Avant la complète radicalisation de notre ancien monde,
se souvenir des belles choses:
L'état d'urgence
Le bureau est sale, pas nettoyé depuis les dernières élections...
Ca sent la frite rance et l'urine. Rien à voir avec l'image des films policiers.
Les ordinateurs, le plan de Paris sur le mur, le calendrier Pirelli. Oui,
peut-être.
Le gros se penche sur moi. La frite rance, c'est lui.
-Alors, tu vas te mettre à table, oui ou non?
Un autre, blouson de cuir et tignasse blonde, assis sur une chaise comme sur un
bourricot, gueule:
-Ouais, ça tombe bien, c'est l'heure de la bouffe!
Les deux se marrent à s'en faire péter leurs ceintures en peau de serpent.
Les deux autres mousquetaires présents dans la pièce se joignent au groupe de
comiques.
Avant la remarque de blouson de cuir, le plus petit feuilletait un
magazine porno en reniflant pendant que le collègue bossait sur une réussite,
sa face de rat collé sur l'écran de l'ordi.
-Alors? j'attends…
Le gros revient à la charge.
-T'étais à la manif oui ou merde ?
-Oui, j'y étais.
Il se redresse en poussant un râle qui n'a rien à voir avec celui du cerf en
rut, ou alors, un cerf vachement handicapé par une odeur de frite et un bon
paquet de kilos en trop.
-Bah voilà ! C'est pas compliqué, tu vois mon pote.
Moi, son pote, c'est à gerber!
Encouragé par la victoire de gros lard, blouson de cuir abandonne sa
chaise-bourricot. Il fait quelques pas dans ma direction. Il a rudement du mal
à marcher droit...Probablement ses santiags en peau de lézard...une vraie
ménagerie ce bureau…
Il se force à sourire, me proposant une dentition de cheval salement attaquée
par un paquet de microbes.
-Et t'y faisais quoi à la manif, hein? qu'il me demande.
-Je manifestais.
Le sourire s'éteint. Gros lard veut se marrer, il se retient... par égards.
Le collègue grimace. C'est pas très beau à voir.
-T'es un p'tit malin, toi. Un comique.
Gros lard reprend la main.
-Alors, grogne-t-il, tu manifestais, hein, et contre qui?
-Contre les financiers, les politicards véreux, les responsables du grand
merdier, quoi.
Gros lard lève sa paluche poilue bien haut, au-dessus de sa tête.
-Sois pas grossier ou je t'en colle une!
-La salope! Quelle salope!
Tous les regards se tournent vers le collègue qui vient de crier. L'obsédé,
penaud, laisse tomber son magazine sur le bureau.
Le gros soupire et se masse les tempes comme Lino Ventura dans les films.
Pitoyable.
Puis, il laisse tomber son postérieur sur le coin du bureau. Le bureau gémit.
-Ecoute moi bien, qu’il reprend , faussement rasséréné. Nous, ce qu'on veut,
c'est chopper les meneurs, les vrais... les fouteurs de merde professionnels...
-Les salopards de gauchistes, intervient le type des réussites.
-Les putains de rouges, complète blouson de cuir.
-Les anarchistes, lance à son tour l'obsédé.
-Ca va comme ça ! braille le gros lard.
Il soupire un peu plus fort. L'odeur de frite se propage dans le bureau, jusque
dans les placards.
-T'as pigé ? qu'il me dit en me fixant.
-J'suis prêt à vous donner des noms...que je susurre.
Mon gros lard ouvre des yeux comme des soucoupes. Puis, les quatre se
rejoignent. Ils se positionnent debout
face à moi, côte à côte, comme les frères Jacques au début de leur récital. Je
pense que je n'aimerai pas les voir en collant colorés. La langue est pendante,
les bajoues tombantes.
J'attaque…
-Le plus virulent de tous, c'est Quadruppani.
-Un rital ! crie blouson de cuir.
Gros lard fait un geste en direction de l'obsédé.
-Note sur le calepin, qu'il commande.
L'autre s'exécute.
-Et puis il y aussi Jérôme Leroy… Lui, c'est un vrai coco, que je reprends.
-Vas-y, vas-y, m'encourage le gros tas, en agitant ses paluches comme un
marionnettiste.
-Et aussi l’ex-homme âne yack et les
autres, que je continue... Je peux vous donner les coordonnées de tous les
types du réseau. C'est facile, y'a des blogs.
-L’ex, quoi ?
demande l’obsédé.
Alors, gros lard s'avance vers moi comme un bon papa. Un bon papa qui s'assied
sur le lit de son rejeton pour lui lire une histoire de Petit Ours Brun.
-C'est très bien, qu'il me dit en plissant les paupières. Je savais qu’'étais
pas un mauvais bougre. C'est eux, ces salopards, qui t'ont forcé la main, hein, c'est ça, je me trompe
pas?
-Oui, c'est vrai, c'est à cause d'eux.
-T'inquiètes pas mon petit, on va les serrer tous.
Sa grosse tête de bûche n'est qu'à quelques centimètres de moi. Je supporte
très difficilement.
-T'y crois toi, à la société, hein, mon petit... tu l'aimes toi la société?
-Oui, m'sieur.
-Tu voudrais pas qu'elle disparaisse, hein?
-Non, m'sieur.
Une larme coule de l'oeil du bouledogue. Ses yeux se ferment lentement.
-Je peux m'en aller, m'sieur?
Julius Marx
(Texte publié sur ce blog le 27 décembre 2012)