mardi 27 juin 2017

Tuta Blu





Qu’est-ce qu’on attend pour mettre des singes sur les machines ? Moi je proposerais ça à Agnelli : les singes à l’usine et les ouvriers dans les arbres. Quelquefois, j’ai l’impression que nous sommes plus bêtes que des singes.

Aujourd’hui, le chef s’est approché de ma machine. Il m’a montré mon casier de rangement et il a dit « que signifie cette inscription ? » Moi, faisant semblant de ne rien comprendre, quelle inscription ? Celle-là, là, qu’il me dit en me prenant par ma veste de bleu. Sur mon casier il y a écrit « vive la révolution », nous devons changer la société, chasser les monstres, chasser les voleurs. Et voilà l’engueulade qui commence : Di Ciaula, ça c’est ton matériel, tu dois en finir avec ces inscriptions, sinon un jour tu m’obligeras à aller trouver le chef du personnel, tu dois en finir une bonne fois pour toutes, ne fais pas l’innocent parce que je sais que c’est toi, toi seul qui a fait ça, et là nous avons passé les bornes, tu as compris, les boooooornes, tu as compriiiiis, les bornes. Alors je lui dis « ho ! du calme, est-ce que par hasard j’aurais tué quelqu’un ?, est-ce que j’aurais frappé quelqu’un, est-ce que j’aurais cassé quelque chose ? C’est pas la peine de faire semblant de te foutre en rogne, il ne faut pas faire la grosse voix avec moi, quand nous laissons sueur et sang, du vrai sang, du sang rouge sur les machines, par terre, sur les casiers, tout va bien, tout est normal, mais quand d’une plume innocente nous traçons nos pensées, alors vous vous tortillez, s’il te plaît, vas-t-en, personne ne t’oblige à lire cette inscription, pour moi c’est beaucoup cette inscription, elle me tient compagnie, elle me remonte, elle me donne une raison de vivre, elle fait partie de tout moi-même, vous voudriez que nous soyons tous des idiots, des robots à côté des machines, mais nous nous avons une tête, à moi cette inscription elle me montre que je suis encore un être pensant, un type qui a des idées à lui et qui ne rumine pas les idées des autres, s’il te plaît va-t-en, va faire chier quelqu’un d’autre. »
Tommaso di Ciaula
Tuta Blu (Bleu de travail)
(Actes Sud)

dimanche 18 juin 2017

Le polar Est implacable



Une vraie calamité, ce môme. Il était au courant de tout, il avait entendu tout ce que Joe avait raconté à Younger et tôt ou tard, il se ferait pincer. Il avait accumulé gaffe sur gaffe, jusqu'à remettre à Younger la bêche et le sac. Un jour ou l'autre, Younger ou Regan (probablement Regan) aboutirait à ce gamin qui n'aurait rien de plus pressé que de se mettre à table. Il parlerait trois jours d'affilée sans se répéter une seule fois.
Parker secoua la tête. Encore une brèche à colmater.
-Il n'y a personne chez toi? Demanda-t-il.
-Non, ma mère est sortie...
-Bon. Il va falloir que tu quittes la ville pendant un certain temps. Je te donnerai l'argent nécessaire.
Le visage du gamin s'illumina.
-Vous feriez ça?
-Ecris un mot à ta mère pour la prévenir que tu t'en vas, sinon elle va te faire rechercher par la police.
-Oui, bien sûr. Ca, c'est pas compliqué.
-Eh bien, on va commencer par la.
Parker l'emmena à la cuisine, trouva un crayon et une feuille de papier et lui fit écrire le mot d'adieu. Il le lut et estima qu'il ferait l'affaire.
-Perdons pas de temps, dit-il. Fonce chez toi empaqueter quelques vêtements, le strict minimum, et reviens ici.
-Oui, monsieur.
Les dix minutes que dura l'absence du garçon furent pénibles. Parker arpenta la cuisine comme un ours en cage. Il pouvait surgir tellement d'imprévus...
Mais le môme revint, une petite valise à la main.
-Je suis prêt, annonça-t-il. J'ai laissé ma lettre sur la table de la salle à manger.
-Parfait, dit Parker.
Il cogna deux fois.
Il l'enterra au sous-sol, dans le trou que le gamin avait creusé lui-même.

Richard Stark
The Jugger (Rien dans le coffre)
Série Noire n° 1025

jeudi 8 juin 2017

La présence d'une femme



Nous ressentons la poésie comme nous ressentons la présence d'une femme, ou comme nous sentons la mer ou une montagne. Cette proximité est toujours sur le point de nous révéler quelque chose: quelque chose d'indéfinissable. A quoi bon alors tenter de définir la poésie, à quoi bon la diluer en parole, qui sont sans aucun doute plus faibles que nos sentiments?
Il y a des gens qui sentent peu la poésie, qui ne sont pas émus par la magie d'une métaphore. Ces gens, en général, se consacrent à enseigner la poésie.
Bradley a écrit que l'un des effets de la poésie doit être de nous donner l'impression, non de découvrir quelque chose de nouveau, mais de se souvenir d'une chose oubliée. Lorsque nous lisons un bon poéme, nous pensons que nous aussi nous aurions pu l'écrire. La poésie est une rencontre du lecteur avec le livre, et c'est là une des formes les plus agréables du bonheur. Il existe une autre expérience esthétique qui est le moment, très étrange lui aussi, où le poéte conçoit l'oeuvre. Comme on sait en latin les mots "inventer" et "découvrir"sont synonymes. Tout cela est plus ou moins en accord avec la doctrine platonicienne, qui dit qu'inventer c'est découvrir et aussi se rappeler. Francis Bacon ajoute que si apprendre c'est se rappeler, ignorer c'est savoir oublier; tout est déjà là il nous suffit de le voir. La fonction du poète, et de l'artiste en général, n'est peut-être que de voir ce que les autres ne voient pas.
La beauté est quelque chose qui nous guette de diverses façons et à chaque instant. Si nous avions assez de sensibilité, nous la ressentirions ainsi dans la poésie de toutes les langues. Mon maître, le poéte judéo-espagnol Rafael Cansinos-Assen à écrit une prière à Dieu dans laquelle il dit :" Seigneur, ô Seigneur, faites qu'il n'y ait pas tant de beauté."
S'il on était poète ( nul peut-être n'est jamais parvenu à l'être tout à fait) on sentirait que chaque moment est unique, irremplaçable, et profondément poétique.

Jorge Luis Borges
Arts poética (Crisis-Barcelone-1987)