dimanche 27 novembre 2016

Des horizons singulièrement bornés




Consterné par cet insuccès inattendu, le capitaine tenta sa chance avec un hymne ronflant à l’exaltante solitude et à ces horizons singulièrement bornés du désert qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs. « Excepté peut-être en mer » dit Frau Doktor d’une voix aigre.
Arno Schmidt
Cheveux noirs


Je ne sais si le même sentiment vous touche quelquefois mais, s’il vous fait cette grâce, alors, vous savez comme il est doux et stimulant de découvrir au cours d'une lecture qu’un grand écrivain vous a fait l’honneur de penser (oh, un court instant seulement !) de comparer, comme vous.

vendredi 25 novembre 2016

Un désespoir sénile



20 XI 1947.- Jadis, quand nous étions cinq ou six à table, et que Nina faisait la soupe du déjeuner (le plat du dîner, c’était la grand-mère qui le faisait), de temps en temps, il arrivait que, d’une assiette creuse, on retire lentement, à deux doigts, un cheveu, un cheveu châtain, fin, long, long. Celui qui l’avait touché protestait, contrarié ; et Nina, mortifiée, se confondait en excuses. A présent, nous ne sommes que deux à table, et elle ne cuisine plus, et il n’y a plus de cheveu dans la soupe. Mais l’après-midi d’avant-hier, comme je découvrais le lit pour m’y reposer, le lit qu’elle fait tous les matins, je trouvai un cheveu, l’un de ses cheveux, fin, propre, assez long, gris.

Virgilio Giotti
Notes inutiles


L’écriture de Giotti est une musique, une musique douce, apaisante, parfaite, et l'on frissonne en entrant dans cette banalité enchantée de détails scintillants où le quotidien devient couleurs. Une fois encore, le dernier mot au poète, celui de Pasolini qui écrivait :" Giotti, un désespoir sénile dans un coeur d'enfant."

samedi 19 novembre 2016

La langue du chaos




La poésie a parfois ce genre d’effet. Soit on se retrouve au septième ciel, soit on barbote en pleine dépression. On pond un premier vers formidable, mais la pensée n’est pas assez puissante pour en enchaîner d’autres et, au beau milieu de la création, les mots s’ennuient et se font la guerre. Nos carnets sont remplis de ces fragments, le shrapnel de nos intentions. La vie est pingre en conclusions, voilà pourquoi on se bat souvent pour achever un poème. Certains sont perdus à jamais. On se promène parfois en ruminant plusieurs versions d’un même texte qui n’aboutissent à rien. On est l’esclave de cette langue du chaos qui nous fait cogiter des jours et des semaines entières. Quand le poème finit par fonctionner, on nage dans le bonheur et on oublie les difficultés passées, tout comme on oublie très vite ses souffrances. Les comportements extrêmes constatés chez les poètes s’expliquent sûrement par ces tensions. Quand l’esprit passe autant de temps dans la fièvre, il crée certains dérangements qui, depuis longtemps, sont à l’origine de nombreuses blagues chez les universitaires.
Jim Harrison

Le Vieux Saltimbanque 

mercredi 16 novembre 2016

Aux mains des robots






A lui, Alberto, la vie syndicale importait assez peu, et c’était un ouvrier. Pour Dino Piermattei, qui venait de la bourgeoisie, des études, elle était tout. Comme nombre de garçons issus de la guerre, il s’était jeté dans la lutte des classes, y croyant parce qu’il avait besoin de croire en quelque chose et que le monde tel qu’il était, aux mains des robots, était trop laid. Il fallait lui redonner visage humain, le libérer de ces automates qui voulaient transformer la terre entière en usine aveugle.
Anna-Maria-Ortese

Masa (1958)

samedi 12 novembre 2016

Le Polar Est kafkaïen



Pendant mes jours de liberté je reste allongé sur mon lit, plein de chagrin à cause de ma maîtresse, et j’examine mes quatre petits murs, couverts par mon œil trop vif des visages de mes ancêtres, dans la peinture, le plâtre et la maçonnerie. Je vois la monotonie du sang et des cauchemars, et j’écoute la pluie crépiter, sinistre, par la gouttière.
Notre église, le lieu de sépulture de mes parents, est à vendre et elle est étayée par des poutres. Lors de mes visites je sens les morts qui attendent dans les hautes roncières derrière les tombes. Par la suite je rêve d’eux : ils sont gris et me désignent du doigt sous la pluie implacable et me supplient d’agir pour eux. Comme j’en suis incapable, ils se détournent sans espoir et disparaissent de nouveau dans la haie, ratatinés dans des imperméables militaires pourris.
Et comment rendrons-nous compte aux autres de notre propre perte, de notre propre peine, une fois que nous aurons quitté la vie pour rejoindre un père mort auprès d’un feu mort dans l’obscurité d’un pays qui s’en est allé ?
Robin Cook
How the dead live
(Comment vivent les morts)
Photo: Tim Page (Universal Soldier)