lundi 21 septembre 2020

L'histoire d'Alberta Wright




-Laissons les morts reposer en paix, je vous en prie, messieurs, répondit pieusement le prophète. Cette pauvre femme le mérite particulièrement, étant donné qu'elle a travaillé dur toute sa vie.
-Oui, Prophète, mais voilà, rétorqua Fossoyeur, c'est qu'elle n'est pas morte…
-Comment ? Pas morte! s'exclama "Gentil Prophète" en roulant des yeux en bille de loto. Est-ce que vous voulez dire qu'elle n'a pas cessé de vivre ou est-ce qu'elle est ressuscitée?
-Remettez-vous, Prophète, dit Fossoyeur, elle n'a jamais été morte.
-Mais bon Dieu! Je l'ai vu mourir! protesta le prophète.
-Elle était seulement évanouie.
-En extase plutôt, rectifia "Gentil Prophète".(Il pêcha dans la poche de sa robe de chambre à rayures un mouchoir jaune et s'épongea le front.) Je n'aurais jamais pensé à ça...Vous me stupéfiez.
-Et ce que nous essayons de faire, poursuivit Fossoyeur sans se départir de son calme, c'est de recueillir son histoire.
-L'histoire de cette femme tient en une phrase, dit le "Gentil Prophète" : mise au monde par des ânes, elle a travaillé comme une mule.
Chester Himes
The Big Cold Dream
(Tout pour plaire)
Série Noire N° 511

mercredi 9 septembre 2020

Flotter dans l'espace




Je me promène parfois sur le sentier, m'allonge dans la petite clairière ronde au milieu des arbres, savoure le soleil qui y joue. Je ferme les yeux et, tout en offrant mon visage à la caresse des rayons, je tend l'oreille aux bruits que fait le vent dans la cime des arbres. J'écoute les oiseaux battre des ailes, les fougères frémir. Un profond parfum de végétation m'enveloppe. Je me sens libéré de la gravité, il me semble que mon corps se soulève un peu au-dessus du sol. Je flotte légèrement dans l'espace. Naturellement, cet état ne dure pas. Ce ne sont que des sensations fugitives qui disparaissent dès que je rouvre les yeux et que je quitte la forêt. Mais j'ai beau le savoir, c'est une expérience qui me chavire le cœur: après tout, dans ces moments-là, j'arrive à flotter dans l'espace.
Haruki Murakami
Kafka sur le rivage

vendredi 4 septembre 2020

Introduction





Le Sénateur se mordait la lèvre, comme assiégé par des problèmes d'une insurmontable difficulté. c'est un homme massif en qui tout suggérait la puissance. Le vaste fauteuil de cuir dans lequel il se trouvait assis paraissait trop frêle pour son poids; ses épaules carrées, ses bras, dépassaient de chaque côté, avec une impression de trop-plein.
La tête du Sénateur, sous une crinière rêche de cheveux gris fer, était également massive, son visage, large et rude, marqué des sillons que grave le pouvoir.
Quand il se leva et traversa la bibliothèque afin d'aller chercher du bourbon et des cigares pour son invité, la pièce immense sembla rétrécir, comme si les murs et le plafond se rapprochaient brutalement; et le plancher poli menaçait à chaque instant de craquer sous son pas pesant, bien qu'il fût considérablement trop aristocratique (ainsi qu'il sied aux planchers de ce genre de demeure) pour se permettre une telle incongruité. Le fauteuil vacant béa, se montra comme la grande caverne capitonnée qu'il était, et reperdit toute dignité dès que le Sénateur s'y laissa retomber.

Dashiell Hammett
The man who stood in the way
(Le dernier obstacle)
Black Mask-15 Juin 1923 (sous le titre de Vicious Circle)
Signé Peter Collinson