jeudi 8 décembre 2011

Chester's blues


La caméra parcourt les rues pauvres, elle survole les scènes violentes, les clubs  frénétiques aux devantures criardes et ces bars où règne l'atmosphère de folie des samedis soirs, elle parcourt les églises qui s'emplissent le dimanche matin, elle enregistre les violents contrastes, elle montre les cabanes de planches et les beaux appartements, les visages gras et suffisants des gens prospères et les visages maigres des affamés solitaires.
Le battement d'une sorte de tambour solitaire résonne doucement. Une voix parle en toutes langues.

                                                                     VOIX
   Voici  Les Deux Plateaux, Côte d'Ivoire., un quartier de contradictions. Un quartier  isolé dans la périphérie d'Abidjan. Un quartier d'une pauvreté incroyable côtoyant d'énormes fortunes. Un quartier d'humbles et de violents. Un quartier plein de prostituées, de bars et d'églises. Voici la partie réservée où vivent les nantis -les chefs, les patrons. Ici, ceux qui ont faim gagnent une maigre pitance et s'épient mutuellement. Le quartier est une lagune tentaculaire  emplie de poissons cannibales. Mettez votre main dedans et vous en retirerez un moignon.
Il est parfaitement raisonnable et naturel que ces gens aient faim, les loups comme les agneaux. Si votre propre nourriture (nourriture pour l'âme et l'esprit aussi bien que pour le ventre) avait été hors de votre portée depuis si longtemps,vous aussi, vous auriez faim. Une façon de ne pas se laisser mourir de faim dans ce pays de cocagne, quand on a rien à manger soi-même, c'est de manger....sa.... petite soeur.

Scène d'introduction (librement adaptée) du scénario Baby Sister de Chester Himes (L'instant Noir-1987)
Frappant et pour tout dire démoralisant de constater que je n'ai dû changer que quelques mots de ce texte écrit  pour le cinéma en 1960, l'action devant se dérouler  dans le quartier de Harlem.
Bon, après cet intermède, passons à l'original.



Intérieur-Appartement dans Harlem-Nuit.
Joe et Baby Sister sont à l'intérieur d'un appartement plein de jeunes gens et de très jeunes filles(entre 15 et 19 ans) qui dansent lentement d'une façon lascive, comme s'il essayaient de s'interpénétrer les uns les autres, sur un blues. C'est Billie Holiday qui chante, ses inflexions plaintives semblent célébrer l'amour physique.
Par la double-porte, on voit la salle à manger éclairée par une lampe à abat-jour bleu posée sur la table ronde. Un couple est assis là, à manger du poulet frit avec de la salade de pommes de terre. Ils se donnent la becquée et se lèchent mutuellement leurs lèvres graisseuses, au lieu de les essuyer avec une serviette. L'air est imprégné de fumée de marijuana . Des couples fument des joints, grimaçant légèrement pour aspirer l'air en même temps, et les joints circulent de l'un à l'autre.
Baby Sister est assise au bout d'un sofa dans le living. On la voit à peine dans le noir. Joe est assis sur le bras du sofa. Une cigarette de marijuana luit entre ses lèvres. Il lui passe le joint.
                                                                                   JOE
                                                                  Tiens, prends-en, mon chou
                                                                                 BABY SISTER
                                                                  J'en veux pas.
                                                                                  JOE
                                                                  Qu'est-ce qui te prend?
                                                                                BABY SISTER
                                                                  Je ne fume pas ça.
                                                                                  JOE
                                                                  Mince alors, si t'as peur, rentre chez toi.
Baby Sister prend une bouffée de la cigarette, inhale la fumée et rend le joint. Elle se lève et se met dans les bras de Joe. Ils se tiennent debout avec un léger mouvement de va-et-vient, se serrant dans les bras l'un de l'autre. La cigarette pend de la lèvre inférieure de Joe. Il l'enlève et leurs bouches se soudent.

mardi 6 décembre 2011

Le Ying et le Yang


Vivre sur le continent africain, c'est se sentir comme ce petit point blanc. C'est être craint ou rejeté, mais toujours épié, observé. C'est croiser sans cesse le regard abonné à la souffrance. Hier, une petite fille sanglée sur le dos  de sa mère a éclaté en sanglots en me découvrant. C'était sans aucun doute la première fois qu'elle voyait "le blanc".
Sur le continent opposé, le petit point noir lui aussi se sent bien seul, abandonné par les siens. Il  craint probablement le regard de l'autre.Il se sent épié, observé, à chaque instant de sa pauvre journée .
Les deux petits points s'accordent pourtant sur la même pensée : les quelques années qu'il me reste à me traîner sur cette terre, je ne veux pas les passer au milieu des rustres.
Les deux supplient leurs Tout-puissants respectifs de les emporter, mais justement, quand on veut mourir, on vit.
Décidément l'homme n'a d'imagination ni dans son pessimisme ni dans son optimisme.
Alexandre Outis (Choses Vues)

mardi 29 novembre 2011

Une joie excessive


Pour ouvrir les tiroirs, il faut faire tourner la poignée en appuyant. Alors seulement, le ressort se déclenche, le mécanisme joue avec un léger déclic, les roulements à billes se mettent en mouvement, les tiroirs s'inclinent légèrement et glissent sur de petits rails. On voit d'abord apparaître les pieds, le ventre, puis le tronc et la tête du cadavre. Parfois, lorsque les corps n'ont pas subi d'autopsie, il faut soulager le mécanisme en tirant avec les mains, car il arrive que le ventre soit gonflé et entrave le mouvement en faisant pression sur le tiroir supérieur.
En revanche, les cadavres autopsiés sont minces, comme asséchés, et une sorte de fermeture Eclair court sur leur ventre rempli de sciure. Ils sont semblables à de grandes poupées, à de longs pantins jetés au rebut une fois la représentation terminée. D'une certaine manière, il s'agit là d'un entrepôt de la vie. Avant leur disparition définitive, les rebuts de la scène font ici une dernière pause en attenant d'être classés comme il se doit, car les causes de leurs décès ne peuvent rester inconnues. C'est pour cette raison qu'ils font étape en ce lieu où il les assiste et les surveille. Il gère cette antichambre, passé laquelle leur image visible disparaît définitivement , enregistre leur date d'entrée et de sortie, les classe, leur donne un numéro, les photographie parfois, complète la fiche qui leur permet de quitter le monde du sensible, leur accorde un dernier aller simple. Il est leur ultime compagnon , ou mieux une sorte de tuteur a posteriori, impassible et objectif.
La distance qui sépare les vivants des morts est-elle vraiment si grande?, se demande-t-il parfois. Il ne trouve pas de réponse à cette question. D'une certaine façon, son intimité avec les cadavres tend, quoi qu'il en soit, à réduire cette distance. Ils doivent porter, nouée au gros orteil, une fiche comportant un numéro de matricule, mais il a la certitude qu'à leur manière lointaine d'être présents, ils détestent se voir cataloguer comme des objets.
C'est pour cette raison qu'en lui-même il leur donne de petits noms amusants, parfois totalement gratuits et parfois suscités par une vague ressemblance ou un point commun avec un personnage d'un vieux film : Mae West, Professeur Unrat, Marcelino Pan y Vino. Marcelino, par exemple, ressemble à Pablito Calvo : visage rond, genoux osseux, frange noire et brillante. Treize ans, tombé d'un échafaudage, travail au noir. Son père est introuvable, sa mère vit en Sardaigne et ne peut se déplacer, on le lui expédie demain.
Antonio Tabucchi  (Le fil de l'horizon ) C.Bourgois
Vous venez de lire les deux  premières pages du roman. Voilà sans doute ce qu'on peut appeler un sacré sens de l'image et de la poésie. Mais, la matière première du roman  reste la mélancolie.
Voici ce qu'on peut lire aussi, dans une note, à la fin du roman :
"Ce livre doit beaucoup à une ville, à un hiver particulièrement rude et à une fenêtre. L'écrire ne m'a pas procuré une joie excessive. Quoi qu'il en soit, j'ai remarqué que plus on vieillit, plus on a tendance à rire tout seul; ceci me paraît constituer un progrès sur la voie d'un comique plus ordonné, et d'une certaine manière autosuffisant."


J'aime beaucoup Marcelino mais je préfère penser avec nostalgie à son copain  Joselito, l'enfant à la voix d'or, le rossignol des montagnes! Les extraits de  ses films passaient sans relâche à la Séquence du Spectateur, présentés par Catherine Langeais. Toute une époque. Bref, tout ceci ne me donne pas très envie de sourire, ce serait plutôt le contraire.
Julius Marx

samedi 26 novembre 2011

Un homme de caractère(s)


C'est vrai qu'il n'est pas absolument indispensable d'avoir été chasseur d'hôtel , poseur de pipelines, trimardeur, employé de morgue, journaliste et bootlegger pour se lancer dans la carrière d'écrivain.
Mais comment se préoccuper de personnages, les placer au centre de son récit sans jamais avoir partagé leur vie?
Jim Thompson est un des "Petits maîtres" avec Mc Coy , Burnett, et James Cain du roman noir deuxième époque.Il est évidemment l'auteur du célèbre Pop 1280, qui deviendra 1275 âmes (1) sous le numéro 1000 de la non moins célèbre collection de la Série Noire.
En lisant Bad Boy (1953) Vaurien en français chez Rivages noir, on comprend tout de suite pourquoi chez Thompson les personnages n'échappent jamais à l'irrémédiable destin qui les attend. Pourquoi ils sont toujours rattrapés par la grande faucheuse au moment même où ils s'apprêtaient à goûter enfin au bonheur promis.
Il y a du London dans ce récit des premières années de sa vie pour le moins chaotique. Dans l'extrait qui suit (les dernières pages du premier tome) le jeune Thompson, après avoir traversé les années de la grande dépression et frôlé la mort un nombre incalculable de fois, se retrouve à New-York avec 25 cents en poche. Il propose  à un éditeur d'écrire un roman en 15 jours, si celui-ci lui donne l'avance nécessaire et une machine à écrire. Seul dans une chambre d'hôtel minable, avec la bouteille de gnôle pour unique compagne, il se met au travail. Il mettra 10 jours seulement.
"La maison d'édition lui fit un accueil mitigé. Il suscita  l'enthousiasme des uns, et la réticence des autres. Aussi, comme cela se pratique souvent, le manuscrit fut transmis pour lecture à un autre écrivain afin de recueillir son opinion. Le jeune homme en question, auteur d'un seul roman, était le rejeton d'une riche  famille de Hollywood.
A son avis, je promettais, "pour un écrivain débutant" mais, de toute évidence, je n'avais pas assez vécu pour m'attaquer à un roman.J'avais besoin "d'affronter personnellement  les dures réalités de l'existence", au lieu de les connaître qu'à travers les livres, comme c'était (ajoutait-il) manifestement le cas.
Malade, nerveusement miné par les soucis, j'éclatais d'un fou rire en lisant son compte-rendu."
Et puis, lire Thompson en cette époque troublée ne peut être qu'une bonne expérience.
Allez, bonne chance quand même...
Julius Marx.
(1) Ne parlons pas de la balourde et franchouillarde adaptation ,on deviendrai grossier.

mardi 22 novembre 2011

Une page de coloriage



Bleues sont les petites tâches de ciel entre les gros nuages paresseux.
Jaune et noir sont les couleurs de la sécurité. Vigiles, véhicules, maisons ; tous estampillées d'un pompeux blason. Un aigle, la foudre qui s'abat ...
Rouges sont les grilles de l'épicerie. L'épicier est assis derrière les barreaux. Un peuple entier privé de liberté.
Rouges encore les taxis. Des phrases-doctrine sont peintes en blanc sur leurs pare-chocs noirs: Dieu est grand, Ainsi soit-il, A la grâce de Dieu...Le voyage vers l'autre monde est périlleux.
Vertes ou grises sont les bonbonnes de gaz  que  les femmes transportent  sur leurs têtes. A l'étage du dessus...toute une économie verticale.
Noires et blanches, les colonnes du journal satirique l'Eléphant déchainé paraissant  le vendredi.
Bleus les petits carreaux de l'impeccable chemise du blanchisseur-repasseur. Il a installé sa baraque de planches dans une maison en construction. On s'assied sur des blocs de ciment gris pendant qu'il repasse vos pantalons blancs.Sa petite fille traîne un vélo jaune sans aucune roue ni pédalier.
Vertes les armes.Portées en bandoulière, abandonnées devant le dormeur-guetteur ou martelant la jambe du pantalon kaki, elles sont notre quotidien.
Noir et or, les gros lézards qui vous passent sans cesse devant les pieds avant de s'enfuir dans une course désordonnée.
Rouge la tunique du père Noël à la devanture du super-marché.
Bleus les jeans qui sèchent en colonie sur les murs écroulés.


Autrefois noire et portée sur l'épaule, la machine à coudre du retoucheur-minute qui remonte les rues en faisant claquer ses gros ciseaux.
Multicolores et déchirés, les tee-shirts des bandes de gamins qui jouent sur les tas de détritus. Bleus et blancs les uniformes des privilégiés qui vont à l'école.
NOIR le roman de cette vie. Souffrances fatiguées. Espoir déchus.
Julius Marx

vendredi 18 novembre 2011

Vive le printemps !


"Les enfants aiment beaucoup Ahmed Safa. Il les charme par des récits fantastiques. Comme eux, il vit en enfant. Il n'a pas les soucis des adultes; ces soucis, lourds et puants. Le hachâche n'a pas honte de sa misère. Il n'a pas cette dignité  idiote qu'on les autres, lorsqu'il s'agit de mendier. Car le plus terrible ce n'est pas d'être pauvre, c'est d'avoir honte de l'être. Heureusement, les enfants ont une conscience pure, non encore pétrifiée par l'usage de la morale. Leur seule noblesse est dans la hardiesse de leur vie. Ahmed Safa les rassemble parfois chez lui, pour discuter certains coups qui demandent beaucoup d'initiative et d'audace.
Le plus clair de leur temps, les enfants le passent hors de la maison. Dans la venelle et les environs, ils organisent les jeux, les rapines et les bagarres. Leur journée est bien remplie. Quand le soir tombe, ils rentrent chez eux, exténués, pour subir la vigueur des imprécations maternelles. Puis ils dorment tranquille, ayant payé leur lourd tribut à la vie. Ils ne se plaignent jamais. L'homme, lui,, se plaint parce qu'il a compris qu'il est un esclave. Il cherche à en sortir, il crie, il se démène, mais rien n'arrive. Il faudrait pourtant que quelque chose arrive. Abdel Al a déjà senti cela dans sa chair. Quelque chose doit arriver forcément. Mais d'où sortira cette chose terrible et sanglante? Peut-être de ce peuple d'enfants élevés dans le ruisseau et la pourriture. Car ils semblent porter en eux la dureté d'une vie nouvelle. Ils sont la force qui se lèvera un jour de la boue des quartiers populaires. Une force immense et explosive que rien n'arrêtera plus. Venue du fond des venelles, elle submergera les places et les avenues. Elle déferlera comme une mer tempétueuse; elle atteindra, par-delà le fleuve, les îles endormies dans la splendeur des palais. Là, elle s'arrêtera enfin. Elle respirera fortement. Elle aura atteint son but."
Albert Cossery ( La maison de la mort certaine) Ed Joëlle Losfeld
Chez le poète Cossery tout est juste et simple. Il y a d'abord l'Egypte, où se déroule la presque totalité de son oeuvre et puis surtout son peuple, principalement les déshérités , les hommes oubliés de Dieu, comme le titre de son premier livre. Sa poésie est simple, accessible. Elle aime la vie et prône  le  partage, comme le peuple de la médina.
On ne peut sortir d'un roman de Cossery sans aimer de nouveau la vie, sans croire, sans espérer encore.
 De  ce texte écrit en 1944, juste avant ses deux grands romans les plus connus et commentés (Mendiants et orgueilleux  et Les fainéants dans la vallée fertile)(1) on peut penser qu'il est prémonitoire, il est simplement humain. C'est un plaidoyer pour la justice, une simple justice, face à un système, un pouvoir  sans partage. Bref, Cossery, c'est une littérature de printemps.
Julius Marx

(1) Voir l'article "Haro" dans ce blog en date du lundi 20 décembre 2010. J'ai également cité "La violence et la dérision", roman visionnaire et subversif  dans un article d'avant B.A.
-Le  hachâche  est le fumeur de hachisch

mercredi 16 novembre 2011

Dreams


On pense généralement que la parole des créateurs, artistes et hommes de réflexions ne fait pas le poids face à celle du Stock Exchange."Les rêveurs" n'ont aucune idée de la réalité de ce monde!  Pourtant, il semblerait que les misères de l'Europe et  l'amer constat du délabrement  total de la société  dite "libérale"  laissent enfin apparaître une lueur d'espoir, une conscience nouvelle.
J'apporte ma modeste contribution à la journée mondiale de protestation du 17 novembre avec ce texte d'Eric Ambler. Comme ses illustres prédécesseurs : London, Orwell et les autres, Ambler écrit ce texte fort et visionnaire en 1940, avant ce qu'il est convenu d'appeler l'apocalypse.
"Dans une civilisation mourante, le prestige politique n'appartient pas  au profond diagnosticien mais à l'habile charlatan. C'est la distinction accordée à la médiocrité par l'ignorance. Il reste cependant un prestige d'une dignité pathétique : celui du leader libéral d'un parti d'extrémistes en conflit. Sa dignité est celle des hommes condamnés. Car, que les deux extrêmes s'entre-détruisent ou que l'un l'emporte, il est voué soit à la haine du peuple soit au martyre."
Mais, c'était inutile de chercher une explication en terme de Bien et de Mal. Ces abstractions appartenaient à un autre âge. Les Bonnes Affaires et les Mauvaises Affaires étaient les dieux de la nouvelle théologie.Dimitrios n'était pas malfaisant. Il était logique, rationnel, aussi logique et rationnel que la préparation de la prochaine guerre, que la politique de force, que les bombardiers et les panzerdivisionen. La logique de Michel-Ange, de Beethoven, d'Einstein, ne faisait pas le poids en face de l'autre logique, celle du Stock-Exchange Year Book et de Mein Kampf.
Eric Ambler  Le masque de Dimitrios

dimanche 13 novembre 2011

La bibliothèque du centre culturel français (2)


Pour résumer brièvement l'épisode précédent,  apprenez que je me suis rendu  à la bibliothèque du centre culturel français et que j'ai opté (grâce à un ange... mais, ceci est une autre histoire) pour une recherche alphabétique des auteurs. Après Isaac Babel, je déniche " La maison de la mort certaine" de Monsieur Albert Cossery, dont je parlerai bientôt. Il mérite vraiment un deuxième article sur ce blog.
Mon bouquin en main, je tombe un peu  par hasard, sur les étagères réservées au roman noir. Curieux cette obsession de l'homme blanc de toujours vouloir mettre le noir de côté. Et puis, quels sont les arguments du responsable-classement? Quelle est réellement la place de chacun? Pourquoi laisser Barbara Machin et Truc Anna aux côtés de Jim Harisson ou Jack London?
-Tu poses trop de questions, me dit mon ange gardien. Donnes ta fiche et rentres chez toi.
En position couchée, je dévore "Le sourire Contenu" et "Je pense donc je nuis" de Serge Quadruppani.
Du Sourire, je donne ici un petit aperçu :
" Tout change quand on s'écarte un peu, par la mer ou par les airs. Au confinement vertigineux succède l'exaltation des horizons délabrés. A quelques encablures, la ville prend l'habit magique des citées emmêlées à la mer par une cartographie de rêve, celle qu'on gribouille, enfant, sur le bord des cahiers. Istanbul, Venise, New-York... Agitation des barques, des cargos, des navires à voile, des pontons remorqués et des transbordeurs bondés: la Corne d'Or. Contraste entre le grouillement de l'Ile principale et la solitude d'autres îles, d'égale superficie: la lagune."
Aux trois villes citées, j'ajoute illico Abidjan. Comme de coutume chez Quadruppani, les descriptions sont  justes et poétiquement modernes. Quant aux personnages, ils sont si attachants que l'on a peine à les voir  se débattre  comme de beaux diables dans un tourbillon continu (probablement le Mistral.)
Bref, c'est du lourd et du solide , comme l'écrirait sans doute un auteur de polar consensuel.
Terminons par une petite anecdote. Les ouvrages de la bibliothèque sont tous annotés. Parmi les emprunteurs, les plus sages soulignent simplement au crayon noir des mots comme triporteur ou camelote ou des adjectifs comme flandrin ou faraud . D'autres, moins soigneux cornent les pages ou se prennent pour des critiques en écrivant directement leurs impressions dans la marge ou entre les lignes. Dans "Je pense donc je nuis", à la page 39,  mon prédécesseur a souligné de deux traits : "à la terrasse de chez Gégèèène, à Joinville-le-Pont, pon, pon."
Ah ! Nostalgie..
Julius Marx

samedi 12 novembre 2011

Hal ( le retour)


Pour simplifier, il suffit de cliquer sur mon profil pour visiter le nouveau blog Hal.
A tout de suite.
Julius Marx

vendredi 11 novembre 2011

Le pousseur de coude


"Le financier international ne se salit pas les mains. Il rêve, il espère.Et, parce qu'il a de la chance , son rêve se réalise. Le concurrent est éliminé. Le destin est le seul responsable. Mais il dormait. Il fallait lui pousser le coude.
-C'était le travail de Dimitrios?
-Oh non! Le pousseur de coude est un homme important, pas un métèque. Il connait le monde. Il est charmant et sa femme est ravissante. Ses revenus viennent d'un portefeuille en Bourse et son percepteur est très gentil avec lui. Il s'absente de temps en temps, pour des affaires que ses amis distingués n'ont pas l'impolitesse de vérifier. Il porte une ou deux décorations étrangères lors des réceptions diplomatiques. Mais il connait aussi des hommes comme Dimitrios, la moisissure du capitalisme pourrissant. Il n'a pas de convictions politiques. Pour lui, le seul lien entre les humains est l'intérêt pur.Il croit en la survivance des mieux armés et en la loi de la jungle parce qu'il vit et s'enrichit sur les faibles. Il veille à ce que la loi de la jungle reste la force dominante de la société. Toutes les capitales du monde abritent sa race. Le capitalisme international gouverne la terre par le papier, mais l'encre dont il se sert est le sang."
Eric Ambler (Le masque de Dimitrios) -Points
Lorsqu'il écrit ce dialogue pour l'un des personnages de son roman (certainement le plus important) nous sommes en 1939, juste avant la guerre. Eric Ambler fait dire à l'interlocuteur "c'est un tableau en blanc et noir. vous ne croyez pas que vous exagérez?"" Naturellement, j'exagère", répond l'autre,"il est agréable parfois de penser en blanc et noir, même si la logique vous force à revenir au gris. Seulement, là, je suis très sérieux."
Nous ne pouvons en douter....
Je vous invite à ouvrir au plus vite le masque de Dimitrios, le Voyage au bout de la Nuit  d'Eric Ambler.
Julius Marx

lundi 7 novembre 2011

Un chemin de croix et de croissants de lune


Pour fêter dignement Tabaski ( l'Aïd El Kebir, si vous préférez) nous décidons de rendre visite au vieil océan.
Au bas de l'escalier, dans la cour, nous croisons le mouton condamné à mort. Il nous suit du regard, un regard vide , le regard de celui qui sait.. On raconte que le mouton, dès qu'il est séparé de ses congénères et qu'il se retrouve seul, attaché à un arbre ou à un piquet dans une cour d'immeuble, comprend qu'il se passe quelque chose... mais, on raconte tellement de choses...
Direction Assinie. Quatre-vingt dix kilomètres avant de profiter de l'air marin, se rouler dans le sable fin et prendre  de méchants coups de soleil.
L'air marin se mérite. Il faut d'abord traverser les interminables bidonvilles qui encerclent la capitale. Un océan de baraques croulantes posées sur des mares d''eau croupie et de détritus. Seules les églises et les mosquées viennent rompre cette insupportable monotonie. En ce jour de fête, de longues files de pèlerins s'étirent en direction des  mosquées. Hommes, femmes et enfants forment un long serpent multicolore. Si les  minarets sont de construction souvent très artisanale, ils sont aussi nombreux que les pauvres pêcheurs! Mais, nous sommes dimanche et les autres églises font aussi recette. Eglises chrétiennes rachetées de Dieu, globales évangélique, internationales, de la délivrance, du christianisme célèbre ou glorieuses de Dieu: elles prient, chantent et dansent.
Puis, après Bassam, la route devient plus étroite, juste un très fin lacet ourlé d'une végétation luxuriante.
Toutes les nuances de vert sont au rendez-vous, finement tâchées, çà et là, d'oiseaux blancs.
Des ponts métalliques et courageux, enjambent pourtant la lagune. Sur l'un de ces ponts, nous croisons le premier barrage policier. Des herses aux clous émoussés sont disposées sur la route. On nous fait signe de passer...Tant mieux..
Plus loin, sur une colline, émergeant du vert océan, la proue d'une chapelle.


Dieu est avec nous... 

La route serpente maintenant entre les plantations d'ananas, de cocotiers et de palmiers. Les alignements sont strictes, des pelotons militaires au garde-à-vous.
Assinie nous accueille avec une publicité pour Orange Télécom. Nous bifurquons illico vers les vagues.
En pénétrant dans l'eau, nous comprenons tout de suite qu'on ne se mesure pas avec les vagues de l'océan, on se contente se les laisser vous balancer sur le sable comme des paquets encombrants.


 Mais, si l'océan est implacable la lagune sait  se  montrer apaisante. Pour le repas, pas de mouton, nous optons pour le poisson grillé. Y'a t-il une autre vie possible ? 
En fin d'après-midi, le policier débraillé et armé du second barrage de la journée vient nous rappeler la triste réalité. Il nous demande de l'argent pour acheter du mouton. Dommage, nous sommes totalement à sec. Il réfléchit, des gouttes de sueur perlent sur son front. Il décide finalement de nous laisser partir. Mais, avant, en souriant, il nous lance :" vous n'irez pas vous plaindre". Ce qui signifie que nous ne devons pas faire de réclamations à une autorité quelconque. Nous soupirons, Dieu est encore avec nous. 
Lorsque nous sommes de retour à la maison, l'odeur du charbon de bois nous chatouille les narines. Du mouton inquiet, il ne subsiste que la peau sanguinolente qui pend à la porte d'entrée, quelques os rongés et calcinés, sur le sol, dans la cour.
La fête est finie.
Dans notre logis, à l'abri des regards indiscrets, nous sortons notre butin du jour.


Bon appêtit
Julius Marx 

jeudi 3 novembre 2011

Lenny


"Ils allèrent jusqu'au lac des Cygnes, et Isaac fut pris d'une humeur délétère, vu qu'il n'avait pas envie de réfléchir aux jours et aux nuits qu'il avait passés dans une cuisine de la Ceinture du Borscht quand il avait dix-sept ans,durant lesquels il lui avait fallu se bagarrer contre des bandes entières de garçons de salle pour arriver à se faire une place. Teddy Boy s'arrêta à cent mètres du lac, à la lisière d'un hôtel désert. Le lac était complètement gelé. C'était l'hiver dans les Catskills. La glace faisait de petits craquements, comme une peau qui respire. Isaac reconnut l'hôtel. Sa pancarte avait été arrachée. Mais c'était une grande maison blanche qui s'élevait au bord de l'eau, avec des vérandas aussi haute que le toit. L'hôtel Gardenia, où Isaac avait découvert Lenny Bruce dans le grand casino. C'était juste après la guerre, et Bruce n'était encore qu'un comique qui se battait pour percer, un gosse juif qui mourait de faim. Ils venaient du même tourbillon, comme les orphelins d'un asile ou l'argent et le statut social n'avaient guère plus de sens que la lune. Cet orphelinat, Isaac y vivait encore. Il n'avait pas mille dollars sur son compte.C'était un pauvre qui touchait un gros salaire. Et cet hôtel, il y avait travaillé, il avait été esclave dans ses cuisines, avait dansé avec des femmes de médecins, leur avait fait l'amour brutalement pendant que leurs jules étaient à Manhattan."
Jerome Charyn (Un bon flic) Denoël.
Abandonné depuis 1978 après le Isaac's quartet :
-Blue Eyes (1973) , Marilyn the Wild (1974), The Education of Patrick Silver (1976) et Secret Isaac (1978)
Charyn fait revivre son personnage alors  que selon ses propres mots:" il hurlait dans sa tête."
Si vous ne connaissez pas encore Isaac, son ver solitaire et sa dingue de fille, je vous envie... Découvrez  maintenant, sans plus attendre "..le flic au romantisme assassin qui fait des entrechats sur l'extrême bord de la légalité."

mercredi 2 novembre 2011

La bibliothèque du centre culturel français


Le taxi me dépose devant l'immeuble dit de la Pyramide en plein centre d'Abidjan, quartier du Plateau.  Du quartier, on peut dire qu'il ressemble  à la Gare d'Atlanta, dans le film Gone with The Wind, juste après le passage des armées de l'Union. Les locaux du Centre Culturel Français n'ont  pas échappés à ce qu'ici on nomme pudiquement "la crise", lorsque plusieurs autres armées se sont affrontées à l'arme automatique et à la machette. On ne chiffre pas les dégâts. Ici tout le monde a bien autre chose à faire!
Le Centre Culturel est un cube aux faces noircies d'humidité. Quelques plantes dégoulinent  sur les arêtes du cube. C'est la première fois que je découvre un bâtiment non-couronné de barbelés.. Le respect de la culture, probablement.
La bibliothèque est à l'image du centre culturel :  cubique et humide. J'imagine que l'on doit ressentir la même lorsqu'on est à l'intérieur d'un sous-marin. Quelques hommes et femmes d'équipage sont plongés dans leurs manuels scolaires. La climatisation ronronne comme un fauve... Rien à signaler... Descendez le périscope ..
Ce qui m'intéresse, c'est la fiction.. Oui, je sais, je suis incorrigible. J'ai décidé d'adopter une méthode simple: l'ordre alphabétique. Mais, l'ange de la littérature américaine (un ange avec le corps d'Hem et la voix éraillée de Jim Harisson)   me souffle, ou plutôt me  beugle dans l'oreille : " Perd pas ton temps. Vas directement jusqu'à la lettre C!"
Croyez-moi, quand un ange costaud comme celui la vous ordonne quelque chose, on obéit.
Colum Mc Cann ... Danseur, Le chant du coyote, Les Saisons de la nuit... Dommage, j'ai déjà lu ces trois livres.
-Alors,  et Thomas Mc Guane... Hein , qu'est-ce que tu penses de ça, mon pote? (c'est toujours l'ange qui maltraite mon conduit auditif)
Oui, Mc Guane... Mais, je déniche seulement  Rien que du ciel bleu... Déjà lu aussi..
-Ah merde ! Crie l'ange qui manifestement a un verre dans le nez. Il me grogne " Joyce"en posant son postérieur sur un gros dictionnaire.
-Mais Joyce n'est pas américain? Et puis...enfin
-Carol Oates ! Imbécile! Je connais pas un seul type qui ai lu toute l'oeuvre.
Oui, mais, rien à J, ni à C et encore moins à O.
-Merde et re-merde ! éructe l'ange.
Des employés lèvent la tête.
-Y'a même pas de Raymond Carver
L'ange devient rouge pivoine. Il balaie une rangée complète de Barbara Cartland avec sa grosse pogne poilue.
Des étudiants lèvent la tête.
-Il y a des gens qui travaillent, Monsieur!
Comment leur expliquer mes problèmes, et avec des anges en plus?
Pour compliquer encore un peu plus les choses, l'ange raisonnable (un angelot très doux avec le visage de Gene Tierney, oui, les anges sont asexués et alors..) me souffle : "retourne à ta première idée, la méthode simple, l'ordre alphabétique ."
J'aime sentir  son souffle chaud contre ma nuque...Ah, Gene, si tu voulais..
-Monsieur, on ferme !
Sacrebleu ! Le commandant vient de donner ses ordres. L'équipage monte sur le pont. Je me précipite...
Rien dans les A... Ou alors, déjà lu. Les B , ah, Isaac Babel. J'en ai déjà parlé dans le blog. C'est très beau, très poétique et l'homme ne manque pas d'humour. L'ange américain ne répond pas, il est couché sur une pile de bandes dessinées, il ronfle.
l'Ange de l'ordre alphabétique approuve.Je veux lui voler un baiser, mais elle s'envole.
Notre histoire s'arrête là...Une autre fois, peut-être.
"Je suis allé hier faire le rapport au délégué militaire descendu au presbytère du prêtre catholique en fuite. J'ai été accueilli à la cuisine par Me Elisa, la gouvernante du jésuite. Elle m'a offert du thé ambré, avec des biscuits. Ces biscuits- là avaient une odeur de crucifix, alliée à la fureur embaumée du Vatican."
Isaac Babel - La Cavalerie Rouge -1920 (Folio)
(A suivre)
Julius Marx

mardi 1 novembre 2011

Un conseil


La dissuasion la plus efficace contre le crime, avait dit Isaac, c'était un abécédaire. "Apprenez à lire à un gosse et sa curiosité se tourne vers l'intérieur de lui même.Il se mettra à rêver de Sinbad le Marin  et il ne fauchera plus les cigarettes au vieux qui habite au bout du couloir."
Jerome Charyn - Un bon flic- ( Denoël)

samedi 29 octobre 2011

La rivière sans retour


JIM HARRISON -
C'est ça. Ce matin, une femme me faisait remarquer que je n'étais pas très ambitieux. C'est vrai. Je ne le suis pas. Littérairement, je ne l'ai jamais été parce que je sais depuis déjà longtemps que des choses comme l'ambition sont de véritables barrages sur la rivière de ma vie. Ce sont des choses qui t'arrêtent, qui t'embrouillent, te rendent odieux, détestable.
COLUM MC CANN -
Combien de lecteurs as-tu fait pleurer avec ta Route du Retour ? Parce que moi, à la fin...
JIM HARRISON - 
Oh, un bon paquet, il faut dire que c'est un peu l'effet recherché -rires-...
COLUM MC CANN -
C'est vrai, c'est bien ça l'idée : briser les cœurs... Mais comment comptes-tu t'en tirer avec tous ces cœurs brisés, comment en répondre ?
JIM HARRISON -
Qu'ils aillent se faire voir. C'est entièrement de leur faute !
COLUM MC CANN -
il faut un sacré courage et une grande force pour écrire des choses aussi sentimentales sans être bêtement sentimental !
JIM HARRISON - 
C'est un grand débat que j'ai avec mon ami Thomas Mc Guane. Moi, je pense qu'on peut être sentimental sans tomber dans le sentimentalisme, que les romans ont besoin de ces émotions humaines. Sans les sentiments, on est juste des morceaux de barbaque sur le plancher. Les vrais sentiments sont aussi présents que nos os. Des tas de gens ont dit que Dostoïevski était trop sentimental. Oui, il est sentimental.
COLUM MC CANN. -
Il faut savoir vivre les choses en grand : la grande violence, le grand amour.
(...)
JIM HARRISON -
Il y a des personnages dont on ne peut pas sortir. C'est le problème de la voix quand on écrit un roman : il faut trouver la voix, entrer dedans, mais comment fait-on pour en sortir ?
COLUM MC CANN- Comment se défait-on d'un personnage comme Dalva ? Comment as-tu vécu sa mort ?
JIM HARRISON -
IIl m'est arrivé une chose très étrange. Il y a, autour de la frontière mexicaine, un oiseau très rare. Tellement rare que je connais un type qui vit dehors depuis trente ans et qui n'en a jamais vu un seul. Au moment où j'en ai eu fini avec Dalva, j'ai été attiré par un mouvement à l'extérieur, j'ai regardé par la fenêtre de mon bureau de la Hard Luck Grange, et je l'ai vu : une femelle parée de toutes ses couleurs incroyables
.


Extrait d'une ITW de Jim Harrison et Colum Mc Cann publiée dans les Inrocks . J'ai lu ce texte dans le magnifique site  Jim Harrison.free.fr , ce matin.  Après ça, comment voulez-vous passer une  journée calme et sereine? 

mardi 25 octobre 2011

Mrs Livingston



"-Vas-y, dit Carella. Enfonce-la.
Meyer leva la jambe droite, se repoussa du mur d'un coup d'épaule et appuya violemment son pied sur la serrure. La porte vola en éclat à l'intérieur. Meyer la suivit, revolver au poing :
-Bougez pas ! hurla-t-il.
Et le petit homme maigre qui était en devoir de passer par la fenêtre sur l'escalier de secours extérieur s'immobilisa, indécis, à cheval sur le rebord.
-Vous allez vous faire mouiller, là-dehors, papa, dit Meyer.
L'homme hésita encore un instant, puis il ramena sa jambe dans la pièce. Meyer regarda ses pieds. Il n'avait pas de chaussettes et souriait d'un air contrit à la femme qui se tenait près du lit. Elle était en combinaison , sans culotte ni soutien-gorge.C'était une grosse femme molle d'une bonne quarantaine d'années, les cheveux rouges teints au henné, les yeux délavés au regard incertain d'ivrogne.
-Madame Livingston? demanda Carella.
-Ouais, et alors? Vous en avez du culot d'entrer comme ça chez les gens!
-Votre ami était bien pressé. Pourquoi?
-Je ne suis pas pressé, dit le petit homme maigre.
-Ah! non? Vous partez toujours par la fenêtre?
-Je voulais voir s'il pleuvait toujours.
-Oui. Il pleut toujours. Amenez-vous un peu par ici.
-Qu'est-ce que j'ai fait? gémit l'homme, mais il obéit vivement.
Meyer le palpa d'une main experte et extirpa de la ceinture du pantalon un revolver qu'il tendit à Carella.
-Vous avez un permis pour ça? demanda Steve.
-Tant mieux pour vous. Votre nom?
-Cronin. Léonard Cronin.
-Pourquoi étiez-vous si pressé de partir monsieur Cronin?
-Ne lui répons pas, Lennie. T'as pas à lui répondre, lança Mrs Livingston.
-Vous êtes avocate, madame? demanda Meyer.
-Non, mais...
-Alors ne donnez pas de conseil. On vous a posé une question, monsieur Cronin.
-N'y dis rien, Lennie!
-Ecoutez, Lennie, soupira patiemment Meyer, nous avons le temps.Nous, nous ne sommes pas pressés. Vous pouvez parler ici, ou au poste, nous on s'en fiche. Cherchez ce que vous voulez nous dire, et dites-le. En attendant, mettez vos chaussettes, et vous, madame Livingston, je vous conseille de mettre un peignoir ou quelque chose, avant que nous n'allions deviner qu'il se passait des choses, dans cette pièce. D'accord?
-Je n'ai pas besoin de peignoir. Ce qu'il y a à voir, vous l'avez déjà vu, alors.



Dans la petite salle des interrogatoires, le lieutenant Byrnes disait:
-Vous avez votre franc parler, madame Livingston, on dirait?
-J'aime pas qu'on vienne me tirer de chez moi comme ça.
-Cela ne vous a pas gênée d'être traînée dehors en combinaison?
-Non. Je me soigne. Je ne suis pas mal faite.
.........../
Et soudain, Mrs Livingston se mit à pleurer.
Immobile, très droite sur sa chaise, elle ne sanglotait pas, ses épaules ne tressautaient pas. Ce n'était plus qu'une pauvre femme agressivement rousse, une femme vieillissante en combinaison rose, aux seins lourds et aux yeux délavés, qui laissait ruisseler les larmes sur ses joues flétries, en silence.
-Je vais vous chercher un manteau, un vêtement quelconque, dit le lieutenant.
-J'en ai pas besoin. Je me fous qu'on me voie, je m'en fous. Tout le monde peut voir ce que je suis. C'est pas difficile. J'ai pas besoin de manteau. C'est pas un manteau qui cachera ce que je suis.
Byrnes la laissa dans la petite pièce, pleurant sans bruit sur sa chaise."


Nous achevons (temporairement) la période Mc Bain avec ces extraits de "Give the boys a great big hand" (La main dans le sac-1960). Sourire, émotion , bref, du grand art.

lundi 24 octobre 2011

Une question d'adaptation


En lisant King's Ransom (Rançon sur un thème mineur-1959) de Mister Mc Bain, je m'esclaffe  (eh oui, il m'arrive encore de m'esclaffer, mais c'est essentiellement en position couchée )
- Mais bon sang de bonsoir, c'est le scénario du film de Kurosawa,(1) mot pour mot !
Alors, tout tremblant, je regarde les dates : 1959 pour le bouquin et 1963 pour le film. Je frémis (toujours en position allongée, c'est fréquent, pas de quoi épiloguer) et me pose la question: y'aurait-il plagiat?
Mais bien sûr que non ! En consultant le catalogue Wildcat du fan Scorcese, j'apprend que Mc Bain , sous le nom d'Evan Hunter a bien collaboré au script du maître japonais.
L'adaptation littéraire, on le sait, n'est pas une entreprise facile. Le résultat, on le sait aussi, est presque toujours décevant. Vous voulez quelques exemples?...Citons pêle-mêle les romans de Manchette (inutile de revenir sur ces tristes chapitres),ceux de Westlake (ah ! le" Two MuchUn Jumeau Singulier adapté par le pourtant respectable Yves Robert avec Pierre Richard !!!!) vous voulez vraiment d'autres exemples?
La méprise, car méprise il y a, vient très souvent de la très fameuse intrigue bien ficelée, suffisante, au moins aux yeux des cinéastes et producteurs, pour assurer un script du même niveau. Les petits malins oublient que les maîtres du polar ne réservent pas leur imagination débordante à la seule intrigue. Ils ont aussi le pouvoir de créer une atmosphère particulière, un monde où les amateurs que nous sommes aiment à s'enfermer (en position couchée) ne retombant dans le monde normal ,sans Dortmunter ni Carella (beurk)  qu'après la dernière ligne.
Pour l'adaptation on ne peut plus réussie dont nous parlons, Kurosawa a transposé son propre monde dans sa propre époque. L'histoire de cet homme riche dont la réussite force le respect de ses sbires et qui se retrouve  devant un  grave cas de conscience ( payer une forte rançon pour un gamin, celui de son chauffeur) est avant tout universelle. L'homme japonais  du film n'agit pas comme l'homme américain du bouquin. Le flic américain  (Carella) n'a pas les mêmes méthodes que ses collègues nippons. Mais, la question elle, reste toujours la même :  doivent-ils perdre tout sentiments humains au profit de leurs seules réussites?
La réponse est glissée entre les lignes et dans le noir et blanc de l'image et des cadrages.
Quel polar, quel film!
Julius Marx

(1) "Tangoku to Jigoku" ou High and Low" ou bien encore " Le ciel et l'Enfer" 1963.  Pour le résumé et la critique totalement subjective de ce chef d'oeuvre, se reporter à l'article de l'excellent blog "Toutlesautressappellenthal.Wordpress.com".

vendredi 21 octobre 2011

Welcome to Isola


Isola, c'est la ville d'Ed Mc Bain. Une ville imaginaire, certes, mais si réelle pourtant.
Dans cette ville, l'auteur s'intéresse plus particulièrement au commissariat du 87ème district et à ses inspecteurs. Et il fait beaucoup plus que de s'y intéresser, il les passe au grill, ses petits poulets!
Mc Bain accorde une part plus importante aux personnages qu'à l'intrigue ( il n'y a que les télé-cinéastes pour penser que l'intrigue seule est largement suffisante... les pauvres! Abandonnons-les à leur triste sort.)
Nous vivons avec les inspecteurs du 87 ème et l'enquête est le plus souvent prétexte à détailler, à analyser soigneusement, les flics et les habitants d'Isola. La radioscopie de Mc Bain fait mal ! Ainsi, dans The killer's choice (Victime au choix-1958) nous découvrons le patron d'un magasin de spiritueux beaucoup plus préoccupé par son stock d'alcool que par son employée qui vient d'être assassinée. Mais aussi dans Killer's Payoff (Crédit illimité- 1958)  le gérant d'un magazine populaire qui apprend la première phrase des grands romans  classiques par coeur etc..
Mais, revenons à notre basse-cour. Avec une habileté diabolique, Mc Bain nous fait découvrir ( plus efficacement que les instituts de sondage) une sorte de panel représentatif de cette société. S'il "donne" dans chaque roman son heure de gloire à chaque flic, c'est bien l'inspecteur Steve Carella (l'italo-américain) le médiateur et le modérateur du groupe. Un Mc Bain sans Carella (il en existe) c'est comme des pâtes sans parmesan. Les autres inspecteurs , vous les découvrirez seuls, petits veinards. Voyez maintenant comme Mc Bain nous présente Arthur Brown.
"Arthur Brown n'était pas un homme patient. Il avait eu la malchance de venir au monde avec la peau noire et un nom qui insistait encore sur sa couleur. Les racistes avaient vraiment de quoi s'amuser. Parfois, il se disait qu'il pourrait peut-être changer son nom et se faire appeler Goldstein, pour faire plaisir auxdits racistes qui s'en donneraient alors à coeur joie. Son impatience était née d'une attente perpétuelle. Arthur Brown regardait un homme et savait instantanément si sa couleur de peau allait ou non devenir une barrière infranchissable. Sachant cela, il attendait l'inévitable, avec impatience. Il était comme un homme assis sur un baril de poudre, une mèche allumée à la main, allumée par les hasards de la naissance et de la pigmentation."
Killer's Payoff (Crédit illimité) 1958

Bon, vous l'avez compris, il faut lire (ou re-lire) Mc Bain pour découvrir Isola, cette ville-femme comme il l'appelle lui-même dans The mugger(Le Voleur-1956)
"La ville ne peut être qu'une femme...
Vous l'avez connue, reposée après le sommeil, pure, avec ses rues vides..
Vous l'avez connue brûlante et irritable, frémissante d'amour ou de haine, provocante, soumise,cruelle, injuste, douce et poignante.
Elle est vaste et s'étale, parfois vautrée dans la crasse, et parfois elle pousse des cris de douleur et parfois aussi des râles d'extase.."

jeudi 13 octobre 2011

Un vieux béguin


-Tu as toujours ton ancienne passion pour moi, hein? demanda-t-elle avec un peu d'orgueil.
-Oui
-C'est formidable pour toi, dit-elle. Avoir une passion dans la vie. Un vieux béguin. Un vieux béguin qui ne meurt jamais, c'est comme ces saletés de grosses godasses anglaises que les riches portaient autrefois. L'illusion  d'une vie éternelle. C'est ce qu'elles donnent comme illusion. On achète une paire de ces beautés quand on sort de pension et quarante ans après on vous conduit au cimetière avec les mêmes pompes marrons aux oeillets brillants. C'est à peu près ce que me fait le coup de la vieille passion.
-Est-ce que tu peux me tailler une pipe?
-C'est de la poésie pure, Lucien.... J'ai rencontré un couple au restaurant d'Alabama Jack en Floride, qui m'a dit t'avoir rencontré en Amérique du Sud. Ils m'ont dit que tu avais une femme merveilleuse, une très belle fille, mais tu n'étais pas attentif et tu avais l'air de vouloir rejoindre le programme spatial.
-J'ai rejoint l'Agence d'information des Etats-Unis. Est-ce que ça ne leur suffisait pas?
-Apparemment non. Ils étaient tout à fait sérieux.
Lucien gratta de l'ongle le cadran de sa montre.
-Ecoute, dit-il, est-ce que c'est aussi terrible que ça d'avoir toujours ces sentiments à ton égard? Tout le monde n'a pas une image aussi heureuse de son passé.
-C'est moi la première fille avec qui tu as couché? demanda-t-elle avec une joie épouvantable.
-Presque
-Presque ! (Elle était stupéfaite) .Je t'ai raté de combien?
Il y a eu une fille Assiniboine vraiment gentille à Plentywood quand je faisais partie de l'équipe de base-ball.
-On dirait que tu as toute une collection de souvenirs très agréables, dit Emily avec une indignation qu'elle ne cherchait pas à dissimuler.
Lucien leva un doigt prudent.
-Rappelle-toi, tu couchais avec le médecin, ma petite.
-Ce type, dit Emily. Ne t'inquiètes pas pour ce salaud. Je l'ai descendu.
Thomas Mc Guane " La source Chaude" (1O/18)
En lisant ce texte, j'imagine  une véritable scène de film. Dialogues parfaits, indispensables respirations. Il ne manque rien, tout est présent .
Allez... moteur.

mardi 11 octobre 2011

Danseur


La page d'avant-propos de  Danseur  de Colum Mc Cann  est la suivante :
"Ce que nous (moi, du moins) qualifions sans hésiter de souvenir, à savoir un instant, une scène ou un fait , liés à un support qui les sauve de l'oubli, est en réalité une forme de récit qui, en pensée, se poursuit sans arrêt, et qui change souvent avec la narration. La vie comporte trop d'émotions et d'intérêts contraires pour être acceptée comme un tout, et sans doute le travail du narrateur consiste-t-il à arranger les choses pour arriver à ce but.
Quoi qu'il en soit, chaque fois que nous parlons du passé, nous mentons comme nous respirons."
William Maxwell (Au revoir, à demain)
Explicite non? Mc Cann  nous propose un livre de souvenirs , arrangé par ses soins , et écrit à plusieurs mains.
La page suivante est semblable à une coupure de presse que l'auteur aurait découpée en 1961 et qui rappelle les fameuses " unes" de Dos Passos dans son USA.  Ensuite Mc Cann ne s'accorde que les trois ou quatre pages suivantes pour abandonner enfin le récit à plusieurs personnages. Ce  savant découpage apporte  rythme, cadence et tempo. Les narrateurs-danseurs ont chacun leur manière d'écrire, leur façon particulière d'appréhender les évènements.  Ainsi Rudik (le personnage principal largement inspiré de Rudolf Noureïev) livre ses sentiments dans une forme-journal. Si ce récit composé (on pourrait même dire re-composé) garde un rythme soutenu, c'est encore une fois la formidable humanité  des personnages qui frappe. Une belle gifle en pleine face. Pour lire Mc Cann, il faut être un peu masochiste !
C'est sublime, et pour tout dire indispensable.
Colum Mc Cann  Danseur ( Belfond)

vendredi 7 octobre 2011

Extrait



Je n'ai pas pu résister.
Bientôt, c'est promis, je vais écrire un article  sur Danseur de Colum Mc Cann. Je vais me lancer dans une analyse complète (du moins je le pense) avec son mode de narration si particulier etc.. Mais, en lisant ce passage,  ce matin, je n'ai pu m'empêcher de le recopier. C'est pour vous.
(Il faut savoir que le narrateur dans cet extrait est un vieil homme qui vit avec une ancienne danseuse)
"L'après-midi, après une sieste somme toute clémente, je découvris Anna derrière le paravent au bout du lit, enfilant sur la pointe des pieds le costume de sa dernière représentation, trente-trois ans plus tôt.
Dans ce long tutu pâle, ma femme ressemblait un peu à un renvoi au bas de la page de son passé.
Gênée, elle s'est mise à pleurer, et puis elle s'est changée. Ses petits seins se balançaient sur ses côtes.
C'est le désir qui nous inspirait jadis, pas les souvenirs."

jeudi 6 octobre 2011

Aucune image

Il est là, posé sur mes genoux ... Mon appareil photo. Pour une fois, j'ai bien pensé à recharger cette fichue batterie. Pour tout dire, je suis opérationnel, rien ne pourra m'échapper !
Un seul petit bémol pourtant : la pluie, c'est un véritable déluge. Je me demande comment Houphouët ( notre chauffeur) peut bien  apercevoir la route avec ce rideau opaque devant les yeux.
Qu'importe, je me rassure en pensant qu'ici, les nuages s'en vont aussi vite qu'il sont arrivés.
Pourtant, sur le pont qui nous fait basculer en zone 4, c'est l'apocalypse. J'aperçois une petite barque, plus bas, sur la lagune, juste sous la haute tour de l'hôtel Ivoire. Fouettée  par les bourrasques de vent , elle tangue dangereusement. Je me demande qui est le plus en sécurité : les pêcheurs sur leur coque de noix ou bien nous,  les cinq passagers recroquevillés dans leur habitacle surchauffé, les yeux rivés sur ce qu'on doit bien appeler une route mais qui, dans le cas présent  ressemble  plutôt  à un torrent.
Nous quittons le quartier des super-marchés et autres boutiques luxueuses. Aussitôt, nous pénétrons dans un autre monde. Ici, pas le moindre immeuble . Rien que des baraques agglutinées en bordure de route. Quatre planches et une tôle suffisent pour un commerce, quelques briques et deux chaises pour un café, la terre et un parasol seulement  pour  les vendeuses de fruits et légumes.
En quittant la route à double voies, nous nous enfonçons dans le quartier de BJ. S'enfoncer est le verbe adéquat. Le chemin de terre et de boue  est si raviné que la voiture bascule sans arrêt vers l'avant. Nous allons  droit vers l'océan avec la désagréable impression d'y être déjà plongé. A l'extérieur, d'autres commerces : ceux des marchands d'alcool, des guérisseurs ou des missions évangéliques ; la sainte trinité du "aide -toi et le ciel t'aidera" .
Enfin, c'est le village que nous sommes venu visiter. Des baraques de planches alignées sur le sable, mais aussi de  simples maisons, quelques-unes seulement,  achevées avec un toit et une porte. Dès notre descente de voiture, les enfants nous entourent. La pluie a enfin cessé, c'est peut-être un signe. Ils nous escortent en riant, en poussant des cris de joie. Nous devons avancer, pas de temps à perdre, on nous attend...  
Fixée  sur un  mur d'enceinte, une banderole peinte annonce le  but de la manifestation du jour : "protégeons nos enfants, inscrivons-les à la mairie dès la naissance".
-Avec un état-civil, l'enfant existe.. m'explique la présidente de l'ONG qui nous a invité.
Bon, je prendrai une photo de la banderole plus tard . Pour l'instant, entrons dans l'enceinte.
Dès notre entrée, un millier de gamins  en tee-shirt et casquettes se mettent à crier, à applaudir.
Nous traversons l'arène en saluant. Sous le choc, je me demande ce que je fiche ici, je veux faire marche arrière. Les gens d'autres ONG qui m'accompagnent me pousse vers l'avant. L'enceinte est décorée de ballons multicolores, de guirlandes. Les enfants sont rangés, probablement par ordre de taille, de chaque côté d'une estrade de fortune. Ils applaudissent toujours.
Droit devant, nous apercevons nos chaises réservées. A notre gauche des parents, à notre droite, les chefs coutumiers. Pendant que je serre des mains, je ne peux m'empêcher de jeter un oeil en direction des enfants. Celui-là, devant, assis en tailleur avec  sa casquette beaucoup trop grande. Cette fillette qui danse, ses copines qui frappent dans leurs mains...
Une grande partie de ces enfants sont des déplacés. 
-C'est à dire des orphelins ... Ils ont perdus leurs parents... La crise, vous comprenez?
-Oui, la crise..
La responsable de l'ONG veut nous présenter un des ses protégés.
Est-ce que nous  remarquons ces entailles sur son corps ?
-Regardez aussi celui-la... Il faudra bientôt changer sa prothèse, il grandit !
-Oui, nous voyons...Oui.
Heureusement, les discours arrivent. C'est bien la première fois que j'accueille les discours avec un certain soulagement.Les enfants applaudissent encore.
Puis, place au spectacle. Les enfants ont répétés des pas de danse. La sono grésille mais qu'importe, les cris des enfants sont beaucoup plus forts. Un groupe a préparé une petite pièce de théâtre. Des scènes si vivantes    et réalistes qu'elles  font pleurer la responsable de l'ONG.
Le spectacle se termine par une grande distribution de tee-shirts et de biscuits. Perché sur l'estrade,  un animateur assène une fois de plus  les messages du jour entre deux sifflements stridents expulsés par la sono.
Je sors totalement groggy de l'arène.
Dans la voiture, nous restons tous silencieux. Ce n'est que bien plus tard, après une petite pause au bord de l'océan, que je prends ma première et unique photo de la journée. Je respire un peu mieux..





Je te salue, vieil océan...
Julius Marx

mardi 4 octobre 2011

Revue de presse


"La situation du pays reste très "compliquée" . On peut aisément s'en rendre compte en lisant les journaux.
Ici, les unes sont placardées sur de grandes planches disposées au bord de la route, sur le trottoir.
Dès le matin, les petits groupes de lecteurs se forment. Chose assez rare, tous lisent en silence et ne commentent pas l'actualité du jour.
Oui, situation très complexe car, à première vue, les deux forces en présence pendant les affrontements post-électoraux sont toujours  plus que jamais confrontés. Les journaux d'opposition  s'affirment et leurs gros titres visent à frapper le lecteur.Vue  d'Europe, "la crise" se résumait à un simple combat (légitime) du bien contre le mal. Les" unes" prouvent le contraire.
Et puis, dès la lecture des choses sérieuses achevée, le regard  glisse lentement, plus bas, vers les pages sportives, ou  plus bas  encore sur ceux d'une autre presse.
Voici les gros titres de la presse  dite à sensation. Nous sommes étonnées d'apprendre qu'un artiste Zouglou (genre musical proche du Rap) est homosexuel ! Que la totalité des femmes d'Abidjan va bientôt disparaître à cause d'un produit de beauté prohibé, pendant qu'un autre produit miracle redonne force et vitalité, des témoins sont là pour le prouver,  qu'on a retrouvé le corps d'un sage mort depuis 25 ans, en excellent état...
Sur la route du retour, un jeune homme au sourire éclatant  veut me serrer la main . Il m'appelle "mon frère" et me refile une feuille pliée en quatre. Je lis :
"Dieu est-il injuste ? 
Cher frère, chère soeur,
pendant que vous avez encore le souffle de vie,
nous vous invitons à  vous détourner du péché 
et à donner réellement votre coeur à Jésus-Christ.
Repentez-vous et saisissez la main tendue du seigneur."

Je suis satisfait d'avoir encore un souffle de vie, pourtant je frémis, je tremble..

Julius Marx

vendredi 30 septembre 2011

Politique intérieure


Voici, en exclusivité le tout  premier discours du président François Hollande, au lendemain de sa victoire à l'élection présidentielle. Lisez bien, c'est un scoop !
"Il est nécessaire d'être fixé sur la future forme sociale, maintenant surtout que tous nous sommes enfin décidés à passer de la spéculation à l'action,je propose mon propre système concernant l'organisation du monde. Le voici.
(Ce disant, il frappa avec un doigt sur son cahier.) J'aurais voulu le présenter à la réunion sous une forme plus succincte que possible; mais je vois que, loin de comporter des abréviations, mon livre exige encore une multitude d'éclaircissements oraux ; c'est pourquoi l'exposé demandera au moins dix soirées, d'après le nombre de chapitres que renferme l'ouvrage.(Des rires se firent entendre.)De plus, j'avertis que mon système n'est pas achevé. (Nouveaux rires.) Je me suis embarrassé dans mes propres données, et ma conclusion est en contradiction directes avec mes prémisses. Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme illimité. J'ajoute pourtant qu'aucune solution du problème social ne peut exister en dehors de la mienne.(L'hilarité redoubla.)
-Si vous même n'avez pas su coordonner votre système, et si vous êtes arrivé au désespoir, qu'est ce que nous y ferons? se hasarda à observer un des miliaires.
-Vous avez raison, monsieur l'officier,d'autant plus  raison que vous parlez de désespoir. Oui, je suis arrivé au désespoir. Néanmoins, je défie  qui que ce soit de remplacer ma solution par aucune autre: on aura beau chercher, on ne trouvera rien. C'est pourquoi sans perdre de temps, j'invite toute la société à émettre  son avis, lorsqu'elle aura écouté durant dix soirées la lecture de mon livre. Si les membres refusent de m'entendre, nous nous séparerons tout de suite, les hommes pour aller à leur bureau, les femmes pour retourner à leur cuisine, car, du moment que l'on repousse mon système, il faut renoncer à découvrir une autre issue, il n'en existe pas!"
Dostoïevski (Les Possédés)

jeudi 29 septembre 2011

L'exercice du style



Grand fan de romans noirs, j'épluche régulièrement la fameuse blogosphère. Je suis à la recherche d'un petit article qui m'offrirait  ; un avis tranché de rédacteur-lecteur, une sérieuse critique des motivations d'un auteur, bref, une analyse.Mais, la plupart des articles se contentent, après une présentation de l'écrivain (pimentée d'une petite anecdote), d'un long  résumé de l'intrigue (quelquefois l'ordre des choses est inversé) et d'une savante explication des différentes motivations des personnages.
Et puis, parfois, l'auteur de l'article s'égare de sa sempiternelle ligne de conduite en approuvant (ou en désapprouvant ) le choix du sujet du bouquin. Certain vont même jusqu'à se poser des questions!
Mais, la vraie question est : à quoi peut bien servir une telle critique alors que l'on peut  lire,  dans les vieux journaux qui subsistent le même genre d'article?
Si la démarche de ces vieux journaux et de leurs vieux journalistes est compréhensible (ils ont l'obligation de faire du chiffre pour relancer la croissance) celle des blogueurs me laisse songeur.
Comprenez moi bien, ce n'est pas l'envie de polémiquer qui me hante, mais celle plus tenace et plus originelle  d'ouvrir un indispensable dialogue.
Personne, par exemple, ne parle du style.
Personne pour souligner que ce fragment  d'un roman de Ron Rash  est d'une platitude extrême.
"La route tournait et s'enfonçait plus profondément dans la vallée. Je suis passé devant la maison de mon frère Travis, et puis devant celle où j'avais grandi. Papa travaillait dans le champ du bout. Les panaches de poussière s'élevant derrière son tracteur  révélaient tout du genre d'année que l'on semblait avoir."
Personne donc pour conseiller aux lecteurs de balancer Ron pour acheter illico un bouquin de Himes ou Mc BainSi le roman noir est un gagne-pain, ce n'est pas une raison pour le fabriquer dans une boulangerie industrielle. J'ai toujours préféré le petit commerce aux grands super-marchés.
Nous sommes  là dans une démarche similaire à celle qui a complètement discréditée les vieux médias et
je m'étonne de constater que les blogueurs jouent le jeu de la consommation effrénée (certains vont même jusqu'à indiquer le prix du bouquin en dessous de sa couverture) sans se poser trop de questions.
La consommation (comme l'a dit un autre écrivain qui lui, n'écrivait pas de polar) qui est, comme chacun devrait le savoir, "la sommation aux cons."
Julius Marx

mercredi 28 septembre 2011

Ouvrons les yeux !


Les églises sont à chaque coin de rue. Ils nous faut nous repentir et suivre la parole du tout puissant.
Ailleurs, on m'écrit que les "barbus" gagnent du terrain. Une lutte indispensable va donc se poursuivre . Une lutte essentielle contre l'obscurantisme et pour le développement . Réel développement de la pensée et de la réflexion  et non pas ce  " génocide culturel et idéologique" comme le dit  Pier Paolo Pasolini  en 1975, qu'on nous propose aujourd'hui.
Les religions ne cherchent qu'à nous faire accepter notre sort, c'est un fait.
Inutile donc de lever les yeux vers le ciel, il nous faut simplement les ouvrir , bien grands.
"Je vous comprends, Varvara Petrovna, soyez tranquille. C'est un peu comme la religion : plus l'homme vit mal  ou plus opprimé et misérable est un peuple, plus obstinément il rêve au paradis, sa récompense, et si cent mille prêtres attisent le rêve et spéculent dessus, alors... Je vous comprends, Varvara Petrovna, soyez sans crainte."
Dostoïevski (Les Possédés)

lundi 26 septembre 2011

Cérémonie


Les organisations humanitaires sont souvent décriées. Alors, lorsqu'une d'entre elles vous invite sur le terrain, pourquoi refuser une petite visite du  lycée d'enseignement professionnel de Port-Bouet ?
Nous sommes invités à l'inauguration d'un programme spécial appelé "Académie des talents".
Plusieurs partenaires ont pour but de former et d'intégrer des jeunes dans le domaine de la mode. L'ambassadeur du programme est Gilles Touré (si vous ne  connaissez pas encore cet illustre ivoirien, allez sur votre moteur de recherche préféré et admirez.)
La première attraction de Port-Boué, c'est la grande caserne abritant le régiment de l'opération Licorne.
Mais, ce matin, je suis plutôt tourné vers le côté positif des choses. J'écoute donc notre chauffeur qui nous raconte les incidents  de la veille dans le quartier de Youpougon  et l'intervention de la Licorne  qui a suivie, d'une oreille distraite. Les gamins qui collent leurs nez sur les vitres de la voiture en réclamant une petite pièce tentent de me faire basculer dans la déprime, mais, je résiste.
Une cérémonie, en Afrique, c'est un moment important que personne n'oserait railler. Aussi, quand la fanfare du Saint-Esprit (c'est son nom)  nous accueille, nous saluons ses musiciens comme il se doit. Deux charmantes hôtesses sont chargées de guider les officiels (eh oui, c'est nous... Et dire que je suis habillé avec un short et un tee-shirt !) Voila le maître de cérémonie  qui arrive à son tour. J'avoue que pendant les présentations, je me demande  bien comment il peut porter, lui, un costume et une cravate alors que le simple trajet de la voiture au bâtiment principal m'a  déjà mis en sueur. Je sors mon indispensable paquet de mouchoirs.
Tout est prêt. Les stands sont installés autour d'un carré de verdure. Les chaises en plastique, pour les parents et les invités, sont impeccablement alignées sous des bâches. Pour les personnalités importantes, on a prévu  deux canapés de salon de velours vert avec leur fauteuils assortis.Les élèves sont souriants, très impatients de faire admirer leurs productions. Cette impatience m'étonne un peu. J'ai souvent eu l'occasion de participer à ce genre de manifestation (là-bas, dans cette Europe prospère et heureuse) et jamais je n'ai remarqué un tel enthousiasme.
Avant l'arrivée des politiques et des bailleurs (ceux qui vont poser leurs fesses sur les canapés en velours)
je fais le tour des salles de classe. Bien sûr, les bâtiments sont plutôt sommaires mais les installations et le matériel  nécessaires, dans les ateliers coiffure ou modélisme, par exemple, sont bien au rendez-vous.
Les filles et les garçons, en uniforme de leur école partenaires respectives, m'accompagnent. Après les inévitables remarques sur le dur métier de professeur avec les personnes chargées d'encadrer ce joli monde, nous passons aux séances photo. J'ai beau affirmer que je ne suis pas un officiel et que je ne connais strictement rien à la mode, à la coiffure ou à l'esthétique,  qu'importe ! Je suis venu leur rendre visite, et il n'y a rien que ça qui compte.
Voilà la fanfare du Saint-Esprit qui remet çà. Les officiels (les vrais) arrivent.
Chacun a bien préparé son petit discours: le représentant du ministre promet, les bailleurs espèrent, les professionnels demandent, le public applaudit et la fanfare du Saint-Esprit joue!
Même la pluie n'a pas le pouvoir de bouleverser les réjouissances. Les danses et les présentations succèdent aux discours. Après d'autres inévitables séances photo, je dois penser à rentrer ( j'ai épuisé mon stock de mouchoirs.)
Une matinée complète et colorée sont le signe du sourire retrouvé. Oui, j'avais parfaitement raison de vouloir  rester  positif.
Julius Marx

lundi 19 septembre 2011

Une histoire de temps






Déjà trois semaines : il faut s'habituer au climat. La promenade dans les rues de A, en Tunisie devient ici une véritable épreuve sportive. Dans un premier temps, il faut apprendre à marcher en prenant garde de ne pas mettre le pied sur la route. Le piéton est un être téméraire qui  aux yeux des automobilistes ne représente qu'un obstacle de plus sur leur route  déjà semée d'embûches en tout genres (trous, travaux non balisés, cyclistes, laveurs de pare-brise, vendeuses de bananes, revendeurs de portables derniers modèles, marchands de bimbeloterie chinoise et uniformes divers.)
Et puis, il y a la chaleur.L'insidieuse chaleur  qui  transforme, avec son petit copain le taux d'humidité , le paisible promeneur en un drôle de poisson (genre carpe). La victime du maléfice passe son temps à ouvrir  grand la bouche tous les trois pas pour respirer.
 Cette épreuve surmontée, le vivaneau africain va devoir en affronter une plus compliquée encore, nous l'appellerons l'épreuve du  regard.
Ceux que je  croise sont des regards tristes, désabusés. Ce sont des masques, des poses, et l'affirmation d'une indifférence totale envers notre monde.
Le malaise est constant et ces yeux me frappent beaucoup plus durement que la vision des barbelés sur les toits qui envahissent les antennes paraboliques comme des mauvaises herbes. Beaucoup plus encore que les rencontres avec ces soldats chargés de la sécurité (les groupes sont tellement nombreux que j'ai renoncé à les différencier). Ils sont tous armés et les petits détails de leur uniformes (baskets à la place des Rangers réglementaires, ou tee-shirts de Bob Marley ) qui devraient me faire sourire, peut-être,  au contraire m'assomme.
L'épicier (qui m'appelle tonton, j'espère que ce n'est pas une référence à Mitterrand) me sourit. Ah! Enfin.
Oui, mais, je ne distingue que son visage derrière la grille qui le protège. J'ai beaucoup de mal à répondre à son sourire. Les barreaux sont d'un diamètre imposant, j'ai peine à voir son étal. Beaucoup de marchandise vendue à l'unité, du pain très blanc, des cigarettes. Qu'est-ce qui me ferait plaisir, du soda américain, des cartes téléphoniques d'une couleur bien française?
Il faut aussi bien calculer son temps de trajet. Le retour vers le camp de base est souvent très pénible. On ne cherche plus à se mesurer avec le taux d'humidité, on le fuit.
Devant l'immeuble des gosses s'amusent sur un tas de sable. Ils font des sauts périlleux comme leur idole (Drogba, le roi des footballeurs). Ils ont du sable dans leurs cheveux crépus. J'aime leurs cris d'enfants, leurs rires libérés. J'aimerai qu'ils crient et qu'ils rient encore plus fort.
Le ciel est opaque (couleur intérieur pot de chambre dirait Flaubert). La météo n'est pas très optimiste mais peut-on se fier à ses prévisions? De tous les temps, c'est bien le futur que l'Afrique maîtrise le moins.
Julius Marx