mercredi 24 décembre 2014

Le Polar Est Histoire



-Vous savez qui est ce type ? a-t-il demandé.
-Un certain Fanch Tanguy, peut-être ?
Il a hoché la tête comme si nous en parlions justement l’autre jour.
-Fanch le Siffleur. Il y a un rapport entre la merde dans quoi vous êtes et Fanch le siffleur ?
Je lui ai expliqué. Il hochait la tête et j’entendais toujours sa respiration. Au bout d’un moment il s’est assis et il a bu trois grands verres de vin rouge en continuant d’écouter ma narration. Je n’ai pas mentionné Charlotte Malrakis.
-Fanch le Siffleur, a répété Haymann quand j’ai eu fini et il soupirait et souriait et ce n’était pas un sourire plaisant.
-J’ai pensé que c’était peut-être un uniforme de la Milice. C’est pourquoi je suis venu. Pourquoi l’appelez-vous Fanch le Siffleur ?
-Parce qu’il sifflait, a dit Haymann. Il sifflait la Danse Macabre. Vous savez ? (Il m’a sifflé quelques mesures ; il sifflait faux.) Il semble qu’il avait été très frappé par la vision d’un film de Fritz Lang qui s’appelle M le Maudit. Il y a un maniaque homicide, là-dedans, je crois que c’est Peter Lorre qui jouait le rôle, qui siffle tout le temps la Danse Macabre.(1)
-J’ai vu ça. Dites… (Je me suis interrompu. Haymann a levé les yeux et m’a  regardé d’un air intrigué. Il m’a demandé si quelque chose n’allait pas.) Ca va bien, ai-je dit. Il y a un mendiant aveugle, dans ce film, non ? Il reconnait le meurtrier en l’entendant siffler, c’est ça ?
-C’est ça. Ah oui ! s’est exclamé Haymann. Je vois ce que vous avez en tête. Mais ce n’est pas vraisemblable.
-Pourquoi ?
-Fanch le siffleur est mort. En 44.
-Est-ce que vous allez me dire qui est Fanch le Siffleur, nom de Dieu !
-J’essaie. Mais vous m’interrompez tout le temps. Fanch le Siffleur était une ordure. Il venait du PNB, ce qui ne signifie pas en l’occurrence produit national brut, mais Parti National Breton. Complètement mouillé avec les Boches. Au point de se brouiller avec les fascistes du PNB, faut le faire. Vers 43, il a viré au voyou pur. Un peu milicien, un peu Gestapo française, il était branché sur la rue Lauriston. Racket, extorsion de fonds, renseignement, torture. Et il sifflait, pendant qu’il, pendant qu’il…
-Ne vous énervez pas, Haymann, ai-je conseillé.
Il s’est renversé en arrière sur son siège, il a pris une profonde inspiration et, d’un revers de main, il a envoyé l’échiquier valdinguer au milieu du salon. Les pièces se sont répandues dans tous les azimuts. On s’est regardé et je ne disais rien. Puis Haymann s’est calmé.
-J’ai disons, des cousins par alliance qui ont eu affaire à Fanch le Siffleur. (Il a allumé une Gitane maïs.) Vous savez comme nous sommes, nous autres Juifs. On s’énerve pour des riens.

(1) Ce n’est pas la Danse Macabre, mais un thème de Grieg, que siffle convulsivement Peter Lorre dans M le Maudit. Haymann s’est trompé, ou bien Tarpon  rapporte inexactement ses propos.
Jean-Patrick Manchette
Que d’os !
1976
(Série  Super-Noire- n°51)

Aujourd’hui, nous fêtons les 50.000 visiteurs sur ce blog. J’écris « nous » parce que je pense (peut-être par naïveté, mais qu’importe)  que  nous sommes une petite famille, réunie autour de l’émotion et du bien-écrit. Alors, que fait-on dans une famille qui se respecte pendant cette période des fêtes ? On s’offre de jolis cadeaux qui, a-t-on coutume de le dire, entretiennent si bien l’amitié. Pourtant, même si la  joie et la fierté dominent, il nous faut  surtout rester humble et garder en mémoire qu’une bonne partie des visiteurs s’est retrouvé sur ce blog  tout à fait par hasard  ou à cause d’une curiosité malsaine après avoir lu ces intitulés comme «  une femme qui se couche » ou « La position du missionnaire. »
Après tout, quelle importance ? C’est Noël. Alors, parce qu’il nous a inspiré le nom de ce blog et  qu’on ne se lassera  jamais de le relire : Manchette !

Julius Marx
image: Peter Lorre dans le M de Fritz Lang (1931)

dimanche 21 décembre 2014

Sirocco


Etait-ce une mélodie, était-ce un souffle ? Il y avait quelque chose derrière les vitres. J’ouvris la fenêtre : c’était le Sirocco : et des nuages en course au fond du ciel courbe (n’y avait-il pas là la mer ?) s’amoncelaient dans la clarté argentée où l’aurore avait laissé un souvenir doré. Tout autour la cité montrait ses travées colossales dans les loges ouvertes de ses grosses tours, humide encore de la pluie récente qui en avait bruni la brique : elle donnait l’image d’un grand port, désert et voilé, ouvert dans ses greniers après le départ aventureux dans le matin : tandis que dans le Sirocco semblaient encore arriver en souffles chauds et lointains de là-bas les reflets d’or des bannières et des navires qui franchissaient la courbe de l’horizon. On sentait l’attente. Dans un bourdonnement de voix tranquilles les voix argentines des jeunes garçons dominaient librement dans l’air. La cité reposait de sa laborieuse ferveur. C’était la veille d’un jour de fête : la Veille de Noël. Je sentais que tout reposait : souvenirs espoirs moi aussi je les abandonnais à l’horizon courbe là-bas : et l’horizon me semblait vouloir les bercer avec les reflets frangés de ses nuages mobiles à l’infini. J’étais libre, j’étais seul. Dans la joie sereine du Sirocco je goûtais en béatitude ses souffles ténus. Je voyais la nébulosité hivernale qui fuyait devant lui : les nuages qui se reflétaient là-bas sur le pavé tacheté en reflets argentés sur la fugace clarté nacrée des visages féminins triomphant dans leurs yeux doux et sombres : sous le raccourci des portiques je suivais les vagues créatures rasantes aux panaches mélodieux, j’entendais le pas mélodieux, étouffé dans la cadence légère et égale : puis je regardais les tours rouges aux travées noires, aux balustrades ouvertes qui veillaient désertes sur l’infini.
C’était la veille de Noël.
Dino Campana
Sirocco (Bologne) Extrait. L’Age d’homme-1998

(Traduction Christophe Mileschi)
Photo : Bellitalie.org

lundi 15 décembre 2014

Niafunké






Les blues, les airs nègres d’Amérique reviennent ce soir à l’Afrique, après un détour de quatre siècles. Cette mélancolie des esclaves enchaînés, louisianais ou géorgiens, n’est pas d’ici ; le chant primitif est beaucoup plus près du cri de guerre ou de l’incantation. Ce que semblent préférer ceux qui entourent notre bivouac, dans l’obscurité, ce sont des airs russes, du Borodine, la chevauchée des steppes, cette poésie d’un autre désert mais d’une liberté semblable à la leur.
Grillons.
De temps à autre, le maître d’hôtel nu, ou habillé d’une étroite bande de perles de verre, se met à quatre pattes pour vérifier si les fourmis qui nous piquent ne sont pas certaines terribles bêtes à tête carrée-auquel cas il n’y aurait qu’à leur céder la place. Nos autos et camionnettes, phares éteints, groupées en rond  comme les chariots bâchés des premiers colons de l’Ouest américain, sont remplies de boys et de chauffeurs qui dorment déjà. Le tam-tam s’est éloigné de nous qui ne fûmes qu’un prétexte et les réjouissances continuent au village. Des sauterelles énormes nous arrivent dessus comme un coup de poing. Je retrouve ici tout le charme des campings américains : le lit pliant mal sanglé et qui s’écroule pas terre, l’iode que l’on trouve mêlée à l’huile d’olive de la cantine, les lanternes-tempête et leurs verres qui craquent au premier feu, la torche électrique dont la batterie s’est vidée, les seaux de troupe en toile, qui se replient en accordéon et dont l’eau vous coule sur les pieds, enfin le réchaud à gaz de pétrole qui prend feu à l’intérieur, le sommeil sous le ciel, toute la vie saine des soldats, des chemineaux, des sauvages.
Nous passons  ainsi une partie de la nuit, sous une mosaïque d’étoiles. La soif elle-même s’apaise pour quelques heures et nous nous étendons, ensevelis comme des pharaons momifiés par une sublime sécheresse.
Paul Morand
 Sur la route de Niafunké in Paris-Tombouctou
1928
Vidéo : Ali Farka Touré "Niafunké".

mercredi 10 décembre 2014

Le Polar Est Rusé


Il s’introduisit dans son cabinet de travail, prit, dans l’ordre, l’Orlando furioso, le Guerrino detto il Meschino et l’Ettore Fieramosca, en allant se chercher les pages où se trouvaient les duels les plus sanguinaires. Renforcé par cette lecture, à six heures de l’après-midi, il ouvrit le tiroir à gauche du bureau, prit le revorber, vérifia qu’il était chargé, se le mit en poche et sortit sans saluer Romilda. Désormais, il était décidé à venger l’honneur blessé. Il commença à arpenter le trottoir devant l’église, en attendant la fin de la messe. L’emmerdant, c’est qu’on était dimanche et qu’il y avait du passage : toutes les cinq minutes, il devait soulever son chapeau et s’incliner pour répondre à un salut ou bien pour saluer en premier quelque pirsonne de respect. Quand il se fut convaincu que la dernière paroissienne était sortie de l’église, il entra, décidé. L’église était déserte. Il esquissa un mouvement pour se diriger vers la sacristie mais s’arrêta net en s’apercevant que le père Carnazza en sortait à ce moment. Le curé, arrivé au pied du maître-autel, s’agenouilla et commença à prier les mains jointes. Le chevalier s’approcha, en se mettant un peu de côté pour pouvoir le fixer de profil. Il tira de sa poche le revorber. Pendant ce temps, le père Carnazza s’était couvert le visage d’une main et de l’autre, avait commencé à se donner de grands coups de poing sur la poitrine.
-Qué faute ! qué faute !
A la lumière des cierges, le chevalier vit que le curé s’était mis à chialer, et qu’entre deux sanglots, il murmurait quèque chose. Le chevalier, pour mieux l’entendre, fit un pas en avant.
-Pardonne-moi, Seigneur ! Pardonne cette chair pécheresse !
Se pouvait-il qu’un mal famé, un gredin pareil fût capable de prier avec tant de foi ? Qu’il se repentît sincèrement de ses sales péchés ? Troublé, le chevalier se recula en rempochant son arme. Comme avait fait quelques siècles plus tôt un certain prince du Danemark (mais le chevalier ne savait rien de l’histoire), il en vint à la conclusion qu’on ne peut tuer un homme qui prie. Il lui suffit de ses vingt pas pour arriver au portail, sortir et se persuader d’une autre chose, à savoir que lui, il n’était pas capable de tuer quelqu’un, que ce quelqu’un prie ou pas. Mais de la faire tuer, ça, oui, il en était capable.
Le père Carnazza garda les oreilles dressées jusqu’à ce qu’il n’entendît plus les pas du chevalier résonner dans l’église. En sortant de la sacristie, il avait tout de suite reconnu le mari de Romilda  et en avait deviné les mauvaises intentions. Alors, il s’était mis à jouer la comédie de la prière et du repentir, en espérant que l’autre serait assez con pour y croire. Mais l’affaire ne pouvait pas continuer comme ça, si M. le receveur des postes se sentait démanger les cornes encore une fois, la chose pouvait se répéter très dangereusement. Il fallait remédier à ça.
Andrea Camilleri
La Mossa del cavallo (Le Coup du Cavalier)
Métailié-suites (traduction de Serge Quadruppani)


Dans ce roman savoureux comme un cannoli  (publié pour la première fois en 1999) digne des Paroisses de Regalpetra le Maestro s’amuse, et nous aussi par la même occasion. Non pas seulement avec ses personnages comme il en a l’habitude mais aussi avec les nombreuses références  aux classiques de la littérature de l’île (le jeune Giovanni Bovara n’est pas sans rappeler le capitaine Bellodi du Jour de la Chouette de Sciascia) mais aussi de tout le pays (Le curé Carnazza est aussi vil que celui des promessi sposi) et du monde entier (voyez cette allusion à un certain prince du Danemark, plus haut). Et puis, grâce au traduttore nous avons l’impression si réconfortante  de parler le sicilien, d’être un peu de la famille. Bref, tout à fait le genre de roman qu’on aimerait lire à l’infini et ne s’interrompre que pour déguster un énorme plat de rougets grillés. Oublier le monde, ne conserver que la dérision.

Julius Marx
Image : Broderick Crawford le Monseigneur de Fellini dans son Il Bidone (1955)

mardi 9 décembre 2014

Voyages



Les Pyramides, malgré les efforts faits pour les enlaidir dominent encore avec superbe le désert ; sentinelles triangulaires aux portes du Caire. On a gratté la terre aux pieds du Sphinx ; les savants, comme des pédicures, lui on fait sa toilette depuis deux ans, sans autre résultat que de découvrir sous ses pattes d’affreux soubassements romains de briques. Le Sphinx était tellement plus beau enfoncé jusqu’au cou dans le sable ! Il étouffait, étranglé, et la réponse aux questions éternelles qu’il posait semblait lui rester dans la gorge.
Egypte, mystérieuse terre, inépuisable musée ! Alors que la plupart des sols d’Europe- sauf peut-être la Sicile et Byzance- sont vidés sitôt que l’on déterre quelques vieilles monnaies romaines et quelque silex taillé, plus on sollicite l’Egypte et plus elle donne. Le delta s’offrit d’abord, il y a un siècle, aux égyptologues : ceux-ci remontèrent peu à peu jusqu’à la première cataracte ; ensuite nous avons vu, après la guerre, la vallée des Rois fouillée comme un terrier de lapin par la main curieuse de Carter ; aujourd’hui c’est le tour du Sinaï, puis, à nouveau, ce delta qui vit la fin de l’Egypte au temps des Ptolémées, mais aussi, sans doute, son commencement. Au pied même de ces Pyramides qui semblait le sol le plus foulé du monde, un jeune savant américain n’a-t-il pas découvert, l’an dernier, le tombeau de la mère du roi Chéops, endormie dans l’admirable sarcophage d’albâtre exposé au musée du Caire ?


A trois quart d’heures de là les pyramides à degrés de Sakkara, si étrangement semblables à celles du Yucatan (mais que le sang des victimes ne souilla point), nous révèlent l’Egypte naissante, vieille de six mille ans. Au grand désespoir des grecs on y a mis au jour cet hiver des colonnes cannelées à chapiteau dorique, de vraies colonnes grecques, mille ans avant le Parthénon, ce qui bouleverse toute l’histoire de l’architecture…

Paul Morand
D’Alexandrie au Caire in (Méditerranée, mer des surprises)

(1938)
Photos: Louis Armstrong devant le Sphinx et la grande pyramide en 1961.
et les colonnes de Sakkara.

dimanche 7 décembre 2014

Une fête chez B



Pour arriver chez B, nous avons un plan. Il faut absolument, c’est important, abandonner sa voiture tout près du métro.

(Heureusement, nous sommes quatre. Trois personnes chargées de faire patienter nos suivants immédiats pendant que le chauffeur encastre sa voiture dans une petite niche entre des piles de briques et des sacs de ciment devant un immeuble en construction.)

Puis, escalader la passerelle qui enjambe les voies ferrées.

(Trois d’entre nous savent qu’en Egypte, les marches sont souvent irrégulières. Le quatrième l’apprend ce soir-là.)

Nous suivons les murs rouillés du corridor, qui n’en finissent pas d’être rafistolés de carton ou de bois, enveloppés d’un impressionnant réseau de fils électriques.

(Un vieil homme, assis en tailleur à même le sol, propose tout, ou presque, pour faire la fête : masques d’halloween, chapeau pailletés, couvre-chef pointu de sorcière et perruques bouclées.)

Nous basculons de l’autre côté de la voie.
(Comme leurs copines, les marches de l’escalier de l’autre rive, n’en font qu’à leur tête.)

18 heures. Le plan nous dit qu’il faut maintenant se diriger vers la gauche et remonter la rue commerçante qui se présente devant nous.

(Marcher dans une rue. Une action si simple en apparence mais qui devient vite un exercice périlleux. Ici, le verbe flâner n’existe pas. Ce qui est primordial pour sa survie, c’est de ne jamais s’arrêter.  Pour éviter les humains, les tricycles pétaradants, les voitures,  les camionnettes, les porteurs, il faut remonter le courant en se laissant porter par la houle-foule.)

Marcher encore.Nos repères: une pharmacie et une boutique de téléphone-mobile qui font l’angle de la rue.

(La cadence est bonne. Penser à reprendre son souffle en émergeant au-dessus de la vague régulièrement.)

Puis, une fois sur les lieux, prendre à droite.

(Où est cette fichue pharmacie ? Dans ce quartier, il y a une boutique de téléphone mobile dans chaque recoin d’immeuble ! Un berger abandonne provisoirement son troupeau de chèvres pour nous renseigner. Notre prononciation l’amuse beaucoup.)

Enfin, arrivés devant l’immeuble de B, grimper les cinq étages.

(La porte n’existe plus. Dans le minuscule hall, une forme drapée dans des étoffes noires, dort paisiblement sur les marches, surveillée par une bande de chats. Les matous ont tous le nez écorché.)

Après une longue ascension, nous embrassons enfin B et sa petite fille avec satisfaction et soulagement.

(Nous visitons leur appartement, en poussant de grands « oh! » et « ah ! » devant chaque pièce,  comme le veut la coutume. Le tour du propriétaire achevé, nous nous installons sur la terrasse pour goûter un repos bien mérité. Nous décidons de déboucher sans attendre une bouteille de vin local.)

Dans la rue, cinq étages plus bas, c’est une autre célébration beaucoup moins païenne que la nôtre, qui se déroule. Marchant à pas cadencés sur des tapis, entre de gigantesques tentures suspendues, de longues files d’hommes s’étirent. Ils sont tous venus rendre le dernier hommage à un défunt.

(Les haut-parleurs de tout le quartier se mettent aussitôt à rugir. Nous sursautons. Pas un seul d’entre nous n’a jamais entendu un tel volume. Tout autour de la cérémonie, la foule-houle poursuit son va et vient. Au loin, derrière un immeuble nous apercevons même un feu d’artifice !)

B sourit de notre surprise. Elle nous apprend que les mariages, célébrés au même endroit, sont un peu plus « joyeux ».

(Un de nous lui demande si le son est toujours aussi élevé. Nous n’entendons pas sa réponse.)

Minuit. Lorsque nous quittons notre fête, la rue n’est toujours pas calmée.

(Je me demande à quel moment l’essaim d’abeilles, qui s'est logé maintenant depuis quelques heures dans mon oreille, va enfin s’envoler vers d’autres contrées.)

Pour revenir chez vous. Prendre le chemin inverse.

(Nous traversons la brume qui vient de se lever, avançant comme des automates, totalement groggy. Le plus jeune du groupe propose de revenir  chez B, un autre soir, pour une fête de mariage.)


Julius Marx

mercredi 3 décembre 2014

Le Polar Est Amour (22)



 












  


Elle me regarda par-dessous.
-Par ici, on ne se lance pas dans les batailles perdues d’avance quand on peut l’éviter. On garde sa force pour ce qui est utile.
Elle laissa filer quelques instants, avant de répéter :
-Tu ferais mieux de me parler d’amour. Pour me faire plaisir.
Elle semblait au bord des larmes, comme dans la voiture. La blessure entrevue sous la brutalité volontaire de fille du peuple. Une plaie éternelle, de quoi perdre la tête. Mais il n’y avait rien à gagner au vertige. La plupart des femmes, d’habitude, ne pardonnaient pas à l’homme assez novice pour s’engouffrer dans l’impasse. Elles finissaient par mépriser ce qu’elles prétendaient vouloir. Et Macha plus qu’une autre, dans cette ville où primait la force.
Je décidai d’ignorer les exigences de ma nouvelle amie. Je n’avais pas le choix.
-Et tu sais, toi, pour qui travaillait l’assassin et à quoi ?
-Je te l’ai dit tout à l’heure, ils sont venus sans dire bonjour et ont exigé un examen le doigt pointé au plafond.
-Qui ça, « ils » ?
-Le délégué à la sécurité de la mairie, et son adjoint.
-Je vois. Le maire du palais.
-C’est grâce à la mairie de Cergueï exerce toujours, qu’il peut acheter le tiers de ses besoins en médicaments et autres.
A nouveau, elle me contemplait d’un œil insolent. Ce petit jeu prenait des allures de rengaine. Elle ajouta :
-Un tiers, ça n’est pas si mal.
Je m’approchai d’elle et lui caressai la cuisse.
-Mais tu mens sur le confrère ce Cergueï. Tu sais qui c’est.
-Il y a peut-être un lien véritable entre nous, dit-elle. Tu devines beaucoup de choses, et moi, je sais tout de toi, déjà.
-Trop tôt pour se prononcer.
-Tous pareils. Dès que vous avez eu ce que vous voulez…
Elle s’interrompit, secoua la tête, avant de chuchoter :
-Mais il y a au moins ça, entre nous : le lit.
Je la désirais encore, et plus violemment. Elle baissa la tête pour goûter à mon silence, sans lâcher ni la proie ni l’ombre. Puis se redressa, se tourna et m’attira en elle. Démoniaque. L’étreinte se prolongea. La ferraille lumineuse des yeux, peut-être, chauffait à blanc.
Thierry Marignac
 Fuyards
Rivages/ Noir


Dans  mon exil, j’ai enfin pu dénicher deux romans de Thierry Marignac. Dans Renegade Boxing Club  il s’agit d’opposition. Affrontement de deux mondes, un peu comme les romans de John Le Carré, dont l’auteur, avec son écriture soignée, son sens absolu du détail et surtout ses personnages n’est pas si éloigné que ça, après réflexion.(1)
Le premier, c’est le monde des « valises diplomatiques à double-fond » du mensonge et des faux-semblants. Le pouvoir politique est partagé par des politiciens sans scrupules, des hommes d’affaires véreux et des mafieux. Dans cette société où l’on marchande tout ou presque, les mafieux sont bien les seuls à afficher clairement leur statut. Une mafia qui se montre sans détour, amusant, et très symptomatique de l’état de cette société-là, non ? L’autre monde, est celui du ghetto black. Celui d’un peuple qui apprend à vivre (ou plutôt à survivre) en créant ses propres règles. Deux mondes, deux univers parallèles aussi impénétrables en apparence que les coffres forts de la Chase Manhattan Bank. Mais, il y a les personnages. L’auteur les aime tellement qu’il ne peut  se résoudre à les quitter (le  souvenir du médecin Cergueï Veniaminovitch et son assistante de « Fuyards » hante le personnage de Dessaignes au tout début du roman.)
Grâce à leurs âmes pures (et à la Vodka) l’émotion prend finalement le dessus et les tricheurs sont relégués dans leurs caves, comme les chats  de Art Spiegelman.
Julius Marx

(1) Je pense en particulier à la très belle scène où Smiley vient chercher quelques  précieux renseignements auprès de l’ancienne archiviste du Cirque.
Image: Le docteur Svoboda (Brian Donlevy) et une autre Mascha (Anne Lee) dans Hangmen Also Die! (Les bourreaux meurent aussi) de Fritz Lang (1943)