mardi 31 janvier 2017

Une vie de fiction


Le vieux cimetière avait belle allure avec ses vieilles pierres tombales usées et ses monuments rongés par le lichen, mais je me suis vite rendu compte que mon père devait se trouver dans la partie moderne avec celles datées des années quarante.
Les pierres tombales dans la partie moderne étaient frustes et bon marché ; de temps en temps une tombe était bordée de marbre, comme une baignoire remplie de terre. Il y avait des bacs en métal rouillé avec des fleurs en plastique à peu près à l’endroit où devait se trouver le nombril du cadavre.
Une fine bruine s’est mise à tomber du ciel et je me suis sentie très déprimée.
Je ne trouvais mon père nulle part.
Des nuages épais et bas filaient au-dessus du bout d’horizon où s’apercevait la mer derrière les marécages et les baraques de la plage ; des gouttes de pluie sombre tachaient l’imper noir que j’avais acheté le matin même.
Une humidité collante filtrait jusqu’à ma peau.
J’avais demandé à la vendeuse :
-Est-ce que c’est vraiment imperméable ?
Et elle m’avait répondu :
-Non, aucun manteau de pluie n’est vraiment imperméable, mais ils résistent à une averse.
Quand je lui avais demandé s’il existait quelque chose de vraiment imperméable, elle m’avait conseillé d’acheter un parapluie. Mais je n’avais pas assez d’argent pour un parapluie. Avec les trajets aller et retour à Boston en bus, les cacahuètes, les journaux, les livres de poche de psychopathologie et le voyage jusqu’à ma bonne ville natale au bord de la mer, j’avais presque épuisé mes économies new-yorkaises.
J’avais décidé que lorsqu’il n’y ne resterait plus d’argent à la banque, je le ferais ; et ce matin-là j’avais dépensé tout ce qui me restait en achetant cet imperméable.
J’ai enfin trouvé la tombe de mon père.
Elle était cachée derrière une autre tombe, tête contre tête, comme on entasse les gens dans les hospices quand il n’y a pas assez de place. La stèle était en marbre rose moucheté comme du saumon en boite. Elle ne portait que le nom de mon père et en dessous, deux dates séparées par un trait d’union.
J’ai arrangé au pied de la tombe la brassée d’azalées trempées de pluie que j’avais arraché sur un arbuste à l’entrée du cimetière. Mes jambes ont cédé sous moi et je me suis retrouvée assise dans l’herbe mouillée. Je ne savais pas pourquoi, mais je pleurais toutes les larmes de mon corps.
Je me suis souvenue que je n’avais pas pleuré lors de la mort de mon père. Ma mère non plus n’avait pas pleuré. Elle s’était contenté de sourire en disant que la mort avait été sa libération, s’il avait survécu il serait devenu infirme, invalide à vie et ça, jamais il ne l’aurait supporté, il aurait cent fois choisi la mort.
J’ai posé mon visage contre la douce surface de marbre et j’ai hurlé ma peine à la pluie froide et salée.
Sylvia Plath
La Cloche de verre

Texte magnifique de celle qui pourrait être la vraie maman de Dalva. Ces sentiments si purs (ceux dont le père de Dava, justement, disait que sans eux nous ne serions que des morceaux de barbaque sur un plancher) ne cessent de vous hanter.

Après avoir lu la quasi-totalité de la correspondance de Sylvia Plath, nous ouvrons l’unique roman écrit dans sa très courte vie pour découvrir la merveilleuse et si poétique capacité des écrivains à se « servir » de leur propre existence.

vendredi 27 janvier 2017

La vie anecdotique (5)





Nous répondons à l’invitation d’une famille. Ils n’habitent qu’à un bloc de notre appartement. Leur intérieur est en tous points semblable à ceux que nous avons déjà eu la chance de découvrir, en Tunisie ou dans d’autres pays du Maghreb. Deux salons (un « privé » et un « publique ») pour recevoir les invités, et une table de salle à manger gigantesque, piquée d’une bonne douzaine de chaises hautes aux pieds torsadés. Dans cette grande pièce principale, seul l’écran plat de la télévision sans dorure ni fioriture, n’est pas de style « quelque chose ».
Il faut tout d’abord trouver un langage commun. Nous optons pour une langue anglaise, complétée de beaux adjectifs français et de mots populaires égyptiens.
Les femmes échangent des propos de femmes, pendant que nous entamons, le mari et moi, une conversation d’ordre général où il est beaucoup question d’économie et de politique. En résumé, apprenez seulement que le pays sombre inévitablement dans le chaos et qu’une fin tragique nous attend. A qui la faute ? C’est une très bonne question. Je me dis que, comme la décoration si particulière des maisons, dans toutes les contrées magnifiques que nous avons déjà visitées, nos interlocuteurs pratiquaient tous sans exception le « c’était mieux avant ! »
Puis, ces dames nous rejoignent pour aborder des sujets bien plus palpitants et réjouissants comme la cuisine italienne, le savoir-vivre français, les nouvelles énergies et la pollution.
On me passe l’assiette avec les inévitables « gâteaux de soirée ». Je choisis un éclair au chocolat en pensant au sandwich-fromage-salade que je vais manger dès mon retour.
Enfin, notre flamme s’éteint tout doucement. Dans un dernier sursaut, le maître de maison veut me parler des vins siciliens tandis que sa femme nous ressert un grand verre de jus de pomme.
Il est grand temps de prendre congé.


 La pause de dix heures. Ma compagne parle avec une collègue camerounaise.
-Avec tes diplômes, tes trois langues parlées couramment, tu pourrais facilement trouver un emploi beaucoup mieux rémunéré…
-Oh, tu sais, avec ma peau, ici…

J'ai un projet secret: éliminer un à un tous les chiens de la résidence. Leur conversation m'ennuie. Ils ne savent qu'aboyer toute la journée.


 Un sourire, une main qui se lève. Dans notre résidence surveillée, « les vieux », gardiens ou jardiniers, sont toujours très heureux de me saluer. Nous n’avons jamais échangé le moindre mot, pourtant, lorsque je serais très loin, je sais que j’aurais beaucoup de mal à oublier ces saluts.

Julius Marx
Le Caire-Janvier 2017

mercredi 25 janvier 2017

Loulou




Magritte habitait à Jette. Il y avait des loulous de Poméranie. Il y en eu au moins trois de couleurs différentes. Un jour, je me suis trouvé là avec Nougé. Le chien venait de mourir et il l’avait fait naturaliser. Il en avait fait (faire) une descente de lit par un empailleur. Comme quelqu’un faisait une remarque, Magritte a argumenté en disant : « Ah mais, c’est parce que je l’aimais bien. Quand Georgette mourra, je la ferai aussi empailler et je la mettrai à côté de mon lit ! » Ca avait beaucoup fait rire Nougé.
 In Magritte par Michel Draguet

 Folio- Biographie

vendredi 20 janvier 2017

Pour Florence




Pour vous, chère Florence, qui nous avez enchanté avec vos instantanés parisiens, cette photo des matins brumeux qui nous rappellent que le désert est proche. Là, juste derrière ces maisons.
Julius Marx

jeudi 19 janvier 2017

Un grand bâillement démocratique



19 juin 1953. Ca y est, les gros titres claironnent la nouvelle qu’ils vont tous les deux (les Rosenberg) être exécutés ce soir à 11 heures. Et j’en ai mal au ventre. Je me souviens du récit fait par un journaliste de l’électrocution d’un condamné, avec une précision à soulever le cœur, décrivant la fascination non dissimulée sur le visage des spectateurs, et tous les détails, les données physiques choquantes à propos de la mort- le hurlement, la fumée- un rapport nu et honnête, sans émotion, qui prenait aux tripes par ce qu’il ne disait pas.
La grande et belle fille féline, qui portait un chapeau original pour venir travailler tous les jours, s’est dressée sur un coude sur le divan de la salle de conférence où elle faisait la sieste, a bâillé, et dit méchamment, d’une belle voix ennuyée : « Je suis tellement contente qu’ils meurent. » Elle a balayé la pièce d’un regard vague et suffisant, refermé ses énormes yeux verts et s’est rendormie.
Les téléphones sonnent comme d’habitude, les gens font des plans pour aller passer la longue fin de semaine à la campagne, et tout le monde est nonchalant, plutôt content, et personne ne pense beaucoup à tout ce que représente une vie humaine- les nerfs et les tendons et les réactions et les réflexes qui ont mis des siècles et des siècles à se développer. Mais ils allaient tuer des gens grâce à ces secrets atomiques. C’est bien qu’ils meurent. Comme ça nous aurons la priorité pour tuer des gens avec ces mêmes secrets atomiques qui sont si jalousement nôtres, si spécifiquement et inhumainement nôtres.

Il n’y a pas de grands cris, pas d’horreur ni de révolte. C’est bien ce qui est si terrifiant. L’exécution doit avoir lieu ce soir. Dommage qu’elle ne puisse être retransmise à la télévision,…ce serait bien plus réaliste et profitable que le téléfilm policier courant. Deux personnes réelles qu’on exécute. Aucune importance. La réaction émotionnelle la plus répandue aux Etats-Unis sera un grand bâillement démocratique, complaisant et banal, exprimant un ennui infini.

Sylvia Plath
Journal-1953.

lundi 16 janvier 2017

La fin du monde




Assis, seul,
face au long couloir phosphorescent de la mer Rouge ; Je pense
cette vieille chaise est rafistolée jusqu’à l’épuisement.
Mais, à quoi bon penser, maintenant.
A quoi bon chercher l’adjectif, tenter d’emprisonner
toutes ces petites vies
Pour qui, pourquoi ?
Cette satanée nouvelle m’a assommé.
Je ne peux dire depuis combien de temps
j’ai le cul  sur cette chaise.

Pour une fois, les scientifiques du monde entier sont tous d’accord
la fin de notre monde (le leur ?) est proche.
Demain, après-demain…
Que faire ?
Face aux éternelles collines d’Arabie,
savourer simplement sa solitude…
A plusieurs on ne fait que gaspiller les moments de bonheur.

Attendre le cataclysme final, l’apothéose de nos folies ?
Je sais qu’en Europe, les mouches s’agitent dans un bourdonnement infernal.
Ils tuent, mentent, blasphèment
inventent même, peut-être,
 d’autres péchés capitaux.
Les salles de cinéma proposent des rétrospectives des films de Chaplin.

Avant de partir,
je laisse mon texte sur la table.

On ne sait jamais.

Julius Marx
Dahab (décembre 2016)

vendredi 6 janvier 2017

Réaimer les gens et le monde







A propos de l’écriture.Voici comment fonctionne l'enchaînement logique de mes peurs: je veux écrire des histoires et des poèmes et un roman, et être la femme de Ted et la mère de nos enfants. je veux que Ted écrive comme il veut et vive où il veut, et soit mon mari et le père de nos enfants.
 Nous n’arrivons pas actuellement, et peut-être n’arriverons jamais, à gagner notre vie en écrivant, ce qui est le seul métier dont nous voulions. Comment gagner de l’argent sans sacrifier notre temps et notre énergie, et nuire à notre travail ?
Mais il y a pire : et si notre travail n’était pas assez bon ? Nous essuyons des refus. N’est-ce pas la manière qu’a le monde de nous dire que nous avons tort d’essayer d’être des écrivains. Comment être sûr qu’un travail ardu aujourd’hui et un développement à venir nous permettront de dépasser la médiocrité ? Et n’est-ce pas la manière dont le monde prend sa revanche sur notre prétention ? Impossible de répondre tant que nous n’aurons pas travaillé, écrit. Aucune garantie d’obtenir un Diplôme d’Ecrivain. Peut-être les mères et les hommes d’affaires avaient-ils raison après tout ? Et aurions-nous dû éviter ces questions déstabilisantes, et prendre des emplois fixes pour assurer un bon avenir à nos gamins ?
Peut-être, si nous avons envie de passer notre vie dans l’amertume. Et de nous dire avec regret : Quel écrivain j’aurais pu être, si seulement…Si seulement j’avais eu le cran d’essayer, de travailler, et d’assumer toute l’insécurité qu’impliquaient cette tentative et ce travail.
Ecrire est un acte religieux, une manière d’ordonner, corriger, réapprendre et réaimer les gens et le monde, tels qu’ils sont et pourraient être. Créer une forme qui ne se perd pas, contrairement à un jour de dactylographie ou d’enseignement. Le texte écrit reste, voyageant de son côté dans le monde. Des gens le lisent et réagissent, comme face à une personne, une philosophie ou une religion, ou encore une fleur : ils aiment ou non. Cela les aide ou ne les aide pas. On a le sentiment de rendre la vie plus intense- on donne plus, on scrute, interroge, regarde et apprend, on crée cette forme, et on reçoit plus en retour : monstres, réponses, couleur et lignes, connaissance. On le fait d’abord pour la chose en soi. Si cela rapporte de l’argent, très bien. On ne le fait pas d’abord pour l’argent, on ne s’assied pas à sa machine à écrire pour l’argent. Non qu’on le refuse. C’est vraiment le rêve quand une profession vous assure la subsistance. Avec l’écriture, c’est très aléatoire. Comment vivre dans une telle insécurité ? Et, bien pire, avec de temps en temps des passages à vide, ou des pertes de foi en l’écriture elle-même ? Comment vivre avec ça ?
Bien pire encore que tout cela, le pire absolu serait de vivre sans écrire. La question est donc comment vivre avec le moindre mal et le minimiser.
Sylvia Plath

Journal (Décembre 1958)

mercredi 4 janvier 2017

Suicide au large d'Egg Rock





Derrière lui les saucisses grésillaient en se craquelant
Sur les grils publics et l’ocre des marais salants,
Les réservoirs à gaz, les cheminées d’usine- ce paysage
D’imperfections dont ses tripes faisaient partie-
Ondulaient et vibraient dans le miroir de l’air.
Le soleil frappait l’eau comme une damnation.
Pas de creux d’ombre où se glisser,
Le sang lui serinait la vieille rengaine,
Je suis, je suis, je suis. Des enfants piaillaient
Là où les rouleaux se brisaient et où les embruns
Fouettés par le vent s’effilochaient à la crête des vagues.
Filant comme une flèche un roquet réussit
A déloger une bande de mouettes de la langue de sable.
Là, comme un feu mourant, sourd, aveugle,
Le corps échoué au milieu des ordures de la mer,
Machine s’entêtant à respirer et à vibrer.
Des mouches prirent d’assaut le crâne d’une raie morte
Et vrombirent sous la voûte des orbites creuses.
Les mots de son livre quittèrent les pages comme des vers
Tout se mit à briller comme une page blanche
Tout se rétrécit sous le rayon corrosif
Du soleil, sauf le roc dans le gâchis bleu.
Quand il entra dans l’eau il entendit
Le ressac sans mémoire qui écrème ces corniches.
Sylvia Plath
(Le Colosse)

sylviaplathinfo.blogspot.com

mardi 3 janvier 2017

Encore !



Une nouvelle année...
Pourquoi pas?
Seulement le temps d'apprendre
encore
de détester
d'aimer
d'imaginer
ou simplement de savourer sa solitude.
Julius