mercredi 31 octobre 2012

Parenthèse romaine

Bien loin de la politique, nous nous offrons une parenthèse romaine.
La route mène à Salakta, un petit village démantibulé qui s'étire mollement le long d'une plage de sable gris plantée de  gros cailloux. Ici, des êtres têtus et passionnés luttent pour la mise à jour complète d'une nécropole romaine.
Si nous distinguons bien des tombes dans un fouillis de ronces, c'est pourtant  l'aspect décharge publique qui l'emporte haut la main.
Tout au bout de la jetée, nous visitons le minuscule musée. La plupart des pièces présentées proviennent de la maison d'un riche marchand comme cette mosaïque représentant un lion.


Mais, ce qui retient notre attention c'est le poème inscrit sur le pavement de la salle d'eau
.


Il est écrit :  Voici vite accompli le charmant plaisir du bain et ondoyant coulent les eaux au pied du rocher.
                   Par nos efforts ici terrassée l'envie est hors d'haleine.
                   Quiconque parmi des frères m'aime, qu'il vienne avec moi se réjouir.

En filant vers le nord (et le froid qui l'accompagne) nous croisons Makthar et son arche à la gloire de Trajan.
Nous apprenons la signification du mot Juventus (une sorte d'école militaire réservée à l'élite et chargée de protéger et de servir l'empire.)


Mais, c'est le vingtième siècle qui va clore ce voyage, et en beauté!
Dans cet hôtel de la côte, à la nuit tombée, nous découvrons cette carte d'un voyageur exposée en vitrine .

"Et alors moi?
Qu'est-ce que je dirais? Avec ma petite écriture... et bien simplement bravo!
Si vous pouvez supporter ce genre minuscule, qui n'est pas  l'image de ce que je voulais dire.
Cela se date le 7.08.77, ce qui n'est pas un point de trop, et demanderait que le 7 se fasse symbole."
Louis Aragon

Bien des années plus tard, le 7 est effectivement devenu un symbole, mais, ceci est une autre histoire.
Julius Marx  ( Julius, ça fait très empereur, non?)
Photos : CL

mardi 30 octobre 2012

Des femmes...


Il jette le carnet rouge sur la descente de lit.
Elles se suivent ainsi, complaisantes, passionnées, crédules, tristes, trop bien nourries ou affamées.
Par nervosité, ennui, Lewis mène ses aventures avec une rapidité cinématographique. C'est à peine s'il prend le temps de distinguer "les petits rôles" de la" figuration intelligente". Pourtant il s'étonnera d'être voué aux déceptions. Des femmes : il lui en faut tout le temps, il ne sait pourquoi. Il lui en faut pour les regarder de profil, pour les inonder de cadeaux, pour les enivrer, pour cultiver leur esprit, pour les profaner, pour leur faire le caractère, pour les congédier, pour passer ses colères, pour garder le lit et les mettre pendant quelques jours au courant des littératures étrangères, pour ne pas manger seul, pour se réveiller, franchir de mauvais pas, poursuivre la vérité, pour voyager. Pour voyager surtout. C'est là qu'elles sont le plus agréables, toujours plus souriantes qu'ailleurs. Les voyages ne commencent-ils pas par des robes pour finir par d'autres robes? Ces infidélités à tant de villes, de gens, de paysages; autant de plaisir que de draps différents.
Partira-t-il seul pour la Sicile? C'est pourtant un voyage à faire avec une femme. Un objet de fantaisie, une petite bête très jolie-" ayant appartenu à divers amateurs", comme disent  les catalogues de commissaires priseurs-, très fine d'attaches, qui parlerait tout le temps d'elle-même, perdrait ses clés de malle, écrirait son nom sur la buée des vitres, qui attendrait qu'on descende lui acheter des choses du pays à chaque station?
Non, il partira seul.
Paul Morand 
Lewis et Irène
Poche 2652
Photo : Ava Gardner (The barefoot Contessa) Joseph L Mankiewicz- 1954

dimanche 28 octobre 2012

Lu un jour de deuil

Quota

Tout ce jour-là on avait tiré des oies
d'un affût au sommet de la falaise.
Dispersé un vol après l'autre, jusqu'à ce que nos canons de fusil
brûlent au toucher.
Les oies remplissaient l'air froid et gris. Mais on n'avait pas encore tué notre quota.
Le vent déviait nos coups dans toutes les directions.
Tard dans l'après-midi, on en avait quatre. Deux de moins que le quota.
La soif nous a fait quitter la falaise et descendre un chemin de terre le long du fleuve.

Jusqu'à une ferme misérable entourée de champs d'orge desséchés. Où, presque au soir,
un homme aux main partiellement dépourvues de leur peau nous a laissés puiser de l'eau à
un tonneau sous son porche.
Puis nous a demandé si on voulait voir un truc- une oie du Canada qu'il avait enfermée dans une barrique
à côté  de la grange. Barrique recouverte de treillis, aménagée comme un petit cachot.
Il avait brisé l'aile de l'oiseau  d'un coup de loin, dit-il, puis l'avait poursuivi et foutu dans la barrique.
Il avait eu une putain d'idée!
Il utiliserait cette oie comme appeau vivant.

Avec le temps cela se révéla être le truc le plus dingue qu'il avait jamais vu.
Ca attirait les autres oies  juste au-dessus de votre tête.
Si près qu'on pouvait presque les toucher avant de les tuer.
Cet homme avait autant d'oies qu'il voulait.
Et c'est pour ça que son oie recevait tout le maïs et l'orge qu'elle pouvait engloutir,
et une barrique, et où chier.

Je l'ai regardée longuement et, immobile, l'oie m'a regardé aussi.
Seuls ses yeux m'indiquaient  qu'elle était vivante.
Puis on est partis, mon pote et moi.
On avait encore envie de tuer tout ce qui bougeait ,
tout ce qui s'élevait dans notre champ de vision.
Je ne me souviens plus si on a tiré autre chose ce jour-là. J'crois pas.
Il faisait presque noir de toute façon.
Peut importe, à présent. Mais pendant des années et des années après ça, m'abreuvant  à une
source  d'amertume, j'ai pas pu oublier cette oie.
Je l'ai considérée différemment de toutes les autres, vivantes ou mortes.
J'ai fini par comprendre qu'on pouvait s'habituer à tout et ne plus être étranger à rien.
J'ai vu que trahison était un synonyme de perte, de faim.
Raymond Carver

Et puis ça, aussi..


C’était ça, oui, c’était bien ça ! Comment n’y avait-il pas
pensé plus tôt ? Ça expliquait tout ; il l’avait cherchée si longtemps, et aujourd’hui
Swinburne lui montrait la voie, la voie du
repos. Il avait tant besoin de repos !…
Il lança un coup d’œil vers le hublot. Oui, il était assez
large.
Pour la première fois depuis de longues semaines, il fut
heureux. Il avait enfin trouvé le remède à ses maux. Il reprit le
livre, relut la strophe à haute voix, lentement…
From too much hope of living,
From hope and fear set free,
We thank with brief thanksgiving
Whatever gods may be,
That no life lives forever
That dead men rise up never ;
That even the weariest river
Winds somewhere safe to sea.
(De trop de foi dans la vie, – De trop d’espoir et de trop de
crainte – Nous rendons grâce, en une brève prière – Aux dieux
qui nous en délivrent. – Et grâce leur soit rendue – Que nulle
vie ne soit éternelle. – Que nul mort ne renaisse jamais. – Que
même la plus lasse rivière – trouve un jour son repos dans la
mer.)
Ses regards se dirigèrent encore vers le hublot ouvert.
Swinburne lui avait donné la clef. La vie était sans intérêt, ou
plutôt elle l’était devenue ; elle était devenue intolérable. « Que
nul mort ne renaisse jamais ! » Ce vers l’émut d’une profonde
reconnaissance. C’était une des seules choses salutaires de la
création. Lorsque la vie devenait par trop douloureuse ou trop
fatigante, la mort était prête à bercer toutes les douleurs, toutes
les fatigues dans l’éternel sommeil. Qu’attendait-il ? Il était
temps de partir.
Jack London
Martin Eden

jeudi 25 octobre 2012

Sécurité relative


-Allo, c'est toi ?
-Bien sur que c'est moi ! Qui t'attends-tu à trouver au bout du fil, le Pape !
-Manquerait plus que celui-là!
-Alors, quelles sont les nouvelles, chez vous?
-Nous respirons le doux parfum des bombes lacrymogènes.
- Ah !Ca te rappelle ta jeunesse, mai 68, les barricades...
- Arrêtes !Je m'en passerai bien. La nostalgie, c'est pas mon truc,tu sais. Et chez vous?
-Rien. Juste le parfum de la mer avant celui du mouton qui carbonise  sur la grille.
-En parlant de mouton, tu as vu l'histoire d'Hammamet?
-Non, raconte.
-Il paraît qu'on a retrouvé des moutons roumains échoués sur la plage.
-Comment? Des boat-sheep de l'est, sur nos rivages! C'est un scandale! Mais pourquoi importer des bestioles de si loin? Ici, à chaque carrefour, des bergers campent avec leur troupeau depuis une bonne quinzaine de jours.
-Je ne sais pas, le prix, probablement.
-J'espère au moins qu'ils avaient des papiers en règle.
-C'est le monde à l'envers!
-Oui, le monde. Drôle de monde, pas vraiment facile à commenter, hein?
-Et toi, qu'est-ce que tu fais?
-Rien. Je regarde pousser les arbres.
 Je pense écrire un truc sur le bêlement des agneaux. Je parlerai de sacrifice, de leurs yeux globuleux et de pas mal d'autres trucs du même ordre. Je parlerai aussi de ma maison et de ma sécurité relative. Ma tête est une ruche d'activités secrètes, comme dit Carver.
-Bon, je te laisse...
-D'accord.
-Ah, au fait, encore une chose à te demander.
-Oui.
-Je pense me laisser pousser la barbe, un petit collier, qu'est-ce que tu en penses?
-Bof.
Julius Marx

mercredi 24 octobre 2012

Le polar est Méchant


En ressortant, le sergent croisa Salamander et le policeman qui l'escortait. Si, au moment de représenter par un visage allégorique les dégradations opérées par la vieillesse, le vice et la peur, un caricaturiste s'était aperçu qu'il ne lui restait, sur la palette, qu'un pâté de couleur jaune et sale, il eût pu prendre pour modèle la tête que Salamander portait inclinée vers son épaule gauche.
Ses yeux couleur d'urine firent le tour de la petite pièce, comme ceux d'une souris traquée qui cherche vainement son trou. Il m'aperçut, mais évita mon regard.
-Ce procédé est absolument arbitraire, proclama sa voix radiophonique.
Mais les mouvements de son vieux corps décharné étaient infiniment serviles et il traversa la pièce humblement , d'un pas qui ressemblait à une suite de génuflexions.
-Ne commencez pas à me raconter de quelle manière Kerch va venir vous tirer de là. Kerch sera trop occupé à s'en tirer lui-même. Vous êtes professeur de quoi, à propos? Professeur d'avortement?
Son visage cireux était tellement exsangue et transparent qu'on devinait, sous sa peau, l'ombre de son crâne.
-Professeur de sciences occultes, dit-il d'un ait contrit.
-Vous ne pratiquez plus la médecine, hein?
-Je me suis retiré de la profession voici plusieurs années.
-Trêve de plaisanteries professeur. Nous en avons relevé les marques, et nous avons trouvé dans votre boite à ordures les morceaux de catgut souillés de sang. Nous avons un témoin oculaire. Que vous faut-il de plus?
Une prise de vue en technicolor de toute la scène?
Le corps et le visage de Salamander semblaient se rétrécir à vue d'oeil, puis se figèrent. Seules, remuaient  encore ses petites mains blanches et manucurées, telles deux araignées aveugles, montant et descendant le long de ses cuisses squelettiques.
Kenneth Millar 
Blue City ( A feu et à sang)
Carré Noir 531
Photo Vincent Price in Shock (A.Werker) 1946

mercredi 17 octobre 2012

L'intrus


"Innaminka se sentit mal à l'aise dès qu'il eut franchi la porte d'entrée, et il regretta aussitôt d'avoir accepté cette invitation. Une sorte de majordome, au ventre ceint d'une écharpe verte, débarrassait les hôtes de leur manteau, aussi Innaminka fut-il pris de frissons et de vertiges à l'idée qu'on pût lui ôter le sien, qui était incorporé à sa personne. Ce n'était pas tout : dans le dos du majordome s'élevait un grand escalier en spirale, d'un beau bois noir et brillant, large et majestueux, mais incommode.
Incommode pour lui, bien entendu : les autres invités le gravissaient avec une extrême désinvolture, alors qu'il n'osait même pas s'y essayer et qu'il tournicotait d'un air gêné en attendant qu'on détourne les regards de lui. Il était habile sur les terrains plats, mais la longueur de ses pattes de derrière constituait  pour lui un obstacle : à vue de nez, ses pieds étaient deux fois plus longs que les marches n'étaient profondes. Il patienta encore en reniflant les murs et en tentant d'adopter un air dégagé, et quand tout le monde fut monté, il s'y évertua à son tour.
Il fit diverses tentatives, s'agrippant à la rampe des pattes de devant, ou se penchant et se mettant à quatre pattes, ou encore s'aidant de sa queue, mais c'était justement sa queue qui l'encombrait le plus. Il finit par monter maladroitement de côté en posant les pieds dans le sens de la longueur sur les marches, la queue ignoblement repliée contre son dos. Il lui fallut dix bonnes minutes."

Le hasard de mes lectures veut que ce texte encore traite de la place particulière de l'écrivain dans la société. Celui-ci insiste sur "le sentiment d'étrangeté que ressent l'écrivain dans le monde." Mais, allons un peu plus loin...

"Les invités l'observaient avec une curiosité modérée. Il saisit au vol quelques commentaires distraits : "il est joli, n'est-ce pas? ";" ...non, il n'en a pas, ma chère, ne vois-tu pas que c'est un mâle?" ;" Ils ont dit à la télévision qu'ils avaient presque disparu...Non, pas à cause de leur fourrure, qui a, d'ailleurs, peu de valeur, mais parce qu'ils détruisent les récoltes".
Il avait chaud et soif, et à un moment donné il constata avec effroi qu'un besoin toujours plus pressant grandissait en lui. Il pensa que cela arrivait sans doute aux autres et il balaya pendant quelques minutes les invités du regard pour juger de leur comportement, mais personne ne semblait rencontrer le même problème que lui. Alors il s'approcha tout doucement d'un gros pot d'où s'élevait un ficus, puis, feignant de renifler les feuilles, il se plaça presque à califourchon dessus et se soulagea. Ces feuilles étaient fraîches et brillantes, elles avaient une bonne odeur: Innaminka en mangea deux et les trouva agréables, mais il dut s'arrêter car il avait remarqué qu'une dame le regardait fixement.
Elle s'assit dans un petit fauteuil à côté de lui et se mit à lui parler avec douceur : Innaminka ne saisissait  presque rien , mais il se rasséréna immédiatement, baissa les oreilles  et adopta une position plus confortable. La dame s'approcha encore et commença à le caresser, d'abord sur le cou et sur le dos , puis, voyant qu'il fermait les yeux à demi, sous le menton et sur la poitrine , entre les pattes de devant, là où s'étale ce triangle de fourrure blanche dont les kangourous sont si fiers.
La dame parlait, elle n'arrêtait pas de parler à voix basse, comme si elle avait peur que les autres ne l'entendent. Innaminka devina qu'elle était malheureuse ; que quelqu'un avait mal agi envers elle; que ce quelqu'un était , ou avait été, son homme; que cet incident s'était déroulé un peu plus tôt, peut-être au cours de cette même soirée; mais rien de plus précis.
Elle devenait ennuyeuse puisqu'elle répétait les mêmes caresses et les mêmes mots depuis un quart d'heure; bref, il était clair qu'elle pensait à elle, et pas à lui.
Innaminka en avait vraiment assez. De son observatoire, il se souleva le plus possible, redressant son dos , se haussant sur ses pattes de derrière et sa queue comme sur un trépied pour vois si l'on commençait à s'en aller.
Il se releva prestement dès qu'il toucha terre, au rez-de-chaussée;  sous les yeux inexpressifs du concierge, il aspira avec volupté l'air humide et fuligineux de la nuit et s'élança  dans la via Borgospesso , sans plus se hâter, en effectuant de longs sauts élastiques et heureux."

Primo Levi
Buffet 
(Extraits) 
Traduction Nathalie Bauer

L'écrivain qui se fabrique  un observatoire, qui recueille maux et usages, qui enregistre les traits des vivants puis, qui se sauve à la première occasion, bien loin de ceux qui le font exister.
Julius Marx

lundi 15 octobre 2012

Dans la maison de Richard



"C'est une belle bibliothèque, parfaite de tempo,luxuriante et américaine. A l'horloge,il est minuit et la bibliothèque, profonde,est emportée, comme un enfant qui rêve,jusque dans l'obscurité de ces pages.
Bien que la bibliothèque soit "fermée",je n'ai pas besoin de rentrer chez moi parce que chez moi, c'est ici et cela depuis des années. D'ailleurs, il faut que j'y sois en permanence; cela fait partie de mon travail. Je ne voudrais pas passer pour un petit fonctionnaire besogneux mais quand même, j'aime mieux ne pas penser à ce qui arriverait si, par hasard, quelqu'un venait et je n'étais pas là.
Cela fait des heures que je suis assis à ce bureau, le regard perdu parmi les rayons obscurs où s'alignent les livres. J'aime leur présence,le poids de leur présence,et l'honneur qu'ils font au bois des étagères."

Dans son magnifique poème romancé L'avortement  notre ami Richard (j'aime à parler de lui comme un ami, l'image lui colle tellement bien à la peau. Un de ces amis qui sonne à votre porte avec une bouteille en poche justement le jour où votre passion pour la vie s'est un peu éteinte) développe au grès des chapitres (qui n'en sont pas vraiment) la condition  quasi aliénée de l'écrivain. Nous pouvons également y voir l'exil, volontaire ou non,  la solitude et  bien sûr la recherche constante de l'amour.
Dans cette bibliothèque-cerveau, le visiteur n'entre pas pour emprunter des livres mais au contraire pour confier ses oeuvres personnelles. Voici quelques-une de ces livres indispensables légués à la postérité.

-Dieu et la stéréo, du révérend père Lincoln Lincoln.
L'auteur a dit que Dieu tenait à l'oeil nos chaînes stéréo. Je ne sais pas ce qu'il voulait dire par là, mais il a donné un grand coup sur le bureau avec son livre.

-Coquelicot joli, de Barbara Jones.
L'auteur avait sept ans et portait une jolie robe blanche.
"C'est un livre sur les coquelicots", a-t-elle dit.

-Jusqu'au petit jour, ses baisers, de Susan Margaret.
L'auteur était une femme entre deux âges, abominablement laide et avec l'air de n'avoir jamais été embrassée de sa vie. Il fallait y regarder à deux fois pour s'apercevoir qu'il y avait des lèvres dans son visage. C'était une grande surprise de découvrir finalement sa bouche, entièrement masquée par son nez.
"C'est un livre sur les baisers", a-t-elle dit.
Elle devait, j'imagine, avoir passé l'âge des subterfuges.

-Mon pote, la grande reine de la nuit, de Rod Keen.
L'auteur portait une salopette et une paire de bottes en caoutchouc . "Je travaille dans les égouts de la ville, m'a-t-il dit en me tendant son livre. C'est de la science-fiction."

-Le livre de cuisine de Dostoïevski, de James Falcon.
L'auteur a dit que son livre était un recueil des recettes de cuisine qu'il a trouvées en lisant les oeuvres complètes de Dostoïevski. "J'ai goûté à tous les plats dont le grand romancier russe nous donne la recette au fil de son oeuvre. Et il faut bien reconnaître que certains sont excellents."

Et puis, "perdu"dans cette liste d'auteurs on trouve Richard lui-même qui se découvre un tout petit peu..

- Dans ma maison un grand cerf, de Richard Brautigan.
L'auteur était grand et blond, avec une longue moustache jaune qui lui donnait l'air anachronique. On aurait dit quelqu'un qui se serait trouvé plus à son aise dans une autre époque.
C'était la troisième ou la quatrième fois qu'il apportait un ouvrage à la bibliothèque. A chaque nouveau livre, il avait l'air un peu plus vieux, un peu plus fatigué que la fois précédente. Il avait encore l'air jeune, du temps où il avait apporté son premier livre.Je ne me souviens plus du titre, mais cela parlait, je crois, de quelque chose, en Amérique.
"Et celui-ci, de quoi parle-t-il?" lui ai-je demandé, parce qu'il  avait l'air de quelqu'un qui attend qu'on lui pose une question.
"Bof, c'est un livre.Sans plus", a-t-il répondu.
J'avais dû mal interpréter son air d'attendre.

Moi aussi, probablement. Il faut que je perde cette manie d'interpréter tout ce que je lis.
Merci d'avoir suivi ce bavardage.
Julius Marx 

Richard Brautigan 
L'avortement 
Points (n°1578)



mercredi 10 octobre 2012

Histoires comme ci, comme-ça (17)

Comment j'ai rencontré l'inspecteur Harry 



Nord de la Thaïlande. Août 1985.
Mais bon sang, qu'est-ce que je fais là! Pourquoi ais-je accepté de me farcir trois jours de marche forcée dans cette jungle infernale? Pourquoi je ne suis pas resté sur la plage, tranquille, peinard, en laissant lentement s'écouler les journées? Oui... pourquoi ?
Parce que ma compagne me l'a demandé, voilà pourquoi, pardi !
 On connait le vieil adage ... Ce que femme veut . C'est évident . La preuve, dans le groupe de marcheurs, il y a quatre femmes et deux hommes. Je ne compte pas le guide, un type d'une trentaine d'années qui doit peser dans les cinquante kilos, pas plus, et qui trace devant nous à la vitesse d'un cheval au galop! Le premier de la file a tout juste la chance d'apercevoir de temps en temps son énorme sac à dos (le double du nôtre) avant qu'il ne disparaisse dans un fourré.
Si seulement les oiseaux pouvaient la fermer... juste une petite minute.
En plus, j'ai un drôle de handicap sur les autres. Les baskets ne sont  pas les chaussures adaptées aux passages de rivières à l'eau trouble, aux descentes de sentiers ravinés, à la grimpette sur montagnes de boue.
Je ne marche pas, je glisse. Et puis le jean, c'est parfait pour la terrasse des cafés, le soir, à la fraîche, vautré dans un grand fauteuil de rotin, mais totalement inadapté à la jungle.J'ai pas besoin d'une seconde peau.
Jamais vu des arbres aussi hauts. Combien de mètres? Impossible à dire. La seule chose que je sais c'est qu'ils sont gigantesques. Nous sommes arrivés en haut du sentier et nous ne voyons toujours pas la cime de ces fichus arbres. La fille qui me précède, une quadragénaire un peu boulotte et ultra équipée treeking , me demande si je connais le nom de ces arbres merveilleux. Non, et je m'en moque! Qu'est-ce que ça va changer?
J'ai soif. Je pense un moment que si je tord mon propre tee-shirt je pourrais au moins récupérer deux à trois litres d'eau. L'eau potable est notre hantise. L'infirmière de la troupe, une jeunette en deuxième année de pharmacie, nous a distribué des pastilles pour l'eau de nos gourdes. Ca me rappelle la colo.
Et tout ça pour quoi? Notre récompense après l'effort : un hôtel avec piscine, ou au moins une simple cascade, la possibilité de prendre une douche, de faire sécher notre jean ? Non, seulement un des villages du peuple Akha, où, paraît-il, les habitants vivent totalement retirés de la civilisation. Retirés ou simplement exclus?
Ki...Ki...Ki...Je comprends les types qui deviennent  chasseurs et qui se mettent à tirer sur tout ce qui bouge!
Ah! la fin de journée. Je n'ai aucune idée de l'heure, pourquoi faire?
Nous sommes en face de trois ou quatre paillotes sur pilotis. Des femmes et des enfants à la peau très brune sortent pour nous accueillir.Les femmes portent des pagnes bleus foncés et un nombre impressionnant de bijoux, les enfants ; rien du tout.
On nous offre ce qui ressemble à de grosses pastèques ou des melons, peut-être? Une fois la peau enlevée, il ne reste qu'un fruit blanchâtre à peine plus gros qu'une petite pomme, je le goûte, c'est un pamplemousse.
Plus tard, nous entrons dans notre case. C'est un réel soulagement d'enlever enfin le jean seconde-peau.
Je le suspend à un fil pour le faire sécher tout en sachant qu'il restera  humide et flasque jusqu'à la fin de notre périple.
Je me laisse tomber sur le morceau de bois baptisé lit . Je lève la tête ... non, c'est pas possible!
-Qu'est-ce qui n'est pas possible ? demande ma compagne.
-Mais, là, sur le bois, regarde!
Elle voit comme moi une grande affiche de Clint Eastwood , clouée sur les rondins de la case.
L'inspecteur Harry, au fin fond de la jungle, chez les peuples reculés de la civilisation ! Un comble!
-Et alors? faut toujours que tu râles, me dit la douce. Viens, on nous attends pour le repas.
Je soupire. Au moins, on entend plus les oiseaux, c'est déjà ça.
Julius Marx

mercredi 3 octobre 2012

Et pourquoi pas ?


Les gens qui étaient mieux que nous étaient à l'aise.
Ils vivaient dans des maisons peintes avec toilettes à chasse d'eau.
Conduisaient des voitures dont on reconnaissait l'année et la marque.
Ceux qui étaient pires étaient à plaindre et ne travaillaient pas.
Leurs voitures étranges étaient sur des blocs de pierre dans des cours poussiéreuses.
Les années passent, et tout, et chacun est remplacé.
Mais une chose n'a pas changé- je n'ai jamais aimé travailler.
J'ai toujours voulu être paresseux. Je trouvais mérite à ça.
J'aimais l'idée d'être assis sur une chaise devant la maison pendant des heures,
sans rien faire que porter un chapeau et boire du Coca.
Et pourquoi pas?
Tirer par moments sur une cigarette. 
Cracher. Tailler un bout de bois avec un couteau.
Où est le mal?
Appeler de temps en temps les chiens pour aller chasser le lapin. Essayez, à l'occasion.
Interpeller de loin en loin un gamin gros et blond comme moi et lui dire,"On se connaît pas?"
Plutôt que : "Qu'est-ce que tu feras quand tu seras grand?"

Ce texte de Raymond Carver (inutile de vous inscrire les références, vous devez déjà posséder tout les ouvrages de Carver, et en plus, j'en suis sûr, vous avez aussi la chance d'avoir acheté les nouvelles traductions non "expurgées" par l'éditeur !)(1) est un peu la suite du message précédent.
Aux septiques qui continuent de faire rimer simplicité avec facilité, il faut expliquer qu'écrire reste l'art de sauter les idées intermédiaires. Mais, ça ne signifie pas qu'un auteur doive laisser de côté ses idées, s'il en a.
Dans la première partie du texte, je vois une opposition au matérialisme,  et à la fameuse réussite sociale, si tendance.
Puis, dans la seconde partie, je compte les raisons exposées de tenter de vivre autrement. En laissant de côté le Coca qui me fait mal au ventre, j'ajouterai "prendre le temps de lire un poème de Carver".
Enfin, vient l'espoir d'un futur ou l'homme comptera pour ses actions d'homme et non pas pour ses actions en bourse.
Mais, tout ceci est tellement simple que vous devez déjà savoir tout ça.
Julius Marx

PS : Mais pourquoi " l'homme qui tua Liberty Valance", en illustration, oui, pourquoi?
(1) Je n'ai que les anciennes. Maintenant, vous savez quoi m'offrir pour mon anniversaire. Si vous n'avez pas encore l'ensemble des bouquins, y compris les chroniques si intelligentes sur la littérature, pas besoin de vous dire quoi faire.

mardi 2 octobre 2012

La langue de l'hiver



"Une journée d'un bleu lumineux, une couche de neige toute fraîche au sommet des montagnes, sur les arbres; les forêts éloignées en sont toutes givrées et les cristaux de glace étincèlent  dans les airs. Je crois à la vieille légende de Jim Bridger, à l'époque où il a passé l'hiver du côté de Yellowstone.
Il est ensuite retourné dans l'est où il a raconté aux citadins de ces régions que quand les trappeurs essayaient de se parler, les mots gelaient en sortant de leur bouche; ils ne pouvaient pas entendre ce qu'ils se disaient les uns aux autres, parce que les paroles gelaient dès la seconde où elles franchissaient leurs lèvres- si bien qu'ils étaient obligés de ramasser les mots gelés, de les rapporter autour du feu de camp le soir et de les décongeler, afin de savoir ce qui s'était dit dans la journée, en reconstituant les phrases mot par mot.
Moi, je peux imaginer qu'il fasse aussi froid.
Ici, dans les montagnes, les flocons de glace brillent au soleil, lors des belles journées bleues, froides et ensoleillées; pas de neige, pas un nuage à l'horizon, mais des petites particules d'humidité gelée, de minuscules cristaux de glace semblables à des paillettes, qui étincèlent et jettent mille feux.
Breitenstein m'avait dit que quand il fait vraiment froid, ces cristaux microscopiques se heurtent dans la brise en émettant un tintement imperceptible, un bruit de clochette, de verres qui s'entrechoquent, un son magique.
Je peux me figurer un hiver si glacial, une journée dans les bois si distante, si éloignée de la chaleur, que l'humidité contenue dans l'haleine en vienne à geler, en faisant ce bruit de clochettes, à mesure que les mots vous sortent de la bouche.Je peux me figurer un hiver si solitaire, une si longue saison de silence, que l'on pourrait finir par oublier les habitudes de la parole, et qu'un trappeur pourrait s'imaginer qu'il parle, comme on se voit parler en rêve, sans émettre autre chose que le bruit des clochettes; ce serait une autre langue, la langue de l'hiver, de la détermination, de la pureté, une langue gelée."
Pour écrire Winter, notes from Montana (Folio 5071) Rick Bass prend ce qu'on pourrait appeler une retraite volontaire. Il veut s'isoler du monde moderne qui, bien évidemment, ne lui inspire que des choses négatives. Il veut se retrouver dans l'autre monde, celui plus sauvage qui ne pardonne jamais la moindre erreur, la plus petite faute, le mensonge.
Son roman, écrit comme un journal, se construit au fur et à mesure que l'hiver redouté approche.
La nature, les hommes, les animaux entrent et sortent de scène comme les personnages d'une pièce en trois actes; avant , pendant et après l'hiver.
Si l'on a choisi, comme lui, de se mettre volontairement en retrait, de faire l'apprentissage du moins,   on retrouve bien des similitudes avec d'autres contrées isolées, beaucoup plus au sud.
Si les belles journées bleues se transforment en mois, c'est aussi un pays de lenteur " Un pays d'il y a longtemps. Une région où l'on apprend plus facilement certaines choses quand on les regarde arriver au ralenti."
Et puis, comme le personnage de Bass, on doit aussi faire ses preuves, montrer que l'on est capable de vivre comme les gens du pays (ceux qui vous observent toujours, avec un sourire, ou qui ouvrent de grands yeux étonnés si on se hasarde à prononcer quelques mots d'arabe.)
Enfin, comme dans le Montana si lointain, il ne se passe pas une journée sans que l'on lève la tête vers le ciel.
Julius Marx