lundi 24 décembre 2018

Je danse



J'ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.
AR

samedi 22 décembre 2018

Une attirance viscérale



Dehors, enfin, il faisait frais. Il alluma sa première cigarette du jour en regagnant sa voiture. En débouchant dans Sands Boulevard pour remonter vers le Strip , il découvrit la lumière dorée que le soleil projetait sur les montagnes à l'ouest de la ville. Le Strip était encore illuminé par un million de néons, bien que la foule sur les trottoirs se soit considérablement réduite à cette heure. Malgré tout, Bosch fut subjugué et intimidé par ce spectacle de lumières. De toutes les couleurs et de toutes les formes inimaginables, c'était un gigantesque entonnoir d'incitation à la cupidité qui brûlait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Las Vegas ressemblait à une pute de Sunset Boulevard à Hollywood. Même les hommes heureux en mariage lui jetaient un regard, ne serait-ce qu'une seconde en passant, pour se faire une idée du monde qui les entourait, ou se donner des idées. Las Vegas, c'était pareil. Il y avait là une attirance viscérale. Une promesse effrontée d'argent et de sexe. Mais, dans le premier cas, il s'agissait d'une promesse non tenue, un mirage, quant au second, il était rempli de danger, de dépenses, de risques physiques et mentaux. C'était là que se trouvait le véritable jeu dans cette ville.

Michael Connelly
Trunk Music
Le Cadavre dans la Rolls

dimanche 16 décembre 2018

Pensées sauvées du sable (5)





Double-vie
Comment supporter cet éternel combat entre le colonisateur et sa propre culture? En faisant en sorte d'adopter provisoirement ( et souvent maladroitement) le point de vue du colonisateur le jour et en reprenant ses propres habitudes la nuit. Vous l'avez compris, le peuple égyptien se doit d'optimiser ses rares périodes de sommeil. Ce que les observateurs étrangers (Cocteau l'avait déjà souligné dans son livre Malesh) prennent pour de la nonchalance, voir de la fainéantise, n'est en fait que le résultat de cette double-vie. Un jour qui somnole, une nuit qui éclate, qui déborde souvent, c'est ainsi. Pour combien de temps encore?

mardi 11 décembre 2018

Un sacré vieux film !


Ramené une bonne vingtaine de polars de France. Un à un, il me tombe des mains (j'adore cette expression si juste). Il faut dire que je conserve précieusement un Ed Mc Bain et deux Winslow pour la fin. Je suis comme le type qui mange des asperges et garde les têtes dans un coin de son assiette pour les déguster à la fin. Ces auteurs ne sont que des auteurs de littérature blanche déguisés en méchants. De pénibles imitateurs de Jim Harrison qui ne font que gâcher des lignes et des lignes pour nous parler du ciel et de la nature. Et surtout, pas une vraie scène de violence digne de ce nom. Consternant et très énervant. Il y a tout de même des surprises, heureusement (pour le moment une seule) ce jeune auteur qui ne renouvelle pas le genre mais qui sait écrire. Pas une description du ciel depuis le début de ma lecture et déjà trois morts et un kidnapping, et j'en suis à la page 100 ! Un petit extrait (ce sont trois détectives privés qui discutent).

" Je me souviens de Bogart en Spade, dit Joe en interrompant mes pensées. J'étais gamin quand je l'ai vu pour la première fois, et j'ai quelques années de plus que vous. C'est un sacré vieux film. Comment s'appelle le mec qui a écrit le bouquin?
-Dashiell Hammett.
Kinkaid et moi répondîmes à l'unisson, ce qui nous fit tous rire.
-Qu'y avait-il donc de si fascinant dans cette histoire? dis en m'interrogant tout haut. C'est vrai quoi, le film était plutôt bon et Bogart était génial, mais, pour ce qui est de l'intrigue, je ne vois pas. Comment ce film a-t-il pu devenir un classique? Quand je pense que le bouquin est toujours en vente soixante-dix ans après.
-C'est la fin du film qui en a fait un classique, dit Kinkaid. L'idée que pour Spade la loyauté envers son associé est plus importante que l'argent ou l'amour. Il n'aime pas beaucoup son associé (il couche même avec sa femme), mais il a quand même cette loyauté…"

Michael Koryta
Tonight I said Goodbye
(La Mort du Privé)

dimanche 25 novembre 2018

Questionnaire pour initiés





Il était grand temps de remettre en service ( et au goût du jour) ce questionnaire très en vogue dans les années 1900 que l’on attribue généralement (et à tort) à Marcel Proust. Le voilà donc devenu Noir pour ce blog et pour le plus grand plaisir des amateurs.


1. Quelle est la couleur que vous préférez ?
Le noir, évidemment.

2. Quelle est votre odeur favorite ?
Celle du sang

3. Quelle fleur trouvez-vous la plus belle ?
Le dahlia (noir de préférence)

4. Quel animal vous est le plus sympathique ?
Le chien de James Ellroy

5. Quelle couleur d’yeux et de cheveux préférez-vous ?
Celle d’une blonde aux yeux bleus. Une blonde pour laquelle un évêque serait prêt à briser les vitraux de son église.

6. Quelle est votre occupation préférée ?
Lire, bien entendu.

7. Quel délassement vous est le plus agréable ?
Aucun.

8. Quel est, selon vous, l’idéal du bonheur terrestre ?
L’époque de la prohibition aux Etats-Unis.

9. Quel sort vous paraît le plus à plaindre ?
Celui des hommes qui n’ont pas lu La Moisson Rouge.

10. Peut-on vous demander l’âge que vous avez ?
Oui, vous pouvez toujours demander.

11. Quel prénom auriez-vous pris, si vous l’aviez choisi ?
Donald

12.Quel a été le plus beau moment de votre vie.
Lorsque j’ai ouvert un roman de Westlake pour la première fois.

13. Quel en a été le plus pénible ?
Le jour où j’ai appris la mort de Westlake

14. Quel est votre principale espérance ?
Que James Ellroy soit immortel.

15. Croyez-vous à l’amitié ?
Vous voulez rire ?

16. Quel est, pour vous, le plus agréable moment de la journée ?
Celui où j’adopte la position du lecteur couché.

17. Quel personnage historique vous est le plus sympathique ?
Aucun.

18. Quel personnage de roman ?
Philip Marlow

19. Quel pays habiteriez-vous de préférence ?
Les Etats-Unis

20. Quel quartier ?
Le 87eme district

21. Quel écrivain préférez-vous ?
Dashiel Hammett

22. Quel devise prendriez-vous si vous deviez en avoir une ?
Les salauds vont en Enfer

23. Quel roman de Manchette préférez-vous ?
La position du tireur couché

24. Quel film noir préférez-vous ?
Entre le ciel et l’Enfer de Akira Kurusawa

25. Quel film français ?
Série Noire, pour Patrick Dewaere.

26. Qu’est-ce que vous détestez le plus ?
Les romans policiers écrits par des vieilles rombières

27. Quelle phrase vous fait toujours sourire ?
« Son costume avait l’air d’avoir été piétiné par un troupeau d’éléphants. »et puis aussi : « le tapis était si épais que le chihuahua aurait pu se perdre dedans. »

28. Qu’est-ce qui vous donne envie de tuer ?
Les séries policières françaises.

29. Qu’est-ce qui vous transporte au septième ciel ?
Les interviews de James Ellroy et ses chemises.

30. Votre idéal féminin ?
Gene Tierney dans Whirpool

samedi 24 novembre 2018

The Big Bad City




Les cours, c'est un autre monde.
On a l'impression de se retrouver à l'intérieur d'une sculpture moderne, un univers fantastique de cordes à linge et de poteaux téléphoniques, d'escaliers d'incendie, de briques grises de suie, de ciel bleu au-dessus de votre tête, partout des angles délirants, les lignes du bois, du fer et du béton sur les douces rondeurs ondulantes du linge mis à sécher. Un autre monde. La musique qui s'échappe des fenêtres, les dialogues des feuilletons télévisés qui se mêlent aux vraies voix, les bruits de chasse d'eau, les odeurs de cuisine flottant par-dessus les grillages et les murs, tout un monde secret, là derrière, caché de la rue. Excitant aussi, parce que intime. Comme la culotte entrevue d'une fille qui croise les jambes.

Ed Mc Bain
The Big Bad City
(La cité sans sommeil)

dimanche 4 novembre 2018

Les pensées de Franck



En Amérique, cinq enfants sont tués chaque jour. Un taux cinq fois plus élevé que dans les vingt-cinq pays les plus développés du monde réunis, et je me demande ce que cela révèle de nous en tant que pays.
Les sociétés les plus primitives protègent leurs enfants.

Enquêteur  Franck Decker
in Missing New-York
by Don Winslow

samedi 27 octobre 2018

Pensées sauvées du sable (4)


Inertie







C’est la foule de l’humanité passive qui est ainsi conspuée. Sans  cette inertie, nulle cause injuste ne pourrait étendre son mal ; en revanche, cette masse dolente fournit le terreau sur lequel germent toutes les tyrannies.
Dante (Divine Comédie)

dimanche 21 octobre 2018

Pensées sauvées du sable (3)





La femme

Un accessoire essentiel que l'homme aime à exposer dans la vitrine de son salon, un bibelot qui devient vite inutile, comme le souvenir de lointaines vacances.
Ceci pour les femmes de la haute-société, pour les autres; il convient de remplacer le mot bibelot par celui de chiffon, ou serpillière.

lundi 15 octobre 2018

La règle du jeu



Il semblerait, tout bien considéré, que quand j'écris c'est surtout au temps lui-même que j'en veux, soit que j'essaie de rendre compte de ce qui se passe en moi dans le moment présent, soit que je ressuscite des souvenirs, soit que je m'évade dans un monde où le temps, comme l'espace, se dissout, soit que je veuille acquérir une sorte de fixité ( ou d'immortalité ) en sculptant ma statue (vrai travail de Sisyphe, toujours à recommencer). Qu'il soit celui de mon existence même ou celui du calendrier, qu'il soit fresque historique ou galerie de ma vie privée, c'est toujours avec lui que j'ai maille à partir, écrasé que je suis par la crainte de la mort, incapable également d'envisager le temps sous l'aspect bénéfique que lui concèdent, en dépit des ravages qu'il exerce sur eux aussi bien que sur tous, ceux qui croient que le monde est soumis à la loi du progrès, autrement dit qu'avec le temps il s'améliore.

Michel Leiris
La règle du jeu / fragments
Tome1- Biffures

mercredi 10 octobre 2018

Lettres d'Italie





Halte à Loreto et visite du sanctuaire. Je ne vous en dis rien: il y a des choses (en Italie plus qu'ailleurs) dont tant de gens ont tant parlé qu'on préfère en jouir égoïstement, en se répétant le conseil que Rimbaud se donne à lui-même: "Gardons notre silence." Oui, et gardons nos musées pour nous!
Valery Larbaud
Lettres d'Italie in Jaune- Bleu-Blanc

vendredi 5 octobre 2018

J'aime le Maudit !








Notre bonne vieille France n’aime pas les écrivains inclassables. Si les exemples ne 

manquent pas dans la littérature blanche, le Noir, qui pourtant est une littérature de 

déclassés subit lui aussi cette même loi imbécile.

Mais, qu’est-ce qu’un inclassable ? On pourrait penser, par exemple, à un écrivain 

cabochard qui ne fait jamais ce qu’on attends de lui , un auteur frivole qui change de 

style comme de chemise, un hystrion qui travaille encore sur Pc alors que l’ensemble

 de ses collègues ont adoptés le Mac  depuis belle lurette! Bref , un homme peu fiable 

qui ne tient jamais ses promesses? Car, voyez-vous, le public a ses habitudes et vouloir 

changer ses petites manies est toujours périlleux. C’est à coup sur ce que vous 

expliquerai un éditeur en tétant son Roméo et Juliette (1) ou un marchand de lessive en 

empilant ses barils en tête de gondole.

Cette qualité qui n’est pas immédiatement visible chez les écrivains, nous la retrouvons 

par exemple chez les grands peintres qui évoluent tous au fil du temps à une vitesse

foudroyante. Si au moment de la présentation de leurs nouvelles toiles certains esprits 

bienveillants demandaient clairement leurs têtes, pendant que le public tentait de 

gratter la peinture pour faire disparaître ces formes et couleurs sacrilèges(2) , bien après 

leur mort, les voilà devenus des génies !

Dans notre sphère polar, on élèvera probablement une statue au grand James Ellroy 

tout près du golf de Los Angeles dont j'ai oublié le nom. Un spécialiste nous parlera 

(avec des trémolos dans la voix) de ce pionnier de l’abstraction littéraire au style si particulier.

En France le champion incontesté des inclassables reste Pierre Siniac.Ce Pierrot le fou 

du roman noir est l’auteur de nombreux bouquins de genre et de contenu différents. 

Il y a d’abord le polar classique comme Deux pourris dans l’île (Série noire) avec sa 

construction si parfaite. Puis, la série totalement déjantée des luj inferman et ses deux 

héros débarqués d’un autre monde. Mais l’homme a officié également dans le style 

vieille France, avec ce Mystère de la sombre zone, qui fait évidemment penser à ce 

cher Gaston, plongeant même dans l’épopée militaro-cynique avec le franchouillard et 

croustillant Morfalous. Ses deux chefs-d’oeuvre restant (à mon sens) Femmes 

blafardes et Aime le Maudit. Deux récits remarquablement construits mettant en scène

 ces fameuses « petites gens » qui n’a jamais cessé d’observer de son œil malicieux.

On pourrait dire pour conclure que notre bonhomme ironise presque toujours sur la 

méchanceté crasse des humains. Alors, Célinien, notre bon Pierrot ? Lisez tout Siniac 

et vous verrez par vous-même.

Julius Marx


(1) C’est un cigare cubain !
(2) L’anecdote est véridique

mardi 2 octobre 2018

Pensées sauvées du sable (2)




Le sommeil
Comme leurs anciens colonisateurs, ils sont assoupis, rêvant qu'ils sont encore les Maîtres, alors qu'ils ne sont plus que les valets.

samedi 29 septembre 2018

Pensées sauvées du sable

La misère




La misère, c'est la mouche qui vient vous taquiner la joue, le nez, et qui entre même parfois dans votre narine. On la chasse sur un autre, sans jamais arriver à s'en débarrasser définitivement.

mardi 4 septembre 2018

Le polar Est sucré (comme les souvenirs d'enfance)



Ma nostalgie pour mon pays et pour la vie insouciante d’autrefois s’était cristallisée en un souvenir d’enfance. Lorsque mes grands-parents paternels, qui habitaient peu avant Bergame, venaient nous voir, ils m’offraient, à moi et à mes sœurs, une boite d’Otello Dufour, les meilleurs bonbons du monde. Je chipais une poignée de ces gourmandises, me réfugiais dans ma chambre ou dans le jardin avec un livre de Salgari, les défaisais l’un après l’autre et les posais délicatement sur ma langue pour les faire fondre lentement. Pendant mes années de cavale et de prison, les instants les plus intimes et les plus émouvants liés aux souvenirs finissaient toujours par se transformer en un désir pour ces bonbons au chocolat et à la liqueur. Lorsque quelqu’un est en taule, il pense toujours à la première chose qu’il fera en sortant. Mon désir s’appelait Dufour. J’entrai dans la première pâtisserie et en achetai une boîte entière. Mais sitôt que je l’eus ouverte, je m’aperçus que quelque chose n’allait pas. La forme des bonbons était ronde et non ovale, l’enrobage n’était plus du chocolat lisse et noir comme le mystère, mais était plus clair et marqueté de petits morceaux de noisettes. J’en mis un dans la bouche et découvris avec horreur que ça n’avait plus rien à voir avec les Otello de mon enfance. Je me sentis trahi et j’eus envie de pleurer. Pendant des années, j’avais rêvé de quelque chose qui n’existait plus. Je retournai dans le magasin et la propriétaire me confirma que c’était devenu une espèce de chocolat fourré.
-Vous savez, les goûts d’aujourd’hui, m’avait-elle dit en haussant les épaules.

Massimo Carlotto

*Arrivederci amore

mercredi 29 août 2018

Typhon





Il était maintenant deux heures du matin. L'émission s'interrompit d'un seul coup comme le typhon. Dehors, un ultime capiton de nuages planait au-dessus des toits, mais les lumières brillaient sur le pic Victoria. C'était quelque peu inhumain d'avoir pu assister, bien au chaud dans son lit, à des scènes qui s'étaient déroulées pas très loin de là. Mais le sentiment d'horreur et de gêne  d'une fascination pour ce compte rendu tellement précis et obscène. Seigneur, la réalité était en train de se changer en une suite de happenings, et si l'on continuait sur cette lancée les choses n'existeraient plus que pour être vues, elles seraient d'abord spectacle avant d'être notre vie.
Ennio Flaiano
Le jeu et le massacre

jeudi 23 août 2018

Paradis



Une fine langue de sable blanc, perdue au beau milieu de Safaga Bay. Un endroit que l'on peut qualifier de paradisiaque, et les tour-opérateurs qui font le voyage ne se privent pas de le qualifier comme ça! Dans le champ, un îlot cerné de récifs de corail où des milliers de poissons se la coule douce. Côté contrechamp une bonne centaine de touristes débarqués des bateaux.
Ce paradis on voudrait bien le garder pour soi, mais comment faire?
Toujours la même question ; on sait que tout cela disparaîtra bientôt à cause de ces touristes, justement. Mais, nous sommes nous aussi des touristes.

vendredi 10 août 2018

Miracle !






Je ne crois pas du tout qu'une fée spécialement attachée à ma personne ait, tout au long de ma vie, semé des petits miracles sur mon chemin. Je pense plutôt qu'il en éclot tout le temps et partout, mais nous oublions de regarder. Quel bonheur d'avoir eu si souvent les yeux dirigés du bon côté.
Willy Ronis

mercredi 8 août 2018

Ghost Station 2O11



Ruscha revisite ici l'emblématique station-service qui apparut dans certaines de ses peintures et estampes de l'année 1963.
Le dynamisme  et l'optimisme de l'Amérique des années 1960, époque où la place accordée à l'essence comme carburant n'était pas remise en question, ne sont plus aujourd'hui  qu'une ombre fantomatique.
Le rêve américain: du pop art à nos jours (extrait)

vendredi 1 juin 2018

Justine



Dans sa vie passionnelle elle était directe, comme une hache qui s'abat. Elle recevait les baisers comme une toile reçoit les touches de peinture.
Lawrence Durrell
Le Quatuor
(Justine)

samedi 26 mai 2018

Notes pour un paysage







Notes pour un paysage...Longs accords de couleur. Lumière filtrée par l'essence des citrons. Poussière rougeâtre en suspension dans l'air, grisante poussière de brique, et l'odeur des trottoirs brûlants, arrosés et aussitôt secs. Des petits nuages mous, à ras de terre, et qui pourtant n'amènent presque jamais la pluie. Sur ce fond de teint rougeâtre, d'impalpables touches de vert, de mauve crayeux et des reflets de pourpre dans les bassins. En été une humidité venait de la mer et donnait au ciel une patine sourde, enveloppant toutes choses d'un manteau visqueux.
Lawrence Durrell
Le Quatuor d'Alexandrie

mercredi 23 mai 2018

La dernière séance




Les cinq autres patients qui avaient rendez-vous pour cette séance étaient retournés au lit, incapables de faire autre chose que de rester là à pleurer, ou bien, comme s'ils étaient sous le coup d'une urgence, ils s'étaient précipités sans rendez-vous au cabinet de leur médecin. Ils étaient dans la salle d'attente, se préparant à se lamenter à propos de la femme, du mari, de l'enfant, du patron, de la mère, du père, du petit ami, de la petite amie: bref, de la personne qu'ils ne voulaient plus jamais revoir, ou qu'ils accepteraient de revoir à condition que le médecin soit présent, et qu'il n'y ait ni cris, ni violence, ni menace de violence, ou encore de celle qui leur manquait terriblement et sans qui ils se sauraient vivre et qu'ils voulaient récupérer à tout prix. Chacun d'eux était là pour attendre son tour pour accuser un père ou une père, vilipender un frère ou une sœur , dénigrer un époux ou une épouse, pour plaider sa cause, s'autoflageller, ou s'apitoyer sur son sort. Un ou deux d'entre eux encore capables de se concentrer( ou de faire semblant) sur autre chose que la douleur de leur doléances feuilletaient, en attendant le médecin, un exemplaire de Time Magazine, ou de Sports Illustrated, ou prenaient le journal local et essayaient de faire les mots croisés. Tous les autres restaient assis là dans un silence lugubre, intérieurement  sous pression et se préparant à aborder, en puisant dans le vocabulaire de la psychologie de bazar ou de la presse à sensation la plus vulgaire, ou de la souffrance chrétienne, ou de la paranoïa, les thèmes ancestraux du répertoire dramatique: l'inceste, la trahison, l'injustice, la cruauté, la vengeance, la jalousie, les rivalités, le désir, le deuil, le déshonneur et la douleur.

Philip Roth
Le Rabaissement

lundi 21 mai 2018

Petit rappel



Ils dorment.
Massacrés par la chaleur
vaincus par le tempo brut
de la ville-monstre à l’haleine fétide.
Ils dorment.
Là, sur ce trottoir,
ce muret écroulé
dans la benne de cette camionnette
ou abandonnés,
 vieux pantins aux vêtements déchirés,
contre le tronc d’un flamboyant.
Ils dorment.
Avec les mouches tenaces et obstinées
pour seules compagnes.
Ils dorment.
En rêvant de ce fichu crépuscule,
de la lune scintillante,
de leur Dieu sans visage
de leurs maîtres, et bien sûr,
du Paradis doré.
Ils dorment.
Et le jour devient nuit.
Julius Marx


samedi 19 mai 2018

Fiction




Mais le lot de douleur  qui nous est imparti n'est-il en soi assez insupportable pour n'avoir pas à l'amplifier par la fiction, pour n'avoir pas à donner aux choses une intensité qui, dans la vie,  est éphémère  et parfois même non perçue? Pour certains d'entre nous, non. Pour quelques très très rares personnes, cette amplification, qui se développe de façon hasardeuse à partir de rien, constitue  leur seule assise solide, et le non-vécu, l' hypothétique, exposé en détail sur le papier est la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout.
Philip  Roth
Exit le fantôme

jeudi 17 mai 2018

Rythme ternaire



La mer : une immensité où rien ne vient s'imprimer, où aucun souvenir n'est conservé, où aucune vie ne saurait compter.

Joseph Conrad
(La ligne d'ombre)
Photo: Agrigente-Sicile

mardi 15 mai 2018

Conseil de la sentinelle



Fruit qui jaillissez du couteau,
Beauté dont saveur est l'écho,
Aurore à gueule de tenailles,
Amants qu'on veut désassembler,
Femme qui portez tablier,
Ongle qui grattez la muraille,
Désertez ! Désertez !

René Char
Les Matinaux
Image : Kupka Les danseuses

samedi 5 mai 2018

Vieilles demeures (4)




Non, Mokthar Ben Mabrouck , habitant de la petite ville de Kélibia, dans le nord du Cap Bon, en Tunisie, n'était pas architecte ni même maçon. C'était seulement  un doux rêveur comme il en existe encore sur notre planète. Il a rêvé ainsi pendant près de soixante ans avant de rejoindre d'autres contrées magnifiques bien connues pour n'accepter que des rêveurs comme lui.

jeudi 3 mai 2018

La position du lecteur assis




Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l'apparence des héros. L'illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s'éloigner petit à petit, ligne après ligne,de ce qui l'entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu'au-delà des grandes fenêtres  le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.
Julio Cortázar
Continuité des parcs
Photo: Cartier-Bresson

samedi 28 avril 2018

Akouda






Akouda, cité fabuleuse, glissant au passage , nous fait un signe bref, plein de promesse, peut-être pour la vie entière.
Paul Klee
Journal-Avril 1914

Etrange de lire  les impressions de Paul Klee sur un village, un pays, dans lesquels je suis resté plus de huit ans. Très frustrant aussi de penser que 90 ans avant moi, comme bon nombre de poètes voyageurs, il n'a mis qu'une quinzaine  de jours tout au plus, pour comprendre le pays et ses habitants.

vendredi 27 avril 2018

Les Enfants






Les enfants n’attendent pas de leur écrivain préféré qu’il rachète les péchés de l’humanité. Tout jeunes qu’ils soient, ils savent que ce n’est pas en son pouvoir. Seuls les adultes nourrissent des illusions aussi enfantines.
Isaac Bashevis Singer
(Post-face Le Golem)


C’est qu’il se produit encore des commencements primitifs dans l’art tels qu’on en trouverait plutôt dans des collections ethnographiques ou simplement chez soi, dans la chambre d’enfant. Ne riez pas, lecteur ! Les enfants ne sont pas moins doués et il y a une sagesse à la source de leurs dons ! Moins ils ont de savoir-faire et plus instructifs sont les exemples qu’ils nous offrent, et il convient de les préserver très tôt de toute corruption.
Paul Klee
(Journal-1911)