samedi 31 mai 2014

Virée au Montana



La journée est une maîtresse qui se donne à toi grande ouverte.
Les cerfs s'abreuvent en bord de route et les pies
s'écartent devant ta voiture. Bien loin de toute cité,
ta radio claire et nette diffuse un surprenant 
Mozart de Belgrade, ou un rock and roll
de Butte. Qu'importe l'air qui vient,
tu veux l'entendre. Jamais ta Buick
n'a connu telle allure. Même
la salade de thon à Reedpoint a bon goût.

Les bourgades défilent en avance,
Absorakee à une heure, ou si tard,
Silesia à neuf heures, que tu reprends ta journée.
Où t'es-tu arrêté sur la route en quête
de bon temps? Près d'un cheval fugueur?
T'es-tu garé devant cette maison solitaire
en plein désert de grain, blanche derrière sa haie verte
et sa barrière rouge? Tu y aurais vécu,
à t'en croire. Tu te rappelles les éclats du ruisseau,
les lignes tendres et brunes des bisons sur fond lointain.
Tu es resté des heures, sans doute, avant de repartir.
Une fois au motel, tu sais que tu ne l'avais jamais vue.

Demain se donnera à toi, un ciel béant comme
une bouche de sauvageonne et des nuages
craquants à te perdre. Tu te lâches
dans ce pays sans humain à la ronde ni crainte
de capture dans la course des lapins,
le bond des antilopes ou les bouillons furieux
des ruisseaux qui s'accostent.

Richard Hugo
(La dame du bassin de Kicking Horse)
 in Si tu meurs à Milltown 
Traduction de Michel Lederer
10/18 

mercredi 21 mai 2014

Le fauteuil d'Hem



Soleil voilé.
Il y a cette elle minuscule qui pousse l'antique fauteuil roulant.
Le fauteuil de 1917.
Le fauteuil de l'Adieu aux armes.
La vieille femme n'est pas Jennifer Jones
Il n'a plus rien de Rock Hudson.
Sa tête pointue d'insecte inconnu,
ses bras noueux comme des branches de mûriers
qui dépassent de l' épaisse couverture-carapace.
Et les roues du fauteuil grincent,
et s'enfoncent dans les nids de poule de la route.
Peut-être ont-ils déjà joué, un jour,
la scène de rupture
dans la chambre ou la cuisine
d'une de ces maisons qui se ressemblent toutes.
Peut-être ont-ils échangé des baisers,
des mots qui frappent aussi fort que des armes.
Aujourd'hui, elle pousse
une elle minuscule,
voilée comme le soleil.
Devant ma porte,
le fauteuil de l'Adieu aux armes.

A. Tunisie (Mai 2014)
Julius Marx
Image : Jennifer Jones et Rock Hudson dans L'Adieu aux armes (Charles Vidor-1957)

vendredi 16 mai 2014

Le Polar Est Amour (16)



4 Juillet  Saltese (Montana)
L'alcool et le bonheur me mettaient les larmes aux yeux. Mon Arlene, mon Arlene adorée et moi avions déjà fait l'amour deux fois. J'en étais à mon cinquième verre de Jack Daniel's. J'avais mis Blue River chanté par Jack Teagarden. Je trouvais ça superbe et j'étais heureux. J'avais déjà écouté les deux faces d'un disque du Preservation Hall Jazz Band, et après Teagarden, je comptais mettre Panama interprété par Eddie Condon et Wild Bill Davison. Non seulement j'avais les larmes aux yeux, mais je me sentais ultrapatriote. Il me semblait en effet, en ce jour de fête nationale, qu'un pays capable d'offrir à un homme une Arlene Orney, du bourbon Jack Daniel's, le Preservation Hall Jazz Band, Jack Teagarden chantant Blue River  et Wild Bill Davison interprétant Panama devait être, en dépit de tous ses mauvais côtés criants, un sacré pays.
-Tu pleures, mon gentil  La Tendresse, dit Arlene, essuyant une petite larme qui perlait au coin de mon oeil.
-Je suis heureux, dis-je.
-T'as intérêt à l'être.
-Peut-être qu'à partir de demain, il n'y aura plus de crimes, dis-je. Ni de pauvres, ni de malades, ni de gens privés d'amour. Toutes les femmes te ressembleront, et la vie se résumera à faire l'amour, à boire du bourbon et à écouter du jazz.
N'oublie  pas la pêche et le base-ball, dit Arlene.
-Non, bien sûr. Je vais les ajouter à ma liste.

Richard Hugo 
The  Saltese Falcon

Une fois n'est pas coutume, je ne vous conseillerai pas de lire le Saltese Falcon de Richard Hugo. Inutile de plonger le nez dans le bouquin pour connaître la suite des aventures de Al Barnes , dit Barnes la tendresse. Ah, vous avez adoré La mort et la belle vie ... Raison de plus !
Vous me demandez pourquoi.. Tout simplement parce que les 90 pages que Richard Hugo a écrites avant de pousser son ultime soupir vous abandonnerons dans un tel état de fébrilité  qu'il vous faudra au moins un litre de bourbon Jack Daniel's, deux disques du Preservation Hall Jazz Band et un bon paquet de types chantant Blue River, pour remonter la pente.
Et ne venez pas me dire que vous n'avez pas été prévenus.
Bon,et pour nous alors, maintenant, à quoi se résume notre vie?
Julius Marx
Image : deux membres du Preservation Hall Jazz Band

samedi 10 mai 2014

De quoi rêver...

"Il y aurait une anthologie à faire avec les premiers et les derniers paragraphes de polars. De quoi rêver à ce qui se passe entre les deux". (J.P Manchette- Chroniques)

Anna Halsey, c'est cent dix kilos de femme quadragénaire, sanglés dans un tailleur noir strict, un visage blet, des yeux en boutons de bottines noirs et des joues qui font penser à de la graisse de rognon, tant pour la douceur que pour la teinte. Elle était assise derrière un bureau noir vitré qui ressemblait au tombeau de Napoléon, et elle fumait une cigarette emmanchée dans un machin noir un peu plus court qu'un parapluie roulé.
-J'ai besoin d'un homme, dit-elle.




Marty Estel me téléphona quatre fois pour me dire de ne pas toucher à Diane Harriet. J'avais un peu pitié de ce pauvre gars. Il était salement pincé. Je suis sorti deux fois avec elle et je suis allé deux fois  la voir chez elle, à boire son whisky. C'était agréable, mais je n'avais ni l'argent, ni les costumes, ni le temps, ni les bonnes manières qu'il aurait fallu. Puis elle a quitté l'El Milano, et on m'a dit qu'elle était partie pour New-York.
J'étais content qu'elle parte- bien qu'elle n'ait pas pris la peine de me dire au revoir.
Raymond Chandler
Trouble is my business
Dime Detective Magazine
Avril 1939
Image : Gloria Grahame et Glenn Ford in Big Heat (Fritz Lang-1953)

mardi 6 mai 2014

Les amis



Les amis que j'embrasse.
Les amis qui me font rire.
Les amis que j'accompagne à l'aéroport.
Les amis qui m'accompagnent à l'aéroport.
Les amis qui ont lu  Dalva de Jim Harrison.
Les amis qui n'ont pas lu Dalva de Jim Harrison.
Les amis qui préfèrent les chats aux chiens.
Les amis qui aiment les chats et les chiens.
Les amis qui savent comment on nomme le chat aux trois couleurs.
Les amis qui me surnomment "l'Ayatollah de la bouffe".
Les amis qui étalent une couche de lentilles dans leurs lasagnes.
Les amis qui utilisent encore l'expression "à cran".
Les amis qui rendent les bouquins prêtés.
Les amis qui prêtent leurs bouquins de Donald Westlake.
Les amis aux cheveux blancs qui parlent de retraite.
Les amis  qui lisaient les poèmes de Pier Paolo Pasolini à haute  voix.
Les amis qui connaissent les paroles de "Il suffirait de presque rien"
Les amis qui racontent le quotidien de de leurs enfants en souriant.
Les amis qui achètent le livre "comprendre le Judaïsme" sur un marché tunisien.
Les amis qui ramassent des cailloux.
Les amis qui sautent du lit en sentant l'odeur du café.
Les amis qui ôtent leurs chaussures dans ma maison et ceux qui ouvrent les fenêtres.
Les amis qui achètent du jambon cru d'Italie avant mon arrivée.
Les amis qui m'envoient des cartes postales impossibles.
Les amis qui se préoccupent du triste sort des macareux.
Les amis qui votent, qui ne votent plus, et ceux  qui n'ont jamais voté.
Les amis qui viennent de lire un article très intéressant.
Les amis qui parlent de mes enfants en souriant.
Les amis qui connaissent Claudine Longuet.
Les amis qui ne connaissent pas Claudine Longuet.
Les amis qui s'énervent en regardant la béatification de Jean-Paul II à la télévision.
Les amis qui ont acheté un coucou suisse.
Les amis qui "chassent" les titres merveilleux.
Les amis avec ou sans-sucre.
Les amis que j'embrasse.
Les amis qui me font rire.
Mes amis.
Julius Marx

lundi 5 mai 2014

Beyond the dead fox



Ce jour-là, nos visages collés sur les vitres de la voiture,
les lunettes sur le sommet du crâne, les paupières plissées,
nous cherchions tous le renard mort.
Le chauffeur évitait les pièges de la route qui brisait les collines en étouffant des jurons dans une drôle de langue
où il était beaucoup question de trous et de boites de vitesse automatiques.
Haut et Bas
Pas de renard.
Un truc de dingues. Notre seul espoir, une boule informe de poils roux avec un museau pointu reposant sur le bitume, 
aperçue une heure avant, et sensée indiquer le bon chemin.
K aurait juré avoir vu la bête sur la droite,
 reposant sur le petit talus herbeux.
N sur la gauche, dans cette flaque d'eau,
sans aucun doute possible.
JM en profite pour caser une réflexion sur la fragilité des témoignages humains,
la femme du chauffeur affirme qu'après cet échec, sa réputation sera ruinée à jamais.
Alors, le jeu se complique.
Le soleil se planque derrière les nuages et le vent donne un magistral coup de balai sur le paysage 
qui change immédiatement de couleur.
Nous cherchons tous à faire des phrases
elles débutent toutes par : et si?
Je ne sais plus qui a eu l'idée de capituler.
Nous avons transporté nos provisions le long d'une rivière à sec
et mangé, assis sur des pierres, dans un silence parfait, 
en admirant le remarquable travail des fourmis.
"Je suis sûre que l'endroit se trouve derrière cette colline"  a dit la femme du chauffeur, en désignant une crête, au-dessus de la tête de JM.
"Donne-moi une bière, a répondu son mari".
Sur le chemin du retour, nous avons traversé un grand champ
en nous racontant des histoires drôles,
comme si ce satané renard n'avait jamais existé.
Aujourd'hui,  mes amis sont partis
et ma vie est redevenue plus calme.

Julius Marx