. 
Le docteur Bivar, nom bien castillan, qui s'oppose au nom étranger de vigueur chez tout innovateur, habite à côté de vous, porte à porte, cette rue pacifique et claire. Il y vit isolé, inconnu, dans une maison modeste, mais égayée par des balcons aux regards ingénu.
Il n'y a pas de grande enseigne attachée à la balustrade. On ne s'aperçoit du voisinage du docteur que lorsqu'on a affaire à lui.
Toute la maison veut être très près de la vie; mais pour l'observer plus librement, elle veut passer inaperçue.
Elle influe  sur l'état d'esprit des malades qui la regardent. Elle les calme, et leur produit indubitablement bonne impression. Ils vont déjà mieux en entrant chez le docteur; la maison et ses alentours, ce certain aspect limité, de point final, qu'il lui a consciemment donné, apaisent ceux qui viennent à lui.
Je vois le docteur tous les soirs. Nous aimons à nous promener ensemble, recherchant les rues dans lesquelles le mouvement de la ville ne nous incommode pas. Souvent nous entrons au café; ce n'est que là que l'on échappe un instant à la Destinée injuste et précaire qui nous poursuit chez nous et dans la rue. Si un café discret et dissimulé comme ceux que nous choisissons avait existé du temps de Caïn, il aurait pu se cacher au regard implacable de l'Œil.

Ramon Gomez De La Serna 
Le docteur invraisemblable

Une perle des éditions Champ-Libre de 1984 !
Illustration : Portrait de l'auteur par Diego Rivera (1910)

mercredi 29 juillet 2020

Et un petit Noir, un !



Lorsqu'ils y virent clairement de nouveau , ils s'enfoncèrent tous deux entre des montagnes de caisses pleines de bouteilles, d'alcool pour la plupart et quelques-unes de vin. Leurs pas résonnaient sur le ciment, mais personne ne les interpella. Arrivés au fond de l'entrepôt, ils trouvèrent un espace dégagé où quelques caisses vides avaient été groupé de façon à  former une sorte de bureau de fortune. Des tabourets de bar couverts de moleskine déchirée conféraient à ce lieu une sorte de pimpant pathétique. On se serait cru dans les coulisses d'un théâtre. Une ampoule nue brillait d'un éclat brutal, suspendue au toit voûté comme une fausse étoile pour décor de nuit de Noël. Un camion passa en grondant dans J. Street et les ombres frémirent en même temps que l'ampoule.
Wade Miller
Murder Charge
(Week-end à l'abattoir)
Série Noire N°135

Pour un bon petit Noir, prévoyez de la matière, du style, et, pourquoi pas, un petit morceau de sucre.

mardi 21 juillet 2020

Belle intro


L'étroite jetée blanche s'enfonçait dans Biscayne Bay comme le doigt d'un squelette en décomposition. L'eau de mer qui déferlait depuis des années avait attaqué la peinture qui s'écaillait et les planches qui étaient molles sous les pas. A l'autre bout de la jetée un gros homme, assis ou accroupi- je n'aurai pas pu dire s'il avait une chaise sous lui parce qu'il portait une longue robe blanche en éponge qui le faisait ressembler à une balle de tennis détrempée. Il me tournait le dos, mais en approchant, je distinguai une mince canne à pêche entre ses gros doigts boudinés. Il était immobile. Des nuages noirs filaient dans le ciel de l'après-midi, et la jetée branlante oscillait au rythme des vagues couronnées d'écume. Après l'avoir regardé une minute ou deux en butte aux attaques de tous les embruns de l'Atlantique, je m'éclaircis la gorge.
Le gros fut obligé de se retourner complétement pour me voir, car il n'y avait plus de séparation nette entre sa tête et son cou, si tant est qu'il en eût jamais existé une. Pour visage, un cercle brun et inexpressif, défiguré par une cicatrice sombre qui lui barrait la figure à partir de l'oreille gauche. Il avait les yeux aussi noirs que la mer. Un cigare éteint pendait au coin de ses grosses lèvres. Il était presque chauve, mais le vent tiède chargé d'embruns ébouriffait les rares mèches qui lui restaient et qui se dressaient comiquement toutes droites au sommet de son crâne.
-M.Capone, hurlai-je pour dominer le bruit du ressac, je m'appelle Toby Peters.

Première page d'un classique de la littérature, d'un essai documenté comme seuls savent l'écrire les universitaires américains ou bien seulement d'une biographie non moins sérieuse de Scarface? Non, simplement l'introduction de l'amusant roman noir de Stuart Kaminsky "You bet your life".

lundi 22 juin 2020

Carte postale




Nous les appelons les dentelles de Montmirail. Et puis, là-bas, au second plan, le Ventoux. N'oublions pas ce sacré Mistral . Invité ou pas, il se faufile toujours ! C'est peut-être bien pour cette raison que les gens d'ici parlent beaucoup ; la moitié de leurs mots s'envolent au vent.

lundi 25 mai 2020

Descriptif




Si l'on excepte la table de travail en forme de haricot, de la taille d'une piscine d'Hollywood, le bureau de réception de Me Palmer avait l'intimité d'un living-room. le divan et les trois fauteuils capitonnés  étaient recouverts de chintz aux couleurs vives et des toiles de Dufy décoraient les boiseries murales. dans des vases d'argent, dormaient des roses jaunes, aux corolles mi-closes. Et, dans la cheminée de marbre, les bûches en bois de bouleau luisaient, si blanches qu'elles semblaient avoir été passées au décolorant. Les lumières de la ville scintillaient derrière les immenses fenêtres, à l'extrémité de la pièce.
Jonathan Latimer
L'épouvantable Nonne
Série Noire N° 316
Résolument Chandlérien, un descriptif des lieux qui laisse pantois! Quelle merveilleuse époque où les romans noirs se lisaient avec délectation.

dimanche 3 mai 2020

Confinement (48)




Le monde est un complexe formidable. Il est fait des mauvais exemples de nos semblables, des doctrines communément répandues, des idéologies contagieuses généralisées, des entraînements de toute nature contre lesquels chaque individu a à se débattre continuellement. Comment est-ce possible que le cœur de l'homme soit un champ de bataille? Pourquoi  ces contradictions intimes et inévitables qui sont en nous-mêmes, qui sont nous-mêmes? Est-ce là notre état primitif ou cela s'explique-t-il  par une catastrophe initiale, une déchéance, un drame caché dans les origines de l'espèce? Les hommes sont-ils naturellement fous ou est-ce le travail, ce pain qu'il faut gagner à la sueur de son front, qui les rend fous? Sont-ils des énergumènes et des possédés? Des exaltés? des tristes?
Blaise Cendrars 
Bourlinguer

mercredi 29 avril 2020

Le Polar Est Amour (36)



-C'est comme l'amour, dit-il. Le premier baiser est un enchantement, le second : une familiarité; le troisième: une habitude. Ensuite, on a plus qu'à déshabiller la fille.
-Ca vous déplaît tant que ça? lui demandai-je.
-C'est une émotion d'un autre ordre. Remarquez que je ne crache pas sur la bagatelle; c'est une chose nécessaire, mais il faut soigner la mise en scène. Pour que ça reste fascinant, c'est tout un art.
Raymond Chandler
The long Good-Bye
(Sur un Air de Navaja)
Série Noire N°221

lundi 27 avril 2020

Lecture de la Bible




Bien, ce confinement, très bien même. Aucun moyen de se procurer de livres nouveaux alors, que pouvons-nous faire? Relire la Bible,évidemment. Notre Bible à nous, notre Recherche, c'est la Moisson Rouge de Hammett. La Moisson, où nous trouvons dès les premières pages avec l'explication de Bill Quint (dit le Rouge) la description parfaite de ce qu'est devenu notre monde dit civilisé. Un monde parfait qui s'écroule devant nos yeux ébahis parce qu'un attardé a dégusté, un beau jour, un bon petit pangolin. Un livre Saint  lut et partagé par de nombreux apôtres qui, au fil des chapitres, ne cesse de poser les bonnes questions. Montons en chaire pour clamer haut et fort que "qui n'a pas lu cette bible n'est pas digne de porter la parole ne notre genre préféré."
Amen.

lundi 20 avril 2020

Confinement (35)






(Traduction de crise)

Encore une putain de journée
a boire dans la cuisine
et plus tard, quand la nuit tombe
être toujours dans la cuisine.
Rien qu'une putain de journée
A nourrir les gosses et les chats.
Plus tard, regarder Netflix
et dormir.
Rien qu'une putain de journée.
Je la passe avec toi
toujours pas le choix
Une journée si banale
j'en pleurerai.
Je m'rappelle  de nos Week-end
C'était poilant.
Rien qu'une putain de journée
Je la passe avec toi
toujours pas le choix.
Pas de danger que je devienne
quelqu'un d'autre
Tu ne me laisses jamais seul
Tu ne me laisses jamais seul
hélas.
Sûr qu'on ne va pas tarder à récolter
ce qu'on a semé.


mardi 14 avril 2020

Confinement (28)



A la seconde : ville morte

Du Montana juste quelques mots avant d'aller en ville: il faut bien qu'il y ait quelqu'un pour aller en ville aujourd'hui. Parce que si tout le monde restait chez soi, la ville serait vide. Parce qu'alors il n'y aurait pas de voitures et les rues seraient désertes; les magasins eux seraient tous hantés-absence de tout un chacun par un mercredi de non-vacances. La chose pourrait même faire la une du bulletin de six heures. 
On en ferait plaisanterie pour faire rire les gens:
"Aujourd'hui, à Livingston, Etat du Montana, population sept mille habitants, tout le monde a décidé de rester chez soi: depuis vingt-quatre heures Livingston est une ville morte. Aucune raison officielle n'a encore été donnée à un événement qui pour l'instant reste unique en son genre. Contacté en fin d'après-midi par la chaine de télévision ABC, le maire de la ville s'est refusé à tout commentaire: que le Montana soit le dernier avant-poste avant l'inconnu, voilà ce que nous pouvons maintenant déclarer sans risque d'erreur."
Et sur le visage du speaker s'ancre un large sourire de speaker : aussi large que l'ancre du Titanic en train de couler à pic.
Sauf qu'ici personne n'a envie de ça: il faut absolument que j'aille en ville et là, bien haut me fasse voir. J'espère que nombreux seront ceux qui suivront mon exemple. Parce que non, je n'ai aucune envie d'aider par mon absence à ce qu'une seconde la ville ne soit plus qu'un fantôme.

Richard Brautigan
Tokyo-montana express

vendredi 10 avril 2020

Confinement (25)



Au fond de son âme, cependant, elle attendait un évènement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l'horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu'à elle, vers quel rivage il la mènerait, s'il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d'angoisses ou  pleins de félicités jusqu'aux sabords. Mais, chaque matin à son réveil, elle l'espérait pour la journée, et elle écoutait tous les bruits, se levait en sursaut, s'étonnait qu'il ne vînt pas, puis au coucher du soleil, toujours plus triste, désirait être au lendemain.

Gustave Flaubert
Madame Bovary

mercredi 8 avril 2020

Confinement (23)




Il faut, pour soutenir une conversation en société, savoir une foule de choses inutiles. Il faut se tenir au courant. Je ne sais pas courir. Reste donc chez toi.
Jules Renard 
Journal

dimanche 5 avril 2020

Confinement (20)





Pendant mes jours de liberté je reste allongé sur mon lit, plein de chagrin à cause de ma maîtresse, et j’examine mes quatre petits murs, couverts par mon œil trop vif des visages de mes ancêtres, dans la peinture, le plâtre et la maçonnerie. Je vois la monotonie du sang et des cauchemars, et j’écoute la pluie crépiter, sinistre, par la gouttière.
Notre église, le lieu de sépulture de mes parents, est à vendre et elle est étayée par des poutres. Lors de mes visites je sens les morts qui attendent dans les hautes roncières derrière les tombes. Par la suite je rêve d’eux : ils sont gris et me désignent du doigt sous la pluie implacable et me supplient d’agir pour eux. Comme j’en suis incapable, ils se détournent sans espoir et disparaissent de nouveau dans la haie, ratatinés dans des imperméables militaires pourris.
Et comment rendrons-nous compte aux autres de notre propre perte, de notre propre peine, une fois que nous aurons quitté la vie pour rejoindre un père mort auprès d’un feu mort dans l’obscurité d’un pays qui s’en est allé ?
Robin Cook
How the dead live
(Comment vivent les morts)

lundi 30 mars 2020

Confinement (14)


La vie n'est pas réductible à des mots prononcés ou écrits par personne, jamais. La vraie vie a lieu quand nous sommes seuls, à penser, à ressentir, perdus dans les souvenirs, rêveusement conscients de nous-mêmes, des moments infinitésimaux. C'est ce que disait Elster, ce qu'il répétait, de plus d'une façon. Sa vie se déroulait, disait-il, quand il était assis, les yeux fixés sur un mur nu, à penser au dîner.
Don De Lillo
Point Omega

samedi 28 mars 2020

Confinement (12)



La journée de lundi a été particulièrement déprimante. Le réveil a sonné à 9 heures et je me suis assis sur mon lit. Si on peut appeler ça un lit. D'ailleurs, depuis une couple d'heures je ne dormais plus vraiment, je somnolais. Et je m'étais couché à 22h30. Je dors beaucoup. Ou bien je somnole beaucoup. Enfin, ça dépend des moments.
J'ai retapé la couche, je l'ai recouverte de sa housse de velours bleu râpé, j'ai redressé le dossier et les accoudoirs et j'ai tout poussé contre le mur. Ca avait à peu près l'air d'un canapé, oui.
J'étais en caleçon. Il faisait frisquet. C'était un printemps pourri que ce printemps-là, et il s'est mis à pleuvoir dans la cour, de l'autre côté de la fenêtre en dépoli, et vraisemblablement sur le reste de la ville aussi. J'ai quand même ouvert pour aérer, et le résultat, c'est que l'eau est entrée et a ruisseler sur le mur sous la fenêtre. J'ai refermé. J'ai arrangé les revues dans le porte-revues, des vieux  Express, des vieux Match, des vieux Lectures pour Tous et un numéro égaré de Newsweek. Ca n'est pas que je parle américain ou quoi que ce soit, mais ça fait international, ça me donne de l'envergure.
Aux yeux de qui?

Jean-Patrick Manchette
Morgue Pleine

vendredi 27 mars 2020

Confinement (11)


Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité
Prend les proportions de l'immortalité.
-Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
Baudelaire
Les Fleurs du Mal
Spleen 79

jeudi 26 mars 2020

Confinement (10)




Ta chambre est la plus belle des îles désertes, et Paris est un désert que nul n'a jamais traversé. Tu n'as besoin de rien d'autre que de ce calme, de ce sommeil, que de ce silence, que de cette torpeur. Que les jours commencent et que les jours finissent, que le temps s'écoule, que ta bouche se ferme, que les muscles de ta nuque, de ta mâchoire, de ton menton, se relâchent tout à fait, que seuls les soulèvements de ta cage thoracique, les battements de ton cœur témoignent encore de ta patiente survie.
Georges Perec
Un homme qui dort

mardi 24 mars 2020

Confinement (8)





« Ne me rappelle rien, ne remue pas le passé ! dit Oblomov d’un air conscient, en pleine possession de son esprit et de sa volonté. Qu’est-ce que tu veux faire avec moi ? Je me suis séparé à jamais du monde où tu veux m’entraîner : tu peux ressouder, remettre ensemble les deux moitiés brisées. Je me suis enraciné dans ce trou, il me tient. Essaye de m’y arracher, et ce sera la mort »

Ivan Gontcharov
Quelques jours de la vie d’Oblomov

lundi 23 mars 2020

Confinement (7)


Un mur, c'est quelque chose d'important, quelque chose de solide, et qui mérite
 qu'on lui consacre son temps et son attention. Je m'aperçois que je suis capable d'accorder à ce mur plus d'intérêt  que je n'ai accordé à quoi que ce soit depuis près de six mois.
Ca fait maintenant trois jours que je travaille à ce mur. le premier jour, j'en ai établi le plan, noir sur blanc: soixante centimètres de large et trois mètres de haut, clôturant complètement la cour, derrière la maison, de façon que personne ne puisse y pénétrer sans traverser les pièces du rez-de-chaussée. Le deuxième jour, je suis sorti commander tout ce qu'il fallait pour le construire: parpaings, briques et ciment. Puis je suis revenu ici en marquer le tracé à l'aide de piquets et de ficelles. Et je me suis mis à creuser.

Tucker Coe

(Donald Westlake)

Kinds of Love,Kinds of Death