jeudi 10 octobre 2013

Pour ceux de Lampedusa (suite et fin)





Deux d'entre eux décidèrent d'aller en reconnaissance. Ils marchèrent en direction de la lumière que la ville la plus proche réverbérait sur le ciel. Ils trouvèrent presque tout de suite la route, "asphaltée, bien tenue : ici c'est différent de chez nous, il n'y a pas à dire"; mais, en vérité, ils s'attendaient à ce qu'elle soit plus large, plus droite aussi. Ils s'en tinrent à l'écart pour éviter les rencontres fâcheuses et la longèrent en marchant entre les arbres.
Une automobile passa: " On dirait une Fiat six cent"; puis une autre qui avait tout l'air d'une Fiat onze cents, et une autre encore."Nos voitures, c'est pour leur amusement qu'ils les ont, c'est un caprice : ils les achètent pour leurs gosses, comme chez nous les bicyclettes ." Enfin passèrent dans un bruit assourdissant deux motos, l'une derrière l'autre. C'était la police, il n'y avait pas à s'y tromper : heureusement qu'ils marchaient en dehors de la route.
Finalement, un panneau de signalisation. Ils regardèrent à droite et à gauche avant de s'engager sur la route  et s'approchèrent pour lire : Santa Croce Camarina-Scoglitti.
-Santa Croce Camarina, c'est un nom qui me dit quelque chose.
-A moi aussi. Et même Scoglitti est un nom qui ne m'est pas inconnu.
-C'est peut-être qu'un de nos parents y habitait, peut-être mon oncle avant de s'installer à Philadelphie; je me rappelle qu'il habitait une autre ville avant d'aller habiter Philadelphie.
-Mon frère aussi : il se trouvait dans un autre endroit avant d'aller à Brucchilin...mais comment ça s'appelait-il, je ne me rappelle absolument pas; et puis nous, nous lisons Santa Croce Camarina, nous lisons Scoglitti, mais nous ne savons pas comment eux le lisent, l'américain ne se lit pas comme c'est écrit.
-Eh oui, ce qu'il y a de bien avec l'italien, c'est qu'on le lit comme c'est écrit...mais nous ne pouvons pas passer la nuit ici, courage...La première voiture qui passe, je l'arrête.Je demanderai seulement au conducteur "Trenton?" Ici les gens sont plus habitués à tout : " même si nous ne comprenons pas ce qu'il dira, il aura bien un geste, un signe et nous comprendrons au moins dans quelle direction se trouve cette maudite Trenton.
Du virage, à vingt mètres, surgit une Fiat cinq cents. L'automobiliste vit les deux hommes s'agiter devant ses phares, les mains levées pour l'arrêter. Il freina en jurant. Il ne pensa pas à des bandits, car la zone était des plus calmes; il crut qu'il demandait un passage et ouvrit la portière.
-Trenton? demanda un des deux.
-Quoi? fit l'automobiliste.
-Trenton?
-Trenton de nom de Dieu, jura l'homme à la voiture.
Il parle italien , se dirent nos deux hommes, en se consultant du regard pour décider s'il ne convenait pas de révéler leur condition à un compatriote.
L'automobiliste fit claquer sa portière, remit en marche. La voiture bondit et seulement alors il cria aux deux hommes qui restaient là, sur la route, comme deux statues:
-Poivrots, salauds d'ivrognes,fils de... Le reste se perdit au loin.
Le silence tomba.
-Je me rappelle maintenant, dit au bout d'un moment celui pour qui le nom de Santa Croce n'était pas nouveau, que mon père, une année que la moisson s'annonçait mauvaise dans notre coin, alla moissonner à Santa Croce Camarina.
Ils se jetèrent assommés sur le bord du fossé: il n'y avait pas urgence à porter aux autres la nouvelle qu'ils avaient débarqués en Sicile.






FIN
(Les photos sont celles du village de Santa Croce Camerina , aujourd'hui plus connu pour être un des lieux de tournage de la série des commissaire Montalbano.)

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