mercredi 9 octobre 2013

Pour ceux de Lampedusa (2)



Le voyage dura moins longtemps que prévu: onze nuits, celle du départ comprise. Car ils les comptaient plutôt que les jours, parce que les nuits étaient suffocantes, dans une atroce promiscuité. Ils se sentaient plongés dans l'odeur de poisson, de naphte et de vomi, comme dans un liquide chaud de noir bitume. Ils en dégoulinaient littéralement quand à l'aube, épuisés, ils remontaient s'abreuver de lumière et de vent. Mais, comme pour eux l'idée de mer se confondait avec la surface verdoyante des moissons quand le vent les agite, la mer véritable les terrifiait  et s'ils s'aventuraient à la regarder un peu longuement, cette vue leur tordait tripes et boyaux, et leur yeux s'emplissaient douloureusement d'un fourmillement de lumière.
Mais la onzième nuit, M.Melfa les appela sur le pont : ils crurent tout d'abord que des constellations entières étaient descendues sur la mer en troupeaux serrés; mais non, c'étaient des villes, les villes de la riche Amérique qui brillaient dans la nuit, comme des joyaux. La nuit elle-même était un enchantement : douce et sereine, une demi-lune passant derrière toute une faune transparente de nuages, une brise qui libérait les poumons.
-Voici l'Amérique , dit M. Melfa .
-C'est sûr que ce n'est pas un autre endroit? demanda un des hommes, car pendant tout le voyage il avait ruminé cette pensée que sur la mer il n'y a ni rue, ni routes, ni même de sentiers et que seul un dieu pouvait suivre la voie juste sans s'égarer et conduire un navire entre le ciel et l'eau.
M. Melfa le regarda avec pitié et s'adressant aux autres :
-En avez-vous déjà vu chez vous, un horizon comme celui-ci? Vous ne le sentez donc pas, que l'air est différent? Vous ne voyez pas comme elles resplendissent, ces villes?
Tous en convinrent et à leur tour ils regardèrent avec pitié et agacement leur compagnon qui avait osé poser une question aussi stupide.
-Terminons nos comptes, dit M. Melfa.
Ils farfouillèrent sous leurs chemises et en retirèrent l'argent.
-Préparez vos affaires, dit M. Melfa, après avoir encaissé.
Il ne leur fallut que quelques minutes; ayant consommé presque toutes les provisions qu'ils avaient dû emporter selon les termes de la convention conclue avec M. Melfa, il ne leur restait qu'un peu de linge et les cadeaux pour les parents d'Amérique : un fromage de chèvre, une bouteille de vin vieux, un napperon brodé pour un milieu de table ou un dossier de fauteuil. Ils montèrent dans la barque légers, légers, en riant et chantonnant; et même l'un d'eux, à peine la barque se mit en mouvement, commença à chanter à tue-tête.
-Vous n'avez donc rien compris? dit rageusement M. Melfa. Vous voulez donc m'attirer les pires ennuis? Quand je vous aurai débarqués, libre à vous de vous jeter sur le premierr flic que vous rencontrerez et de vous faire rapatrier par le premier bateau; moi, je m'en contrefous, chacun est libre de se détruire comme il veut... Et puis moi, j'ai tenu mes engagements: là, c'est l'Amérique, j'ai rempli mon devoir de vous y déposer... Mais vous, sang du Christ, donnez moi le temps de retourner à bord.
Ils lui donnèrent plus de temps qu'il n'en fallait, car ils restèrent assis sur le sable frais, indécis, sans savoir que faire, bénissant et maudissant la nuit, protectrice tant qu'ils resteraient immobiles sur la plage, mais qui deviendrait un terrible piège s'ils osaient s'éloigner.
M. Melfa avait recommandé : "Eparpillez-vous". Mais personne  n'avait envie de se séparer des autres. Et qui sait à quelle distance se trouvait Trenton, qui sait combien de temps il fallait pour y arriver...
Ils entendirent dans le lointain un chant, irréel.
"On dirait un charretier de chez nous", pensèrent-ils; et aussi que le monde est partout pareil, que partout l'homme exprime dans le chant la même mélancolie, la même peine. Mais ils étaient en Amérique, les villes qui brillaient derrière l'horizon de sable et d'arbres étaient des villes d'Amérique.
(A suivre)

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