jeudi 28 août 2014

Les petites mains



Abidjan. Un ciel Intérieur pot de chambre(1).
Une fine pluie avec  ses petites mains(2) qui ne cessent de me caresser.
La joie des retrouvailles n’a survécu que quelques heures.
Tristesse et amertume. Rien n’a vraiment changé.  
Et, à propos d’Ebola, penser à parler de ces affiches collées dans les supermarchés ou dans les banques  (endroits très protégés où 70 % de la population ne met jamais les pieds)  qui préconisent d’abord de  se laver les mains.
Se laver les mains… Avec quelle eau ?
Rien n’a changé. Nous sommes tous habillés de blanc et nous  avons toujours  nos mains très propres.
Pourtant, ma chère Simone , votre vieil ami a bien changé, il est devenu encore plus vilain qu’avant. Couleur vieux citron, secoué par  une fièvre qui paraît m’affectionner légèrement rendu myope par les doses exorbitantes de quinine absorbées. Transpirant ou grelottant suivant les heures. La main qui vous écrit tremblote d’une façon  déroutante et suivant la pittoresque expression «  sucre les fraises. »
Je continue néanmoins  mon voyage et d’ici dix jours j’aurai atteint Duala si d’ici là une main invisible n’a point mis terme à mes tribulations. J’essaierai  de m’acclimater ne faut-il pas toujours vendre un peu la vie pour la gagner. Si je vous revois j’aurai mille choses amusantes à vous raconter. Et vous savez que pour moi, même au prix de la malaria je ne crains pas à acquérir  de nouvelles connaissances. J’ai appris incidemment que Louis XIV n’employait dans ses lettres  qu’une invariable et brève formule  salutative  « je me porte bien ». On voit bien qu’il  habitait Versailles..(3)
Quatre heures. L’après-midi est déjà sombre. Mon appartement est échoué dans  un  cimetière de camions. Empilage d’essieux rouillés, carcasses rouges sombres. Pourtant, les  herbes folles dans cette jungle de ferraille ne meurent jamais. Elles  restent d’un vert éclatant.
Or ici, point de chute de feuilles, j’en suis horripilé les arbres gardent  toujours leur parure d’un fastidieux vert tendre (4)
A l’intérieur, je  tente de me fabriquer un petit moment de l’autre vie avec quelques objets. Je sais, c’est puéril …. J’ai moi aussi ma petite boite à biscuits Pernot.(5) Mais  pourquoi avoir transporté mes casseroles jusqu’ici ?
Dans ces moments-là  j’évite de heurter  avec mon unique cuiller les parois de mon unique casserole, de peur de faire du bruit. Alors je me laisse aller tout doucement à des réflexions  mélancoliques sur mon état vagabond… mais j’évoque aussitôt  le plat tableau du confort  européen, de la vie mièvre, ordonnée, mesurée, pesée, compassée, commentée des gens de là-bas, étroits, tracassiers, prétentieux mesquins, et mon ennui disparaît, je me sens libéré  de l’angoisse, protégé de tout cela par ma grande solitude…(6)
La porte est fermée à double tour.
Se laver les mains… Et après ?
Julius Marx
(1 ) Gustave Flaubert  (Un cœur simple)
(2)Vers d’Emily Dickinson  (Personne, pas même la pluie, n’a de si petites mains.)
(3) Lettre de Louis Destouches à  Simone Saintu  (Cahiers Céline- Ecrits d’Afrique 1916-1917)
(4) Ibid
(5) Le voyage au bout de la nuit (P157)
(6) Lettre de Louis Destouches à  Simone Saintu  (Cahiers Céline- Ecrits d’Afrique 1916-1917)