lundi 23 septembre 2013

La sirène de Lampedusa



Puisqu'il semble que tout ceci soit encore d'actualité...

Lundi 14 mars 2011... 17 heures
Les deux hommes étaient vêtus de noir. Tous les deux avaient atteint, depuis déjà pas mal d'années, l'âge requis pour rester assis, une bonne partie de l'après-midi, à la terrasse du Café du Port.
Celui qui avait des mains de maçons et une drôle casquette bariolée avait une jambe allongé sur une des chaises. L'autre fumait un cigare biscornu qui dégageait une fumée noirâtre. Son ventre débordait sur la table du café et son gilet était piqué de miettes de Simenza. Les deux retraités suivaient des yeux les manoeuvres de la troupe spéciale de Carabiniers détachée expressément de la capitale pour ce que la presse appelait "les événements." Casquette bariolée suçait (sa dentition ne lui permettait pas autre chose) un morceau de nougat dur appelé sur leur île de Lampedusa et dans toute la Sicile , le Cubàita .
-Tiens, ça bouge, dit le fumeur.
Son compère grogna
-Oui, on dirait bien que tu as raison, ça bouge.
-Bien sur que j'ai raison, rétorqua celui qu'on appelait Toto, avec une voix plus haute. Quand je parle, c'est pour dire la vérité ( il laissa échapper un gros nuage noir ) j'ai pas de frère dans la politique, moi.
Casquette bariolé, qui s'appelait Masino, ignora l'attaque de son voisin. Son frère Vito avait prit la place de Don Pripepi, au conseil municipal, depuis trois ans déjà et la plupart des membres de la confrérie des retraités de l'île ne lui pardonnait pas cette dérive familiale.
Sur le port, deux douzaines de carabiniers avec casques, matraques et boucliers faisaient cercle autour d'un groupe de cinq ou six personnes. Ces deux cercles concentriques étaient eux-mêmes prisonniers d'une autre circonférence plus large qui s'agitait, en caquetant comme des poulets: les journalistes.
Masino lâcha le nougat, posa ses deux mains sur le rebord de sa chaise et entreprit de soulever sa carcasse de quelques centimètres.
Toto observa la délicate opération avec un regard en biais.
-C'est une étrangère, annonça Masino depuis son poste de vigie.
-Une mangeuse de polenta ?demanda Toto
-Non, encore plus haut..
Toto crispa les mâchoires et fixa son compère comme s'il venait de lui déclarer que le Chevalier Bartolini était un cornard.
- Plus haut que la polenta !Qu'est-ce que tu racontes, tu deviens fou?
-Oui, je dis, elle vient de plus haut, dans le Nord. Certainement une fille de la tribu Vikings.
Là-dessus, il poussa un gros soupir, lâcha prise et retomba sur sa chaise, le cul bien calé.
Toto fixait les trois cercles qui roulaient sur le port entre les caisses en se massant le menton.
Qu'est-ce qu'une Viking pouvait bien venir faire chez eux ?
Masino reprit son nougat en bouche.
-Moi, les vikings, je leur pisse à la raie, déclara Toto en accompagnant sa déclaration d'un geste équivoque.
-Groummf, répondit son copain.
Le carabinier Mario Spoletti leva sa matraque bien haut.
-Si t'enlèves pas ton pied de ma chaussure, je te fracasse le crâne, cria-t-il.
Le journaliste rondouillard et binoclard ouvrit la bouche et fit un bond en arrière. Spoletti le poussa et poursuivit son chemin. Binoclard fit un roulé-boulé. La chorégraphie s'acheva en apothéose, dans une caisse de sardines.Il se releva en geignant, décida tout de suite, avec une mine dégoutée, d'ôter toutes ces sales bestioles des trop nombreuses poches de sa veste trois-quart, genre saharienne. Spoletti rejoignit son unité. Le brigadier- chef Guido Scarlati hurlait ses ordres en bombant le torse. Paolo, le voisin de chambrée de Spoletti, imitait souvent le chef Scarlati, le soir, après le repas. Il sortait exagérément sa mâchoire inférieure et singeait le chef dans un de ses discours Mussoliniens. Un mendiant s'inséra entre lui et le petit groupe d'agités. Spoletti leva seulement sa matraque. Le mendiant se volatilisa. Spoletti profita de la cohue pour s'esquiver. Il se planqua derrière un gros container rouillé et alluma une cigarette. La première de la journée, pensa-t-il en soufflant la fumée vers le ciel.
Il regarda ce qu'il appelait le cirque. Une femme politique escortée par deux escadrons complets.
En plus, c'était une française ! Spoletti voyait les françaises moins grosses que ça. Il y a longtemps chez lui, à Parme, il avait vu au cinéma une française beaucoup plus gironde. Il ne se rappela pas du nom du film mais, cette française-là, il l'aurait bien escorté jusqu'à son plumard. Mais, çà, c'était du cinéma et cette saloperie d'île ;  la réalité. Spoletti n'aimait pas Lampedusa. Comment aurait-il pu aimer une saloperie d'île où l'on mangeait des graines et des câpres? Un mois déjà qu'il vivait au milieu des indigènes. Tiens, les indigènes, les autres, ceux qui étaient responsables de son exil forcé, ceux-là non plus Spoletti ne les aimait pas. Il pensait qu'ils étaient probablement cinglés. Spoletti ne voyait pas d'autres explications. Sinon, pourquoi risquer sa vie sur une chaloupe pour venir bouffer des graines et des câpres? Là-bas, chez eux, ils avaient le soleil et au moins dix femmes chacun, le rêve! Quittez ça pour venir ici, pfff ! Il jeta son mégot et remarqua les deux vieux, assis à la terrasse du café du Port. Un des deux lui fit un geste obscène. Spoletti n'en revint pas. Même à Milan ou Turin les vieux n'étaient pas aussi intrépides. Il décida de leur donner une bonne leçon.Il serra sa matraque dans sa main et quitta son refuge.

Le mendiant, qui n'était pas un mendiant mais un paysan de Terranova, venu voir sa soeur Carmela, serveuse à l'auberge Catena, avec pour mission de  lui demander de bien vouloir lui prêter 20 euros pour la santé de sa famille, se glissa par la porte entrouverte d'un entrepôt. A l'intérieur, le dos contre les planches de la paroi, il répéta deux ou trois fois " Mon Dieu, quelle aventure" en s'épongeant la sueur de son cou, de son front, avec son mouchoir. Puis, il se hissa jusqu'à l'unique fenêtre et risqua un oeil dehors.Il vit plusieurs hommes costumés qui parlaient avec une grande femme blonde (anglaise ou suédoise, pensa-t-il) . La femme avait de grands yeux. Des yeux comme les siens, aussi grands, il se rappelait bien en avoir déjà vu… Mais où?
Derrière la baraque qui servait d'entrepôt, le jeune Renzo (commis au super-marché Euro hard discount Supermercati ) tentait désespérément de glisser sa langue dans la bouche de la jeune Lucia ( apprentie-coiffeuse au salon de "Madame Incorvaja"). La jeune fille lutta contre l'entreprenant et, avec une agilité de chatte, se déroba. Renzo alla embrasser une planche de la baraque. Il cracha sur le sol. Puis, il se redressa et, les cheveux ébouriffés, la face empourprée, fixa sa jeune conquête avec les yeux d'un fauve. Il bondit en avant . Lucia n'eut pas le temps de s'échapper. Pour le deuxième assaut, Renzo s'assura que les bras de la fille étaient bien plaqués contre les planches de la vieille baraque. Ainsi emprisonnée, elle le pouvait, pensait-il, pas lui échapper.
Il respira un grand coup, avança sa bouche et laissa sortir sa langue.
C'est à ce moment précis que l'on entendit un grand cri. C'était comme une déchirure. Une plainte atroce qui figea instantanément les acteurs de cette tragi-comédie. Toto et Masino, les deux amis du Bar de la Plage , qui à ce moment là, fixaient, les yeux écarquillés, la sombre matraque du carabinier Spoletti, tournèrent la tête dans un bel ensemble en direction du port. Le carabinier les imita aussitôt. Le paysan de Terranova, qui avait décidé de filer, s'immobilisa pourtant et en fit de même.Lucia tomba dans les bras de son aimé et leurs yeux d'une pureté virginale contemplèrent à leur tour le triste spectacle.Sur le port, c'était la panique générale. Comme si un pied gigantesque avait écrasé une immense fourmilière. Casques, bottes, boucliers, matraques, caméras, micros s'entrechoquaient. Officiels, carabiniers, journalistes, passants, s'étaient unis, deux par deux ou trois par trois, pour donner à ce tohu-bohu un air de salle de danse. Le rythme était infernal, le tempo saccadé. Mais, au milieu de ce bal improvisé, le cri atroce pointait toujours bien au-dessus de la musique. La plainte, c'était celle de la femme blonde, tombée à l'eau, et qui cherchait désespérément à rejoindre la rive. On se précipita mais pour les officiels, il était impensable de se jeter à l'eau avec leur beau costume à la coupe élégante. Les journalistes étaient occupés à filmer la scène qui serait en boite pour l'édition du soir et les policiers n'avaient pas reçu d'ordre dans ce sens.Quant aux acteurs dont nous avons ici croqué les aventures, les deux retraités en échangeant juste un regard, décidèrent que la baignade n'était plus de leur âge. Les jeunes fiancés s'embrassaient et le paysan était déjà sur la route qui le ramenait à Terranova. Puis, tout d'un coup, le cri cessa aussi subitement qu'il avait réveillé les passions.
-Vas-y, filme, t'arrêtes pas, dit le binoclard à son caméraman.
L'intermittent du spectacle immortalisa dans son viseur la frêle embarcation. Un marin costaud hissa la femme blonde à bord. Elle se calma, un court instant, puis, fixant ses sauveteurs se remit à pousser de grands cris désespérés, inhumains.
L'équipage, parmi lesquels on comptait des Tunisiens, des Libyens et une bonne partie de gens de couleur, répondit d'un éclat de rire général.
Enfin, l'image de l'embarcation se dissipa.
-Quel beau coucher de soleil! fit un officiel sans cesser de presser sur son nez ensanglanté, le mouchoir avec ses initiales brodées.
-Ouais, c'est juste un coucher de soleil, pensa le carabinier Spoletto, pas de quoi en faire une histoire.

A quelques kilomètres de là, sur la route de Terranova, le paysan se rappela enfin où il avait vu ces yeux, les grands yeux de la femme blonde. Il avait vu les mêmes, il en était sûr, dans une encyclopédie ou il était question de lémoriens, ou quelque chose d'approchant. Enfin, de drôles de bestioles qui vivaient ailleurs, très loin d'ici. Dans sa poche, il pressa son billet de 2o euros.
Julius Marx

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