jeudi 29 octobre 2015

Guerre civile






-En somme, dit Rosenthal, cette revue pourrait s’appeler La Guerre civile
-Pourquoi non ? dit Laforgue. Ce n’est pas un mauvais titre, et il dit bien ce que nous voulons dire. Tu es sûr qu’il n’est pas pris ?
-La guerre civile est une idée qui doit être dans le domaine public, dit Rosenthal. Ca ne se dépose pas.
Paul Nizan
La conspiration

Gallimard-1938

mardi 27 octobre 2015

Le Polar Est Métaphore




La présence de la Tortue sur un lieu voué  à la culture était, en soi, une métaphore qui chercherait à cerner le concept d’une hétérogénéité obscène. Littéralement, il ressemblait à son totem privé de carapace. Des yeux à la place du front, une bouche sans lèvres là où aurait dû figurer un menton, bras courts, jambes torses et un tronc fluet dont on sentait qu’il n’attendait qu’une occasion pour prendre les formes imprévisibles d’un jouet en latex. La nature, dédaignant la facilité de le doter d’une belle âme, avait préféré pousser l’expérience jusqu’au bout et l’avait fait aussi salaud qu’il était moche ; une espèce de perfection.

Comble de raffinement cruel il était, bien sûr, étonnamment intelligent et parfaitement inculte. Mieux, il vouait à toutes formes de civilisation une haine remarquablement inventive. Torquemada l’aurait fait chef abbé dans sa clique, la pègre niçoise en avait fait son indic officiel et s’en servait pour balancer aux flics tous ceux qui menaçaient son équilibre écologique.

Patrick Raynal
Né de Fils Inconnu
Albin Michel-1995
Image : Un plan de Crossfire (Feux Croisés-1947- d'Eward Dmytryk) où l'on voit ce qui arrive généralement aux gens comme la Tortue.

samedi 24 octobre 2015

Ces Dames



Il ne semble pas qu’un souci étranger aux caresses entraîne dans ce royaume  tout ce peuple changeant de femmes qui concède à la volupté un droit perpétuel sur ses va-et-vient. Multiplicité charmante des aspects et des provocations. Pas une qui frôle l’air comme l’autre. Ce qu’elles laissent derrière elles, leur sillage de sensualité, ce n’est jamais le même regret, le même parfum. Et s’il en est qui font monter en moi très doucement le rire par la disproportion qui règne entre leur physique médiocre ou burlesque et le goût infini qu’elles ont de plaire, elles participent encore de cette atmosphère de la lascivité qui est comme le bruissement des feuilles vertes. Vieilles putains, pièces montées, mécaniques momies, j’aime que vous figuriez dans le décor habituel, car vous êtes encore de vivantes lueurs au prix de ces mères de famille que l’on rencontre dans les promenades publiques. Les unes ont fait de ce lieu leur quartier général : un amant, un travail, l’espoir peut-être de prendre à leur piège un gibier qui n’est pas tout à fait celui des boulevards, quelque chose enfin qui a l’accent de la destinée, les a fixées dans ces limites. D’autres ne hantent le passage que par rencontre : le désoeuvrement, la curiosité, le hasard… ou bien c’est un jeune homme timide qui craignait d’être vu avec elles au grand jour, ou bien c’est un roué qui a ici ses aises et qui vient examiner sa prise dans ce coin tranquille. Mais ma prédilection va aux véritables habituées. On peut les voir souvent. On les retrouve. Il n’est pas besoin de les approcher. On se fait une idée de chacune avec le temps. D’une année à l’autre, à peine si elles changent. On suit en elles la marche des saisons, la mode. Elles varient insensiblement avec le ciel, comme ces marionnettes des baromètres de la Forêt-Noire  qui mettent une robe mauve les jours de pluie. L’air qu’elles fredonnent change aussi : on le connaît toujours, on le reconnaît même. Quelques-unes se dispersent, les autres vieillissent. Chaque printemps renouvelle un peu leur contingent. Les premières venues, d’abord craintives ou bruyantes, se disciplinent au milieu. Tapisserie humaine et mobile, qui s’effiloche et se répare. Elles ont, en même temps, les mêmes chapeaux et les mêmes idées, mais elles ne se chiperont jamais l’allure, un sens indéfinissable de leur corps, si ce n’est pour quelques grimaces canailles, qui indiquent, plus sûrement que tout, le coudoiement et la camaraderie, un certain avilissement  délectable, lequel me monte tout de suite l’imagination et me chauffe le cœur. Dans tout ce qui est bas, il y a quelque chose de merveilleux qui me dispose au plaisir. Avec ces dames, il s’y mêle un certain goût du danger : ces yeux dont le fard une fois pour toutes a fixé le cerne et déifié la fatigue, ces mains que tout abominablement révèle expertes, un air enivrant de la facilité, une gouaillerie atroce dans le ton, une voix souvent crapuleuse, banalités particulières qui racontent l’histoire hasardeuse d’une vie, signes traîtres de ses accidents soupçonnés, tout en elles permet de redouter les périls ignominieux de l’amour, tout en elles, en même temps, me montre l’abîme et me donne le vertige, je leur pardonnerai, c’est sûr, tout à l’heure, de me consumer.

Louis Aragon
(Le Passage de l’Opéra / Extraits)

Le Paysan de Paris-1924
Dessin : Francis Picabia. Si vous voulez en apprendre un peu plus sur l'auteur je vous conseille ce blog: "le-beau-vice.blogspot"

mercredi 21 octobre 2015

Une mauvaise farce



On se demande à quel moment Picasso, harcelé de visites, travaille. Il travaille en cachette, quand vous mangez, quand vous téléphonez, quand vous dormez, quand vos ondes distraites le laissent libre d’organiser le monde à sa guise et non à la vôtre. Jamais il n’attrape votre perche, car il lâcherait la sienne. A une dame qui lui demandait : « Qu’est-ce que cela représente ? » il répondit : « Cela représente un million. » Et à une autre qui demandait si ses œuvres étaient des farces, il répondit que « toutes les œuvres étaient des farces, à commencer par les chefs-d’œuvre ». Les personnes ne peuvent s’attendre à la surprise qu’un inventeur de formes leur fait ; toute surprise se présente à la somnolence du public comme une farce, une mauvaise farce, car elle le réveille en sursaut et l’oblige à sortir de son propre monde où il marchait tranquille. Elle le précipite contre un mur.

En parlant d’un poète, on ne devrait pas dire inspiration, mais expiration. Les trouvailles ne lui viennent pas de l’extérieur, elles viennent de ses propres ténèbres qu’il fouille, comme on fouille le sol d’Egypte. C’est pourquoi les objets qu’il découvre paraissent souvent d’un usage incompréhensible  aussi bien à ses yeux qu’aux yeux des autres. Il serait donc mal venu de s’étonner de l’incompréhension puisqu’il arrive qu’il ne se comprenne pas lui-même.
Jean Cocteau
Maalesh (Journal d’une tournée de théâtre)
(Gallimard)

 Photo : Picasso devant un portrait de Françoise Gilot, photographie de Michel Sima.

dimanche 18 octobre 2015

Le Polar Est Cinéphile (3)



Chaligny évita un lampadaire, freina sèchement. Le véhicule glissa sur les roues avant bloquées et pivota. Le mouvement de rotation fit que la Renault au lieu de continuer vers le sommet se retrouva dans le sens de la descente. L’arrière heurta une voiture d’enfant, un landau sans âge, bourré de chiffons et d’incertains objets glanés par un vieux chineur à la peau tannée. L’homme, un être hybride, moitié antiquaire-rive-gauche, moitié marché-Malik-au-petit-matin, un tiers aveugle faisant la manche et un quart clochard, l’homme, donc, lâcha la poignée du landau.
S.M. Eisenstein dans la rue de Belleville.
L’escalier d’Odessa face au théâtre de Belleville.
La voiture d’enfant accéléra dans la pente.
Devant les Folies-Belleville, le berceau à roulette pivota sur la gauche. Où êtes-vous, les mânes de Montéhus ? Le théâtre et son public dévot reprenant les chants insurrectionnels d’un Montéhus déchaîné.
Et là-haut, devenu supermarché, l’ex-théâtre de Belleville ou Piaf, Marie Dubas, Fréhel faisaient face à la foule goguenarde, l’empoignait, la retournait. Un public bouleversé, le cœur dans l’œil et la larme dans la main.
Malgré les cris la voiture d’enfant persista.
Elle fonça vers le trottoir, y engagea les roues avant, heurta un réverbère et rebondit vers la chaussée. L’aile droite du taxi la prit par le travers bâbord. Elle décolla du sol gelé, bondit vers les étoiles endormies. Sa laque noire brilla un instant dans le faisceau de rayons du soleil hivernal. Elle fit un double saut périlleux en répandant son contenu sur la chaussée.
Allez la caméra, gros plan sur le landau. Top à la une ! Au diable la Crimée, exit Odessa. Un coup de chapeau aux cinoches disparus de Belleville, adieu le Floréal, le Phénix, l’Epatant. Le vieil Epatant du boulevard de Ménilmuche. Là, les films s’échouaient et venaient crever dans ce bras mort plein à craquer de pellicules qui feraient aujourd’hui le bonheur de vingt cinémathèques, tandis que le « Cocorico », rutilant de modernisme passait le dernier sorti des films SONORES ET PARLANTS, S.V.P.
« L’Epatant », au phono fêlé, qui à chaque  représentation (pas permanent le spectacle, tu penses…) passait et repassait le même disque :
« Je ne vais pas avec les hommes (bis)
Car ma mère me le défend,
Belle rose,
Car ma mère me le défend,
Belle rose du printemps. »
Le landau atteignit le boulevard, et comme un palet fou, s’insinua dans le trafic automobile. Ce fut l’Amazone en crue, la prise du Palais d’Hiver, la révolte des Boxers, l’exode de 40. On colmatait à Sedan et on pointait à Hendaye. La terrifiante pagaille causa des incidents, déclencha des troubles. Il y eut un début d’émeute. On vit, comme en mai 68, des Sénégalais défiler en scandant : « Nous sommes tous des juifs allemands. » Les gauchistes s’en mêlèrent, créant un comité de soutien à la juste lutte du peuple auvergnat pour son autonomie. Un calicot géant barra le boulevard : «  Vive l’Auvergne libre ». Le F.L.N.A.S. (front de libération nationale de l’Aunis et de la Saintonge envoya un télégramme de soutien et une barrique de cognac pour renforcer le soutien.
Le landau passa le carrefour, s’engagea dans le faubourg du Temple. Il accéléra encore et ses roues de guingois gémissaient dans la neige.
Un dernier travelling arrière.
Les « musettes » de Belleville. Un p’tit air de tango. «  Le Boléro » sur le boulevard et « La Java » dans son impasse du faubourg.
Finie la fête.
La vitesse du landau atteignit Mach 1. Il escalada le trottoir, heurta une porte cochère qui le propulsa en arrière. Une roue de détacha. K.O. technique. Le landau s’inclina comme pour saluer le quartier agonisant, se coucha sur le flanc et se disloqua. Le craquement de ses membres eut un relent de sanglot.
Le bandonéon expire. L’accordéon se referme. On range les instruments. Finie la fête, fini Belleville.
Chaligny, les jambes écartées bien posées sur le sol, la main gauche en visière pour éviter l’éblouissement, contemplait le désastre du haut de la pyramide.
-On devrait interdire les poussettes d’enfants dans les rues de Paris, dit-il à Campo-Formio.
-On devrait, chef, on devrait !
Joseph Bialot
Babel-ville

Série Noire
Image : Jean Gabin et Simone Simon dans La bête humaine (Jean Renoir-1938)

jeudi 8 octobre 2015

Charmeur d'or








Dieu qu’un visage est beau lorsque rien ne l’insulte
Le sommeil copiant la mort,
L’embaume, le polit, le repeint, le sculpte,
Comme Egypte ces charmeurs d’or.
Jean Cocteau

La Crucifixion 

mercredi 7 octobre 2015

Enfer




Naplouse, janvier 2013

Georges W. Bush, Jacques Chirac et Yasser Arafat vont en enfer, me raconte Nizar. Avant d’entrer Bush demande s’il peut téléphoner à sa famille, pour leur dire au revoir. Il téléphone une bonne demi-heure et ça lui coûte 127000 dollars. Ensuite Chirac appelle sa femme et ses enfants, puis chacun veut lui rendre un dernier hommage, ce qui fait qu’il passe l’après-midi au bout du fil, et ça lui coûte 5300 euros. Enfin, Arafat décroche le combiné, et là c’est non seulement la famille mais tous les amis de lutte, les militants qui veulent le saluer une dernière fois. Il passe plus d’une journée au téléphone. A la fin il demande : combien ? Et le préposé lui dit : 120 shekels.
Chirac, et surtout W. Bush sont outrés. Et pourquoi lui paye si peu comparé à nous, alors qu’il a téléphoné bien plus longtemps ?
C’est que, explique le cerbère, de l’enfer vers la Palestine, nous facturons le prix d’un appel local.

Récolté par François Beaune dans son livre La lune dans le puits -des histoires vraies de méditerranée- (Verticales-Gallimard 2013)

 Image : Masaccio, Adam et Eve chassés du paradis terrestre, Détail,  Chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine, Florence.

Et puis, tiens, j'apporte moi aussi ma modeste contribution à cette quête.
Zoo de Palerme. Deux amis se trouvent devant la cage de Jena Ridens (Hyène rieuse). L'un d'eux lit à haute voix les indications figurant sur le panneau accroché sur la cage: " vit dans le désert, sort seule la nuit,se nourrit de charogne, s'accouple une fois par an."
-Mais pourquoi elle rit? demande l'autre.

mardi 6 octobre 2015

Les voyelles de Rimbaud




Bus. L’attente.
Le ciel est encore bleu.
Je me laisse endormir par un vent câlin
 frais comme une gorgée de vin rosé
un soir d’été méditerranéen.
Mon rêve est agité
trop agité, peut-être ?
Je suis occupé.
trop occupé, peut-être ?
Pas le temps de penser au soleil
ni de parler aux mouches.
Pas le temps de penser à toutes ces choses
comme la vieillesse, l’heure, ou la liste des courses.
L’abri bus est devenu un lieu bizarre
qui ressemble à une salle de bains
encombrée de manuscrits.
Et puis, les voyelles colorées de Rimbaud
s’envolent  une à une des pages.
A noir, E blanc, I rouge…
Elles cherchent à s’échapper
et se cognent contre les murs carrelés
comme des insectes surpris par la lumière trop vive.

Mais, le vent a claqué la porte
et je dois me mettre en route.
Julius Marx
Giza -Octobre 2015
Image :  Lapin- mur Marseille (détail)

vendredi 2 octobre 2015

Le Polar Est Amour (25)




-Eh bien, ça fait cette impression, c’est sûr, dit-elle en détournant la tête et en levant les yeux vers le coin le plus éloigné de la cuisine ; et elle examinait toujours l’angle lointain quand elle dit : Alors est-ce que vous voulez coucher avec moi cette nuit ?
-Pourquoi moi ?
Elle le regarda- d’un œil plutôt grave, pensa-t-il- et dit :
-Eh bien vous êtes gentil et vous êtes plus âgé et comme je vous le demande, au lieu que vous me fassiez des avances, ça veut dire que c’est mon choix, non ? Et si je peux faire un choix, alors je ne dois pas être en prison, somme toute.
-Cela veut dire que vous pouvez choisir quelqu’un d’autre, dit Adair.
-Nous ne sommes pas forcés de… de faire quelque chose, à moins que vous vouliez. Je veux juste trouver quelqu’un là quand je me réveillerai. Quelqu’un de gentil.
-Je suis très flatté, dit Adair.
Elle sourit pour la première fois, d’un sourire très menu.
Je pense que vous venez de dire non merci, Virginia, dit-elle.
Adair lui sourit en retour.
-Mais si vous avez encore le même sentiment un autre soir, eh bien…
Elle se leva lentement et demeura immobile, le contemplant avec curiosité.
-Ce que vous êtes en train de faire, c’est me donner encore le choix, n’est-ce pas ?
-Je ne puis vous donner ce que vous possédez déjà.
Elle sourit de nouveau, avec plus de confiance cette fois.
-J’y réfléchirai, M. Adair, dit Virginia Trice qui se détourna et quitta la cuisine.
Adair se leva, ramassa les assiettes, les tasses et l’argenterie, et les transporta dans l’évier. Tandis qu’il  faisait couler l’eau et ajoutait du liquide vaisselle Ivory, il se promit de laver et d’essuyer tout avec lenteur, en se concentrant sur chaque assiette, chaque tasse, chaque fourchette, cuiller, couteau. Cela l’empêcherait de penser à comment ce serait d’être assis au bord du lit  là-haut dans la chambre de Virginia Trice, et de lui enlever lentement ses vêtements, un par un.
Ross Thomas
La Quatrième Durango

(Rivages-1993)
La Quatrième Durango et l'un de ces romans noirs qui, une fois achevé, vous laisse légèrement groggy ; probablement à cause de son écriture, de la  tension de l'intrigue et des personnages si attachants. Bref, du sacré bon travail.
Image: Lana Turner et John Garfield dans The Postman always rings twice (Tay Garnett -1946)