vendredi 3 mars 2023

Ivresse




 


Du couloir, il déboula dans le hall des billets de "Strasbourg Saint-Denis" ,s'engagea  dans les paquets de foule. Les habitués de la station se tenaient collés à leur place coutumière. Du matin au soir , l'énorme dégagement souterrain joue à bureaux fermés. Tous les sans-famille du quartier, tous les sans-parole, tous les mille-soucis, tous ceux qui cherchent un mot à dire, une information sur le pays lointain, un ami et un ennemi, se retrouvent là, dans le dernier salon parisien où l'on cause.

Joseph Bialot

Le Manteau de Saint-Martin

Série Noire n°1994

"Le texte est ivresse ou il n'est rien !" JPM

lundi 30 janvier 2023

Tempête

 


Zig avait lu que cet écrivain américain, Scott Fitzgerald, remplissait des baignoires de gin pour sa femme Zelda. La vraie vie, la belle vie, la grande vie, au Ritz, pour commencer, et puis Venise, le Danieli, tous les palaces, et ils prendraient bien soin d'allumer une fois, une seule fois, cette putain de ville avant de partir. Ils feraient tout sauter, les belles maquettes des architectes, les grands projets, les beffrois et les arcades de Versailles, le verre fumé allait exploser, les courbures métalliques allaient se tordre, tortillonner, craquer. Rayman allait griller dans ce brasier. Pire: Pelo allait le déshonorer, le soumettre, ce gros phoque, son gros fion à la broche. Pelo, la baby-sitter, l'homme nounou , Soeur Douceur, le bourreau au bout rose! Zig éclata de rire. Le gazon allait brûler jusqu'au dernier poil. Rayman pourrait toujours appeler son père. Papa, papa! Pourquoi m'as-tu abandonné? A la casserole, soirée rock'n'roll, son et lumière, parole. Nous sommes les loups, Nina, et ils sont les moutons. Il éclata de rire.

-Qu'est-ce qui te fait rire, champion? demanda Rayman en tirant une chaise.

Hervé Prudon

La revanche de la Colline

(Série Noire n°2411)

Ouvrage écrit lors de la résidence d'Hervé Prudon au Prisme (centre de développement artistique et culturel de Saint-Quentin-en Yvelines) dans le cadre de l'opération "Polar sur la ville".

Prudon, c'est un océan furieux qui ne cesse de frapper les côtes. Un océan  qui détruit tout ce qu'il inonde; le dérèglement climatique avant l'heure, sans doute. Le lecteur isolé  n'a plus rien pour se protéger, il divague, cherche à reprendre son souffle. Mais, l'océan n'abdique jamais.

Julius


lundi 12 décembre 2022

Vie littéraire




Il y a cependant à propos de la vie littéraire quelque chose qui me répugne, tout cet effort pour bâtir des châteaux sur des toiles d'araignée, cette longue lutte acrimonieuse pour donner de l'importance à ce qui aura disparu dans quelques années, avec les miasmes de l'échec qui me blessent presque autant que les fanfares du succès populaire.

Raymond Chandler 

Lettres (Tome 1)

jeudi 8 décembre 2022

Le nouveau Montalbano est arrivé !





Un nouveau Montalbano, c'est comme le Beaujolais, Il faut absolument sacrifier au rite chaque année, histoire de vérifier s'il a toujours ce petit goût de banane ou ce magnifique bouquet de fruits rouges qui nous a fait si souvent perdre la tête dans le passé. D'autant plus que (si nos informations sont justes) il s'agit ici de l'avant dernier opus du Maître. Après dégustation, le fan  constatera que ce roman là est particulier et pensera de suite que le critique ne peut  absolument pas donner son avis sans dévoiler une partie de l'intrigue. Et puis, rassénéré, il se souviendra de ce texte Raymond Chandler, qu'il publiera en recommandant à ses lecteurs de le lire après le roman de  Camilleri : Le cuisinier de l'Alcyon.

"La situation originale et le dénouement doivent avoir des mobiles plausibles. On doit y trouver les actes plausibles de personnages plausibles dans une situation plausible, en se souvenant que la vraisemblance est en grande partie une question de style. Cela interdit la plupart des fins truquées, et ces histoires où l'on prétend "boucler la boucle", et dans lesquelles le personnage le moins probable se révèle être le criminel, sans pour autant convaincre personne. Interdite également une mise en scène élaborée comme celle qu'imagine  Agatha Christie dans Murder in the Calais Coach où le nombre de coïncidences  nécessaires est si grand que personne ne peut vraiment y croire. Bien sûr ici comme partout la vraisemblance est une question d'effet, non de faits, et un écrivain réussira là où un autre moins doué va juste se rendre ridicule."

Raymond Chandler

Quelques remarques sur le roman de mystère

Lettres (Tome 1) 1949

Montalbano, je pense à vous !

Julius Marx

dimanche 9 octobre 2022

La plus belle vie du monde

 



Ah ! ces intérêts commerciaux, qui souillent la plus belle vie du monde! Pourquoi faut-il que la mer serve au commerce- et aussi à la guerre? Pourquoi y tuer et y faire  des affaires dans des buts égoïstes, d'une importance minime, tout compte fait? Ce serait tellement mieux de naviguer en relâchant de temps en temps dans un port pour se dégourdir les jambes sur la terre ferme, acheter quelques livres et changer de nourriture pendant quelques jours. Mais  puisque nous vivons dans un univers plus ou moins sanguinaire et outrageusement mercantile, mon devoir indiscutable était de tirer le meilleur parti possible des occasions qui se présentaient.

Joseph Conrad

Un sourire de la fortune

jeudi 6 octobre 2022

Plan de situation

 






Il ouvrit  la porte et me fit entrer. L'endroit n'était qu'un restaurant tout ce qu'il y avait d'ordinaire, en formica et acier inoxydable, avec un long comptoir sur notre gauche, des boxes à droite et d'autres tables au fond. Quatre adolescents, dans un box proche de l'entrée, mangeaient des frites avec leurs doigts dans une assiette commune. Plus loin, une femme aux cheveux gris, avec des bagues à tous les doigts, lisait un livre dont la couverture en plastique indiquait qu'il provenait d'une bibliothèque de prêt.

L'homme qui se tenait derrière le comptoir était grand, gras et complètement chauve. La sueur formait des gouttes sur son front et avait transpercé sa chemise. Il ne faisait pas tellement chaud parce que l'appareil de conditionnement d'air fonctionnait à toute allure. Il y avait deux consommateurs, au comptoir, un homme aux épaules tombantes, vêtu d'une chemise à manches courtes blanche  et qui évoquait un comptable raté, et une fille robuste, avec de grosses jambes et une mauvaise peau. Au bout du comptoir, la serveuse faisait une pause cigarette.

Lawrence Block

When The  Sacred Ginmill Closes

(Le Blues des Alcoolos)

Série Noire n°2106

lundi 5 septembre 2022

Précis de torture morale

 



Néron, avec une impétuosité  si calculée qu'elle eût semblé naturelle à qui ne le connaissait pas, serra Sénèque dans ses bras velus de poils rouges.

-Sénèque ! Toi, ma conscience ! Me séparer de toi! Tu es mon père, Sénèque! Je te dois bien plus que tu ne me dois! On trouve naturel de donner des terres à un soldat méritant, pourquoi pas à un précepteur de valeur unique? (Sans compter que si je reprends tes biens, on m'accusera de rapacité, bien que je partage ton indifférence à l'égard de l'opulence .) La question n'est pas là, mais dans mon coeur : si tu m'abandonnes, qui me corrigeras de vices que je connais mieux que personne? Qui me protégera des passions? Sénèque, regarde en arrière, vois le chemin par nous deux parcouru... Les tristes accidents dont ma jeunesse fut témoin, nous les avons subis en même temps. Quand je tremblais, je te voyais intrépide. J'ai besoin de toi plus que jamais!

-Tu fus un bon enfant, Néron. Tu détestais les supplices...

-Attention ! Mes prédécesseurs  n'osaient que des supplices à la hauteur de leur âme. Rappelle-toi: ce n'étaient que décollation, flagellations, pendaisons,, crucifixions, écartèlements... Pouah! Les règnes de Tibère, de Caligula, c'est un bruit de fouet, de roues... Par Hercule, le supplice reste un instrument de règne , mais seule la torture morale convient aux délicats: faire cohabiter sur le même triclinium des convives qui se haïssent, humilier un vaniteux, rappeler son passé à un homme capable de tout pour le faire oublier, c'est aussi raffiné que de donner à lire un menu à un affamé, ou de séparer des êtres qui s'aiment. Il faut faire saigner; mais sans effusion de sang.

Paul Morand

(Un amateur de supplices) in

Les écarts amoureux