vendredi 29 mars 2013

C'est ici l'Enfer et je n'en suis pas hors


L'alcool est une maladie dont l'alcool est le seul remède.
Les sirènes étaient venues pour lui. La femme l'avait trahi. On l'avait attaché avec des sangles. On avait fixé des électrodes sur sa tête. On l'avait choqué, électrocuté. Son cerveau avait frit et grésillé comme dans un poêlon. Le produit injecté goutte-à-goutte dans son artère brûlait comme de l'acide. Il avait été question de lobotomie. Il avait été question d'insérer un pic à glace dans son orbite. Direction : le lobe frontal. Il avait été question de "cure miracle contre la dépression". Il avait été question de "cure miracle contre l'alcoolisme ". Il était ligoté sur son lit. Papa était le plus grand écrivain de sa génération, ligoté sur son lit. Papa reçut le prix Nobel de littérature, ligoté sur son lit. Dans ce lit, il pisserait. Il viderait ses tripes. Il flirterait avec les infirmières. C'est ici l'enfer et je n'en suis pas hors, Papa amusait les infirmières avec son accent britannique distingué à la Ronald Colman. Papa gagnait leur admiration et leur coeur. La dernière et la plus ignoble des vanités d'un homme, c'est son désir d'amuser et d'impressionner les infirmières pour qu'elles gardent un bon souvenir de lui. Pour qu'elles disent qu'il était courageux, qu'il était généreux.Pour qu'elles disent qu'il était un chic type, un homme remarquable, quelqu'un dont on voyait tout de suite que c'était un grand homme. Pour qu'elles ne disent pas qu'il était pitoyable, une vraie loque. Pour qu'elles ne disent pas que son pénis était mou et à vif comme un goitre. Pour qu'elles ne disent pas qu'il avait parfois si peur qu'elles devaient se relayer pour lui tenir la main.
Pour qu'elles ne disent pas il divaguait et priait Dieu de lui venir en aide.
Joyce Carol Oates 
Papa à Ketchum, 1961
in Wild Nights (Folles Nuits)
Points


Après avoir transformé Edgard Allan Poe en monstre batracien, Emily Dickinson en robot androïde et Mark Twain en vieillard gâteux amoureux de petites filles, Joyce Carol Oates s'occupe d'Ernest Hemingway en imaginant cette fiction  à partir des derniers jours du monstre sacré de la littérature américaine à Ketchum (Idaho).
Et, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle s'en occupe bien ! En empruntant quelques-unes des particularités du fameux style Hem , elle "découpe" la statue du commandeur à la tronçonneuse avant de piler les débris à l'aide d'une belle masse et d'un  charmant petit marteau.
Pourtant, dans ces lignes, le sentiment qui nous apparaît clairement  est l'amour. L'amour de la vie et de la littérature.
Vous aussi, vous pensez  avoir suffisamment d'amour en vous ? Alors, vous avez deux jours pour lire ce chef-d'oeuvre.
"Sur la tombe, entre les grands pins, ce vent mélancolique soufflerait, éternellement. Il en tirait un certain réconfort, en fin de compte."
Joyeuses Pâques !
Julius Marx
Sur la photo, c'est bien Burt Lancaster qui balance la chaise dans le miroir et c'est bien une image du film The Killers (Les Tueurs) de Robert Siodmak (1946) d'après la formidable nouvelle de Hem.

jeudi 28 mars 2013

Journal d'un Idiot (9)



Dimanche soir
J'ai beaucoup de mal à taper sur les touches de mon clavier. Mon Dieu , quelle cohue dans la manif contre le mariage des homos ! Profitant du fait que j'étais allongé sur le macadam, une brute m'a écrasé la main. Je n'ai pas pu voir mon agresseur mais je sais qu'il portait des grosses chaussures comme en portent les militaires ou les policiers. Mon agression n'a pas été aussi violente que celle dont a été victime notre reine Christine à nous, mais, tout de même, je me devais de témoigner ici.
Où va la France lorsque les bons catholiques et leurs enfants sont ainsi maltraités par la police?

Lundi midi
A la cantine, j'ai demandé des lasagnes au chef. Il faut être courageux en continuant de consommer du boeuf. J'ai expliqué au prof de français qui se moquait de moi ( en mangeant sa  triste salade avec des légumes japonais) que nous, citoyens, nous nous devions de protéger nos entreprises françaises dans cette crise qui n'en finit pas.
Ensuite, ces mêmes entreprises pourront redistribuer les bénéfices. Le prof de français m'a demandé où était la caméra cachée?

Lundi soir
J'ai acheté une tablette Mac Intosh. Maintenant, il faut que j'achète des livres pour les télécharger.

Mardi matin
Rien.

Mardi soir
Pourquoi tous le monde s'énerve quand notre bon Nicolas Sarkozy passe un examen?

Samedi après-midi
Sur les conseils de mon psy, je suis allé au salon du livre pour tenter de trouver un livre sur le trouble bi-polaire. J'ai marché pendant des heures pour enfin revenir avec un livre dédicacé de Jean-Louis Etienne sur le Pôle Nord.
Dans la soirée, je suis allé voir Jappeloup avec une bonne copine. A la sortie du film, j'ai voulu faire une blague à la Laurent Ruquier ( mon poète préféré). J'ai dit, en parlant du cheval, qu'au moins, celui-là, on ne risquait pas de le retrouver dans les lasagnes. Ma copine s'est mise à pleurer. Je suis rentré seul. Heureusement, je suis arrivé pile à l'heure pour l'émission de Laurent.

Dimanche soir
La Corée du Nord déclare la guerre aux USA, coup d'état en République Centrafricaine, otage français exécuté au Mali,  déroute financière à Chypre.
Oui, mais, que fait notre gouvernement pour retrouver le chat de Brigitte Bardot?

lundi 25 mars 2013

Le polar est Implicite


Il tourna le bouton de la porte et pénétra dans une longue pièce étroite toute sombre malgré ses nombreuses fenêtres. Il y avait des arbres tout contre les fenêtres, et leurs feuilles venaient s'écraser contre les vitres. Certaines des fenêtres étaient cachées derrière leurs rideaux.
La jeune femme qui se tenait au centre de la pièce ne fit pas un geste quand Delaguerra entra. Elle se tenait immobile, les yeux fixés à une fenêtre.
Elle était grande, et ses cheveux d'un roux éclatant paraissaient capter toute la lumière disponible pour faire une sorte de halo autour de son visage à la beauté froide. Elle portait un tailleur sport de velours côtelé bleu qui faisait ressortir la finesse de sa taille. Une pochette de soie blanche dépassant d'une poche constituait la seule tache claire.
-Je ne pense pas que vous trouviez grand chose, dit-elle en tournant le dos au policier; c'est vraiment dommage que vous n'ayez qu'un peu de chantage à lui reprocher, jusqu'ici.
Delaguerra resta un moment le souffle coupé, puis fit demi-tour.
-D'accord! dit-il.
Sa voix était tout à fait impersonnelle maintenant, comme s'il venait de parler du beau temps, par une belle journée où personne n'aurait été assassiné.
Arrivé à la porte, il se ravisa pourtant :
-Je vous verrai dès mon retour, Belle. J'espère que vous aurez retrouvé un peu de votre équilibre.
Elle ne répondit pas un mot, ne fit pas un geste. Elle tenait toujours à la main la cigarette qu'elle n'avait pas allumée.
Delaguerra attendit, puis reprit :
-Vous devriez tout de même comprendre ce que je ressens. Donegan et moi, nous étions comme deux frères, jadis...Je... j'avais cru comprendre que vous ne vous entendiez plus très bien, vous deux... Je suis vraiment heureux de voir qu'il n'en était rien. Mais ne vous mettez pas dans des états pareils, Belle. Vous savez que vous pouvez compter sur moi.
Il attendit encore, la regardant qui lui tournait le dos. Quand il vit qu'elle ne bougeait pas et ne disait toujours rien, il se décida à s'en aller.
Raymond Chandler
Spanish blood
Black Mask, novembre 1935

dimanche 24 mars 2013

Alors, et la Tunisie ?




Bien, commençons par des nouvelles des habitants de notre village.
Visiblement, notre libraire (qui affiche clairement ses préférences pour les hommes au système pileux développé) a décidé de ne plus vendre de journaux européens. C'est bien dommage car nous étions vraiment habitués aux petits groupes de fillettes qui, sortant de l'école , se regroupaient devant la librairie pour feuilleter en douce les magazines de mode. Leurs rires et leurs gloussements nous manquerons. Quant au poissonnier, il vend toujours du poisson, mais de plus en plus de clients ne peuvent payer cash les maquereaux, sardines ou autres poulpes.Le crédit semble être l'unique recours pour un pourcentage très important des villageois. Il me montre le petit cahier d'écolier où sont consignés les noms des clients. A l'évidence, les sommes dues inscrites en dessous de chaque nom sont beaucoup trop élevées pour les revenus des habitants. A lui seul, ce cahier pourrait facilement servir de modèle à un professeur d'économie pour expliquer l'inflation.
Pendant ce temps-là, dans la ville toute proche, des prêcheurs ( qui se moquent de l'inflation qu'ils considèrent probablement comme une invention du Diable) officient devant les lycées en promettant aux jeunes qui les écoute le Paradis ; la farce du bonheur néo-libéral version mystique.
Mais, retrouvons notre philosophe de la rue-propre. Ce matin, perché sur son escabeau branlant, il est très occupé à cueillir les boutons de fleur d'oranger. Dans toutes les rues et ruelles adjacentes, des hommes, des femmes et des ancêtres, se livrent à la même cueillette ancestrale. Malheureusement, chers lecteurs, il m'est impossible de vous faire sentir l'odeur suave et sucrée des rues à travers ces quelques lignes. Soyez sûrs que je le regrette amèrement.
Le philosophe de la rue-propre me salue et me donne pour la quatrième ou cinquième fois la recette pour obtenir une magnifique fleur d'oranger. Je le remercie encore une fois. Pourquoi lui dire qu'il me reste encore au moins deux litres du précieux nectar, donné par une vieille dame, il y a maintenant au moins deux ans ?
Au moment de se quitter, nous sommes tous les deux d'accord pour affirmer que la cueillette de la fleur d'oranger est toujours autorisé par tous les partis. Oui, mais, pour combien de temps encore?
Revenu chez moi, je retrouve ce texte que je vous livre in-extenso.

"Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie : le prince et son conseil concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet n’en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq à six sous par jour à gagner pour eux s’ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.
Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en seul point, celui de faire tout le mal possible. Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain."

Alors, de qui peut bien être ce texte prophétique ?
D'un courageux journaliste du site Mediapart,
d'un responsable de parti politique,
d'un représentant divin,
d'un haut-fonctionnaire de l'ONU,
d'un dirigeant d'une grosse multinationale implantée en Suisse....
Allez savoir...
Julius Marx

jeudi 21 mars 2013

Zibaldone



De 1817 à 1832, Giacomo Leopardi a consigné systématiquement, dans un cahier de notes de plus de 4500 pages, des réflexions diverses, des esquisses de poésies, des notes de lectures.
La singularité de ce "journal"  réside dans le va-et-vient, d'une réflexion ou d'un sujet à l'autre.
Voici donc, sous cette même forme, d'autres notes, poésies ou fragments de textes d'écrivains.
Ce recueil, qui paraîtra sous ce même nom dans ce blog, débute, et c'est bien là le moins que je puisse faire, par deux phrases du Maître lui-même et se poursuit, et se poursuivra, par d'autres, d'univers de lieux et de cultures différents.

J'entends de mon lit sonner (battre) l'horloge de la tour. Souvenirs de ces nuits d'été de mon enfance, où, seul dans mon lit, dans ma chambre obscure aux volets clos, j'entendais, entre peur et courage, battre cette horloge. Ou encore, la même situation dans la profondeur de la nuit, ou au matin : encore silencieux, et devenu adulte.
Giacomo Leopardi (Zibaldone)

C'est une bien belle illusion que celle des anniversaires, qui nous fait dire, quoique ce jour n'ait rien de plus à voir avec le passé que n'importe quel autre: aujourd'hui telle chose est arrivée, aujourd'hui j'eus telle joie, je fus affligé, etc., et il nous semble vraiment que ces choses qui sont mortes pour toujours et ne  peuvent plus revenir, revivent cependant et sont présentes comme une ombre.
Giacomo Leopardi (Zibaldone)

Je suis poète, je suis un poète, quelle différence cela fait-il entre les deux formulations?
Je suis poète pour moi seul,et pas poète pour les autres, puisque inconnu pour autrui. Comme je leur suis inconnu , je perds ma qualité de poète. Si les autres ne me connaissent pas poète, donc, je ne suis plus poète ni un poète. Je suis une histoire totale de la solitude.
Abdelmajid Benjelloun


On est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l’impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : cette sensibilité saturée par l’Information, cette Culture distraite, “au second degré”. Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s’impatiente ; mais il y a beaucoup d’égoïsme dans cette impatience-là.  
 Nicolas Bouvier (L'usage du Monde)

-Ca va pas? Tu devrais prendre de la Dramamine.
-C'est quoi, ça?
-C'est pour le mal de l'air.
-C'est pas pour moi. Moi, ce que j'ai, c'est le mal de terre.
Shadows-John Cassavetes-(Dialogues)

Quand le crépuscule de la nuit vint agrémenter son logis d'une mélancolie pernicieuse.
Pierre Mac Orlan (Le quai des Brumes)

Nous sommes tous sur terre pour aider les autres. Mais, ce que je ne comprends pas, c'est ce que les autres font là.
W.H.Auden

(A suivre)

mercredi 20 mars 2013

Pour faire un feu


L'homme (le narrateur) est en maison de désintoxication. Il est assis sur la véranda. Face à lui, de l'autre côté de la vallée, derrière la colline verte,  on pourrait facilement apercevoir l'ancienne grande maison de Jack London, si elle existait encore.

Je m'adosse à la marche derrière moi et je croise les jambes. Peut-être que cet après-midi, plus tard, j'appellerai ma femme. Et après, j'appellerai pour savoir comment va ma nana. Mais j'ai pas envie d'avoir son môme à la redresse au bout du fil. Si j'appelle, j'espère qu'il sera allé quelque part, faire ce qu'il fait quand il est pas à la maison. J'essaye de me rappeler si j'ai déjà lu des livres de Jack London. J'arrive pas à me souvenir. Mais j'ai lu une histoire de lui à l'école."Pour faire un feu", ça s'appelait. C'est un type qui est en train de geler dans le Yukon. Imaginez ça- il va mourir de froid s'il arrive pas à allumer le feu.Avec du feu, il peut faire sécher ses chaussettes et ses affaires, et se réchauffer. Il allume son feu, mais alors voilà autre chose. Un paquet de neige tombe dessus. Il s'éteint. Pendant ce temps, la température baisse de plus en plus. La nuit tombe.
Je sors un peu de monnaie de ma poche. Je vais d'abord essayer chez ma femme. Si elle répond, je lui souhaiterai une Bonne Année. C'est tout. J'élèverai pas la voix. Même si elle me cherche des crosses. Elle me demandera d'où je l'appelle , et je serai bien forcé de le lui dire. Je parlerai pas de bonnes résolutions du Jour de l'An. C'est pas un sujet de plaisanteries. Après, j'appellerai ma nana. Peut-être que je l'appellerai d'abord. Mais j'espère que c'est pas son môme qui décrochera.
-Hello, mon chou, je  dirai quand elle répondra. C'est moi.
Raymond Carver 
Là d'où je t'appelle
In - Cathedral ( Les Vitamines du bonheur)

Le Printemps des poètes, c'est un rude hiver pour les extrémistes, une tempête pour les fanatiques, un ouragan pour les profiteurs.

mardi 19 mars 2013

Une délirante symphonie


"A cinquante ans bien sonnés, le docteur Saverio Landolina, gynécologue de Vigàta, estimé et sérieux, perdit la tête pour Mariuccia Coglitore, vingt ans. L'amour réciproque naquit au premier coup d'oeil.
Jusqu'alors, les parents de Mariuccia  avaient eu comme médecin de leur fille le Pr Gambardella , nonagénaire, dont l'âge avancé garantissait sans réserve que les explorations intimes se déroulaient dans l'absolu respect de la déontologie. Mais le Pr Gambardella était tombé au front, foudroyé par un infarctus : la mort l'avait cueilli, comment dire, la main dans le sac d'une patiente atterrée.
Le Dr Landolina fut choisit au cours d'un conseil de famille étendu jusqu'à la parentèle du second degré. Les Coglitore, avec les cousins Gradasso, Panzeca et Tuttolomondo, représentaient à l'intérieur de Vigàta une espèce de communauté catholique intégriste qui obéissait à ses lois propres, telles la fréquentation de la messe chaque matin, la prière vespérale avec récitation du rosaire, l'abolition de la radio, des quotidiens et de la télévision. Une fois écartés, au cours de cette réunion, le Dr Angelo La Licata, de Montelusa ("Celui-là, il met les cornes à sa femme: et s'il contaminait Mariuccia avec ses mains impures?"), son collègue Michele Severino, toujours de Montalusa (" Vous voulez rigoler? Celui-là, il a même pas quarante ans."), le Dr Calogero Giarrizzo de Fela (" Il paraît qu'on l'a vu acheter une revue pornographique"), ne resta plus que Saverio Landolina , dont le seul défaut était d'habiter à Vigàta,
comme Mariuccia : la petite, en le rencontrant  par hasard dans la rue pourrait se troubler.
Pour le reste, rien à dire sur le Dr Landolina, ancien secrétaire local de la Démocratie chrétienne : il était depuis vingt-cinq ans l'époux fidèle d'Antonietta Palmisano, espèce de géante au sourire gentil, mais le Seigneur n'avait pas voulu accorder au couple la grâce d'un enfant. Sur le médecin, jamais une rumeur mauvaise, pas le moindre ragot.
Jusqu'au moment où Mariuccia ,se dressant sur le siège devant le bureau, s'en alla derrière le paravent  pour se déshabiller , dans le coeur du gynécologue, il ne se passa rien d'étrange. La fillette à lunettes qui répondait pas monosyllabes, en rougissant, à ses questions, était parfaitement insignifiante. Mais quand Mariuccia, dans sa pudique combinaison noire et sans lunettes ( elle se les enlevait machinalement chaque fois qu'elle se déshabillait ), sortit de derrière le paravent et, la peau rouge feu de vergogne, se plaça sur la table d'examen,dans le coeur du quinquagénaire Landolina se déclencha une délirante symphonie  qu'aucun compositeur doué de raison ne se serait jamais hasardé à composer: aux roulements de centaines et centaines de tambour au galop succédait le haut vol d'un violon solitaire, à l'irruption d'un millier de cuivres s'opposaient deux pianos liquides. Il tremblait tout entier, il vibrait même, le Dr Landolina, quand il posa une main sur Marriuccia et aussitôt, tandis qu'un orgue majestueux attaquait son solo, il sentit que le corps de la jeune fille vibrait à l'unisson du sien, répondait au rythme de la même musique."

Pour ceux qui aiment à fréquenter le Dottore Montalbano, il est urgent de se procurer vite fait le livre Un mese con Montalbano ( Un mois avec Montalbano) chez  Pocket.
Les  trente nouvelles qui composent ce livre sont une sorte d'hommage au peuple de Sicile, à ces personnages si caractéristiques et Pirandelliens  comme, par exemple;  Calorio, le mendiant instruit grand amateur de livres," qui porte des braies faites plus de pertuis que d'étoffe, serrées à la taille par une corde, et une veste rapiécée comme un costume d'Arlequin",Michela Prestia, la jolie brune," les yeux étincelant sans cesse, malgré le besoin, d'une espèce de bonheur de vivre", Madame Landolina,"la géante au sourire gentil,"le proviseur Borgio et sa femme Angelina " dont la cuisine reste simple et très sagace" et  Madame Clementina Vasile Cozzo, l'ancienne institutrice, paralytique, que Montalbano aime d'une manière quasi-filiale.
Ce petit monde de Montalbano, jusque là habitué aux seconds rôles, incarne au fil des trente histoires courtes le rôle principal. Cet hommage touchant et magnifique  à la Sicile et à son peuple, même s'il est  teinté d'une certaine nostalgie, ravit  le lecteur Montalbanien  en  lui donnant l'occasion de s'inviter dans la famille, ce qui n'est pas si fréquent sur l'île.
Le lecteur comprend aussi  que ce peuple compose le précieux socle de l'univers du Maestro Camilleri, sans lequel les intrigues sembleraient bien plates.
Ces textes, sont beaucoup plus qu'un hommage à Pirandello ou à Sciascia, ce sont des déclarations d'amour. Et ça, croyez-moi,  c'est beaucoup moins  fréquent  que de se prendre un coup de Lupara lors d'une ballade matutinale et solitaire.
Allez, zou, je vous laisse, les poulpes vont brûler !
Julius Marx

vendredi 15 mars 2013

Le Polar est Amour (12)


Le téléphone sonna.
-Martin? C'est moi.
-Monte tout de suite.
-Je t'appelle de chez moi, dit Anne.
-Mais ce n'est pas vrai, dit Terrier, tu es dans le hall. monte tout de suite.( D'une main, maladroitement, il rentrait les pans de sa chemise dans son pantalon.)
-Bon.
Un instant plus tard, on gratta à la porte.
-Je ne reste pas, dit tout de suite Anne en se faufilant par la porte entrebâillée. (Terrier verrouilla la porte. La jeune femme pivotait au milieu de la chambre et semblait examiner le mobilier; ses yeux n'exprimaient aucune pensée.) Je ne reste pas, répéta-t-elle. Je voulais juste te dire... Je voulais que tu arrêtes de t'imaginer que... (Elle hésita.) Je peux avoir à boire? demanda-t-elle.
Terrier versa. Elle avala une gorgée d'alcool sec, puis tendit son verre, en claquant la langue, pour qu'il verse du ginger ale dont il tenait une petite bouteille. Il versa. Il lui jetait des coups d'oeil peureux, paupières mi-closes, comme un lézard au soleil.
-Je suis venu pour te dire, expliqua Anne. On n'est plus des mômes. (Elle vida son verre.)
Terrier lui sourit ironiquement et lui versa une bonne dose de J&B. Anne s'assit sur le lit en soupirant, sirota. Terrier s'assit près d'elle, lui empoigna la tête, l'embrassa. Elle se laissa faire. Elle avait la bouche passive, studieuse, charnue et parfumée au scotch.
-Arrête, chuchota-t-elle après que Terrier l'eut lâchée.
-Déshabille-toi.
Elle se déshabilla presque entièrement.
-Le slip aussi, dit Terrier.
Elle enleva son slip, entra dans le lit et se tourna vers le mur, les yeux fermés. Terrier se déshabilla vivement, faillit tomber comme il ôtait ses chaussettes, et se mit aussi dans le lit. Il n'osait pas toucher Anne car il avait les mains glacées. Un moment ils demeurèrent immobiles. Terrier se rendit compte que son érection le quittait. Il voulut poser une main froide sur la hanche de la jeune femme, mais elle le repoussa d'un coup de coude et bondit hors du lit en enjambant l'homme. Elle empoigna ses vêtements et disparut dans la salle de bains dont elle verrouilla la porte. Terrier se rhabilla et alluma une Gauloise. Ses mains froides tremblaient. Anne réapparut, complètement vêtue.
-Je dois rentrer, dit-elle. De toute façon, ce n'était pas très sérieux.
Terrier ne répondit rien. les muscles autour de sa bouche étaient très contractés. Anne ramassa son verre par terre et le vida, puis elle se précipita hors de la chambre, les joues rouges.

Jean-Patrick Manchette
La position du tireur couché
Série Noire n° 1856
Photo : Margit Saad et Stanley Baker in The criminals (Les Criminels)
Joseph Losey - 1960

mercredi 13 mars 2013

Le polar est Métaphore



Richard Watt, journaliste anglais engagé, s'est exilé dans un village d'Italie pour fuir une Angleterre qui a sombré dans la dictature. L'Ecosse et le Pays de Galles viennent même de faire sécession. Le nouveau premier ministre Jobling se refuse à organiser des élections à expiration de son mandat et réprime férocement toute opposition politique. Watt  reçoit la visite de deux vieilles connaissances (Janet et Malcolm) sur les lieux de son exil. 

Janet se pavanait , vêtu d'un bikini coupé pour un corps de jeune fille, en dépit du fait que le sien atteignait des proportions effrayantes. Son épiderme était intégralement rouge écrevisse, à part quelques zones que des replis avaient protégées du soleil. Allongée sur la plage d'Alberese, elle ressemblait à une blessée mortellement atteinte quelque temps plus tôt qui attend stoïquement la fin.
Ses seins gîtaient fortement vers l'extérieur, sous le soutien-gorge qu'ils tendaient comme une amarre au point que ses joyeuses rayures en étaient vrillées; ses mamelons sphériques étaient d'une teinte pâle, son ventre distendu par des muscles adipeux et le tissus rosâtre entourant une cicatrice latérale ancienne. En regardant fixement un voilier voguant au large, je parvins tout juste à ne pas sentir dans mon propre estomac l'endroit où le bistouri du chirurgien  avait sondé le sien à la recherche de Dieu savait quoi. On peut penser qu'elle n'était pas responsable de cette opération; cependant, c'est à elle seule que l'on peut reprocher de ne pas masquer le champ de bataille au regard des autres. Les Français n'ont pas tous envie qu'on leur rappelle constamment Verdun.

Elle s'est également faire retendre la peau -encore un signe,me semble-t-il, qu'elle n'a guère cherché à analyser son passé, ou à déterminer ce qui lui est possible de faire, ce qui peut paraître crédible chez elle: c'est certainement à ce genre d'analyse que sert l'intelligence. Tout en elle est tellement usé, à part son cerveau, qui est pratiquement neuf. Car le lifting n'est pas une réussite. Quand elle transpire en plein soleil, les coutures apparaissent nettement autour de son menton, et on voit de quelle façon les plis de sa gorge ont été retendus et cachés sous la mâchoire; idem pour la peau qui borde ses yeux pâles et fatigués. Quand elle voit que je la regarde, Janet  se hâte de mettre ses lunettes de soleil et tourne la tête pour contempler le ciel-fleur terriblement fanée alanguie sous le soleil brûlant, qui calcine cette tragique offrande.

Robin Cook 
A State of Denmark
(Quelque chose de pourri au Royaume d'Angleterre)
Rivages Noir /  n° 574

Dans ce formidable roman visionnaire d'un noir d'ébène, Robin Cook décrit de fort belle manière  l'Etat que son personnage Watt vient de quitter  grâce à l'état général de Janet, la femme qui va causer sa perte.
Efficace et poétique, n'est-il pas ?
Julius Marx

De Robin Cook, on peut (et on doit) lire absolument tout.On peut aussi lire le très bel article que lui a consacré son pote Manchette dans ses chroniques (Rivages-Ecrits noirs)



dimanche 10 mars 2013

Le printemps





À la Santé

                         I

Avant d'entrer dans ma cellule
Il a fallu me mettre nu
Et quelle voix sinistre ulule
Guillaume qu'es-tu devenu

Le Lazare entrant dans la tombe
Au lieu d'en sortir comme il fit
Adieu adieu chantante ronde
Ô mes années ô jeunes filles


                          III

Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène
Tournons tournons tournons toujours
Le ciel est bleu comme une chaîne
Dans une fosse comme un ours
Chaque matin je me promène

Dans la cellule d'à côté
On y fait couler la fontaine
Avec les clefs qu'il fait tinter
Que le geôlier aille et revienne
Dans la cellule d'à côté
On y fait couler la fontaine


                         V

Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement

Tu pleureras l'heure où tu pleures
Qui passera trop vitement
Comme passent toutes les heures


                         VI

J'écoute les bruits de la ville
Et prisonnier sans horizon
Je ne vois rien qu'un ciel hostile
Et les murs nus de ma prison

Le jour s'en va voici que brûle
Une lampe dans la prison
Nous sommes seuls dans ma cellule
Belle clarté Chère raison
Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)

Le printemps des poètes, c'est un hiver rigoureux pour tous les fanatiques, extrémistes et marchands d'âmes du monde entier.

vendredi 8 mars 2013

Je me souviens (encore)



Je me souviens des Chamonix orange

Je me souviens du docteur Richard Kimble à la recherche du manchot meurtrier de sa femme et du dernier épisode de la série diffusé le soir du 31 décembre.

Je me souviens de la Caravelle. On disait qu'elle était capable de planer de Paris à Marseille.

Je me souviens de l'émission La séquence du spectateur présentée par Catherine Langeais et des extraits des films avec Josélito, l'enfant à la voix d'or.

Je me souviens des chemisettes en Tergal à manches courtes.

Je me souviens d'une bagarre en forêt à propos d'une cabane que l'on voulait baptiser "notre repère".
Nous n'étions que deux à exiger que l'on change l'orthographe.


Je me souviens d'avoir fumé des lianes et des peaux de bananes séchées.


Je me souviens de la marque Griffon de la chasse d'eau de nos toilettes et surtout du  merveilleux dessin de l'animal mythique.

Je me souviens des paquets de cigarettes Smart.

Je me souviens du Benfica de Lisbonne et de son gardien de but Costa Fereira.

Je me souviens des "compositions" de fin de trimestre.

Je me souviens d'avoir appuyé sur le ventre des truites pour qu'elle atteignent la mesure de 20 cms.

Je me souviens d'avoir embarqué dans un DC6, de la fumée noire qui sortait des moteurs  et  de  tout les sièges qui tremblaient au moment du décollage.

Je me souviens  des hôtesses qui distribuaient des bonbons avant le décollage de l'avion.

Je me souviens d'avoir failli tomber de voiture sur le circuit des 24 heures du Mans, miraculeusement rattrapé par ma mère.

Julius Marx

Je sais, je sais, je sais,
Un homme,  à cinquante ans,
a toujours les mains propres.
Et moi je me les lave deux ou trois fois par jour.
Mais quand je les vois sales
alors, je me souviens
du temps où j'étais gosse.
Federico Fellini