mardi 8 octobre 2013

Pour ceux de Lampedusa (1)

Pour les enfants, les femmes et les hommes de Lampedusa, je recopie ici entièrement la nouvelle de Leonardo Sciascia intitulée 
Le long voyage. Inutile pour moi de tenter de démontrer quoi que ce soit. Il n'est pas question non plus de donner des leçons.
Le texte qui suit se suffit à lui-même.




C'était une nuit qui semblait faite sur mesure : une obscurité à couper au couteau dont on sentait l'épaisseur au moindre mouvement. Et le bruit de la mer, ce souffle de bête féroce du monde, les remplissait de crainte : un souffle qui venait s'éteindre à leurs pieds.
Ils étaient là, avec leurs valises de carton et leurs baluchons, sur un bout de plage caillouteuse à l'abri des collines, entre Gela et Licata : ils y étaient arrivés à la brune, ayant quitté à l'aube leurs villages de l'intérieur,loin de la mer, figés dans la plaie aride des fiefs. Ils étaient quelques-uns à voir la mer pour la première fois et ils étaient dans un grand désarroi à la pensée de devoir la traverser toute entière, depuis cette déserte plage de Sicile qu'ils quitteraient de nuit, jusqu'à une autre plage déserte d'Amérique, où ils arriveraient également de nuit. Car les accords étaient les suivants:" Je vous embarque de nuit", avait dit l'homme ( un genre de commis voyageur pour le bagout, mais au visage sérieux et honnête) "et je vous débarque de nuit. Sur la plage de Nugioirsi (1)je vous débarque, à deux pas de Nuovaiorche...(1) Ceux qui ont des parents en Amérique peuvent leur écrire d'attendre à la gare de Trenton douze jours après l'embarquement.. Faites vous-même le compte... Bien sûr,je ne peux pas vous donner la date à un jour près: il peut y avoir du gros temps, ça arrive; on peut aussi avoir à échapper à une patrouille de surveillance des garde-côtes...Un jour de plus ou de moins, ça ne vous fera ni chaud ni froid; l'important, c'est de débarquer en Amérique."
L'important était en effet de débarquer en Amérique. Quand et comment n'avait pas vraiment d'importance. Si leurs lettres parvenaient à leurs parents, malgré ces adresses confuses et couvertes de pâtés qu'ils réussissaient à tracer sur les enveloppes, ils parviendraient bien à y arriver eux aussi, en Amérique. Qui a une langue pour parler, peut passer la mer, disait justement le proverbe.
Ils passeraient donc la mer,cette grande mer sombre; et ils aborderaient aux stori(2) et aux farme(3) de l'Amérique; à l'affection de leurs frères, oncles , neveux, cousins;aux riches, chaudes, vastes maisons, aux automobiles grandes comme ces maisons.
Deux cent cinquante mille lires : moitié au départ, moitié à l'arrivée. Ils les gardaient, comme des scapulaires, entre  peau et chemise. Pour les réunir, ils avaient vendu tout ce qu'ils avaient à vendre: la maison de torchis. Le mulet, l'âne, les provisions de l'année , la commode, les couvertures. Les plus malins avaient eu recours aux usuriers, avec la secrète intention de les rouler; au moins une fois depuis tant d'années qu'ils en subissaient les exactions: et ils avaient éprouvé un immense plaisir à la pensée de la tête que feraient ces requins en apprenant la nouvelle. "Viens me chercher en Amérique, sangsue: je te les rendrai peut-être, tes sous, mais sans intérêts." Le rêve d'Amérique débordait de dollars : non plus d'argent bien conservé dans les portefeuilles ou dissimulé entre peau et chemise, mais en vrac dans les poches des pantalons et pris dans ces poches à poignées : avec insouciance, comme ils avaient vu le faire à leurs parents, partis miséreux, maigres et brûlés de soleil ; et revenus après vingt ou trente ans, mais pour de brèves vacances, le visage plein et rose, contrastant magnifiquement avec leurs cheveux d'un blanc immaculé.
Il était  déjà onze heures. L'un des hommes alluma sa lampe électrique : signal afin d'avertir qu'on pouvait venir les chercher pour les faire embarquer. Lorsque l'homme éteignit sa lampe , l'obscurité parut plus épaisse, plus effrayante. Mais quelques minutes plus tard, du souffle obsessionnel de la mer émergea un bruit d'eau  plus humain, familier, comme celui de seaux remplis et vidés en cadence.
Puis on entendit un bruit confus, un bruit de voix étouffées. Et M. Melfa (c'est sous ce nom qu'ils connaissaient l'organisateur de leur aventure) se trouva devant eux, avant même qu'ils eussent compris que la barque avait touché terre.
-Tout le monde est là? demanda M. Melfa . Il alluma sa lampe,fit le compte. Il en maquait deux.
-Peut-être qu'ils ont changé d'avis, ou ils arriveront plus tard... En tout cas, tant pis pour eux. Nous n'allons pas nous mettre à les attendre avec le risque que nous courons.
Tous dirent qu'il n'était pas question de les attendre.
-S'il y en a un parmi vous qui n'a pas l'argent sur lui, avertit M. Melfa, il vaut mieux qu'il reprenne tout de suite la route et qu'il retourne chez lui. S'il pense me faire la surprise une fois à bord , il se trompe plus qu'il n'est permis, car dans ce cas, je vous ramènerai à terre, aussi vrai que Dieu existe, tout autant que vous êtes. Et comme il n'est pas juste que tous payent pour la faute d'un seul, celui-là recevra, de moi et de ses camarades, une dérouillée dont il se souviendra toute sa vie; si ça lui va...
Ils assurèrent tous et jurèrent que l'argent était là, jusqu'au dernier sou.
-Allez, tous dans la barque, dit M. Melfa . Et en un instant chacun des voyageurs se transforma en une grappe informe, une masse indistincte de bagages.
-Jésus, Marie ! Vous avez emporté toute votre maison maison sur le dos !
Il commença à débiter un chapelet de jurons et ne s'arrêta que lorsque toute la cargaison, hommes et bagages, fut entassée dans la barque: au risque qu'un homme ou quelque paquet tombât à la mer. Et la différence pour M. Melfa entre un homme et un paquet résidait justement dans le fait que l'homme portait  sur lui les deux cent cinquante mille lires; sur lui, cousues dans sa veste ou entre sa peau et sa chemise. Il les connaissait, lui, il les connaissait bien, ces paysans méfiants, ces culs-terreux.
(A suivre)
Leonardo Sciascia
Le long Voyage (in La mer couleur de vin)
Gallimard (L'Imaginaire)
Traduction Jacques de Pressac.
(1) New-Jersey et New-York
(2) Stores : magasins
(3) Farms : fermes

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