samedi 31 octobre 2020

Un grand rêve d'envapé





Ce fut un grand rêve d'envapé.
Lorna exécutait son tour de chant au Palladium d'Hollywood, complétement nue, soutenue par un orchestre cent pour cent exotique-de gigantesques Noirs en costume de l'Oncle Sam tressés de strass et de paillettes. Elle baisait l'espace; elle faisait gicler la sueur, elle tétait la pomme du microphone.
Roosevelt, Hitler, Staline et Hirohito firent leur entrée en litière; ils s'évanouirent à ses pieds lorsque Lorna attaqua Someone to Watch Over Me. La guerre éclata sur l'estrade d'orchestre: des cinglés de bougnoules se mirent à se tabasser à coups de trombone à coulisse et de clarinette. C'était de toute évidence une diversion. Hitler bondit sur scène et essaya d'enlever Lorna pour la transporter jusqu'à un U-boat nazi garé au premier rang. Je défis le Führer, en l'attrapant par la moustache pour l'envoyer voler jusqu'à Sunset Boulevard. Lorna s'évanouissait dans mes bras lorsque je sentis qu'on me secouait: j'ouvris les yeux et vis Bob Murikami au-dessus de moi, qui me disait:
-Debout et haut les cœurs, flicard. C'est l'heure de passer à la caisse.

James Ellroy
Torch Number
(Coup de passion)

mardi 27 octobre 2020

Le masque grimaçant de la littérature




Mon roman La Ruche, premier livre de la série Chemins incertains, n'est qu'un pâle et modeste reflet, qu'une ombre de la réalité quotidienne, de l'âpre, tendre et douloureuse réalité.
Ils mentent, ceux qui veulent déguiser la vie à l'aide du masque grimaçant de la littérature. Le mal qui ronge les âmes, ce mal qui porte autant de noms qu'on veut bien lui en donner, ne saurait être combattu par les compresses du conformisme ni les cataplasmes de la rhétorique et de la poésie.
Mon roman ne veut être qu'une image de la vie, racontée fidèlement sans réticences, sans tragédies extraordinaires, sans charité, comme la vie s'écoule, exactement comme la vie s'écoule ni plus-ni moins. que nous le voulions ou non. La vie est ce qui vit-en nous ou hors de nous; nous, nous n'en sommes que le véhicule, l'excipient comme disent les pharmaciens.
Camilo José Cela
Note pour la première édition de La ruche

samedi 10 octobre 2020

Valparaiso




Les sommets de Valparaiso décidèrent de laisser glisser leurs hommes et de précipiter les maisons d'en haut pour qu'elles aillent tituber dans les ravins teints en rouge par la glaise, en jaune vif par les dés d'or, en vert ombrageux par la nature sauvage. Mais les maisons et les hommes s'agrippèrent à la hauteur, ils se roulèrent en boule, ils se fichèrent en terre, ils se contorsionnèrent, ils se mirent à la verticale, ils s'accrochèrent avec les dents et avec les ongles à chaque abîme. Le port est un débat entre la mer et la nature évasive des cordillères. Mais dans cette lutte, l'homme a gagné. Les côteaux et la plénitude marine ont tracé le plan de la ville et ils l'ont faite uniforme, non comme une caserne mais avec la disparité du printemps, avec le contraste de ses peintures, avec son énergie sonore. Les maisons se firent couleurs: en elles se marièrent l'amarante et le jaune, le cobalt et le carmin, le vert et le pourpre. Ainsi Valparaiso assuma sa mission de port véritable, de navire échoué mais vivant, de bateaux avec leurs pavillons claquant au vent. Le vent du grand océan méritait une ville de drapeaux.

Pablo Neruda
J'avoue  que j'ai vécu
(Les chemins du monde)

vendredi 2 octobre 2020

L'oeil du poète




Les castes avaient classé la population indienne en une sorte de Colisée parallélépipédique  aux galeries superposées et au somment duquel siégeaient les dieux. Les Anglais maintenaient de leur côté leur hiérarchie, qui partait du modeste garçon de magasin, passait par les professionnels  et les intellectuels , continuaient avec les exportateurs et culminait avec cette terrasse du système où s'asseyaient confortablement les aristocrates du Civil Service et les banquiers de l'empire.
Ces deux mondes ne frayaient point ensemble. Les natifs ne pouvaient pas entrer dans les lieux destinés aux Anglais et les Anglais vivaient à l'écart de la vibration du pays.

Pablo Neruda
La Solitude Lumineuse
in J'avoue que j'ai vécu.
1928