Paris, 1994. Nous habitons un quartier où diverses communautés se côtoient. Si les différents existent bel et bien, il semble que les membres de chaque communauté fassent en sorte que les problèmes soient résolus dans le calme et la concertation. L’image positive qu'offre ce quartier aux visiteurs c’est le marché du dimanche matin sur la place centrale. On y trouve de tout, et pour tout le monde. Les natifs d’Auvergne défilent calmement devant l’étal de cochonnaille en se souvenant du temps jadis où il n'y avait, sur ce marché, que des marchands de cochonnaille, ceux de Tombouctou devant celui des poissons que personne ne considère plus comme des poissons nobles, et les femmes de Bab-El-Oued, avec leurs paniers débordants de légumes, reprochent au marchand d’épices ses prix élevés en poussant de petits cris plaintifs, comme les pleureuses de leur lointain village.
Mais, à
cet hiver-là, ce qui monopolisait les
conversations c’était l’immeuble. Un immeuble de cinq étages à l’angle
de deux rues, à une centaine de mètres seulement de la place du marché-spectacle.
Dans un autre quartier de la capitale ce bâtiment vétuste, avec sa façade
tellement criblée de trous, qu’on aurait
juré qu’elle avait essuyé pendant pas mal d’années plusieurs attaques aériennes et ses misérables
buissons qui s’obstinaient encore à vivre
entre les pierres des balcons et les
fenêtres condamnées, ne serait plus qu’un
lointain souvenir. Mais, l’immeuble était encore là. Son propriétaire, qui
votait à chaque élection et s’acquittait sans broncher des différentes taxes
inhérentes à son bien, ne pensait certainement pas à sa démolition prochaine. C’est
que cet honnête citoyen avait trouvé un moyen infaillible de rentabiliser sa
propriété. Il louait tous les appartements de l’immeuble (appartements, le mot
est peut-être un peu prétentieux en parlant de taudis insalubres sans électricité) à
plusieurs familles d’immigrés maliens qui, on le sait, sont d’un naturel si
conciliant. Et puis, un peu d’exotisme et de couleur (sans mauvais jeu de mot)
dans le quartier, ne faisaient de mal à personne.
Ce dimanche-là,
en revenant du marché, je faisais route en direction de cet immeuble lorsque je
croisais une très jeune fille, habillée uniquement d’une vieille veste d’homme
passée sur un pagne aux couleurs vives et chaussée d’une paire de claquettes
usée malgré le froid glacial. Elle était frêle, chétive et sur ses joues je
remarquais les scarifications de sa tribu ; unique mémoire de son pays natal
qu’elle avait quitté depuis peu mais qui semblait déjà si loin, ce matin d’hiver.
Elle traînait derrière elle une bouteille de gaz en faisant des efforts
désespérés pour la soulever un peu du bitume. Sans un mot, je m’approchais et
lui faisait comprendre que j’allais m’occuper de sa bouteille. Sa première
réaction fût la peur. La crainte que je lui vole son bien, probablement. Mais,
en me voyant balancer la bouteille pour la caler sur mon épaule, elle comprit que j’avais seulement l’intention de l’aider.
Je me dirigeais vers l’immeuble et elle me suivit en gardant la tête basse. Arrivés
devant ce que le quartier qu'on appelait déjà la maison des maliens, je laissais tomber la
bouteille devant la porte d'entrée. Puis, en voyant ses mains d’adolescente agripper le capuchon, je
stoppais son geste et reprit mon fardeau. D'un geste, je lui demandai de m'indiquer le chemin. Elle s’engouffra dans l’entrée de l’immeuble, je lui
emboitai le pas. A chaque étage, je l'interrogeai « c’est ici que tu
habites ? » A chaque palier, elle baissait encore les yeux et
empruntai une autre volée de marches. Nous grimpâmes ainsi jusqu’au cinquième
étage. Totalement fourbu, tentant difficilement de retrouver une respiration
normale, je lâchais enfin la bouteille devant une porte à moitié défoncée. Elle
poussa la porte et je me retrouvai dans une pièce minuscule et sombre. La jeune
fille fit rouler la bouteille et s’envola dans un réduit adjacent qui devait servir
de cuisine. Au centre de la pièce, dans un demi- bidon, brûlait un petit feu. Sur
le sol, confortablement allongés sur des
couvertures et la tête reposant sur de gros coussin, quatre hommes costauds et
dans la force de l’âge, bavardaient en sirotant du thé.
L’un d’eux
se redressa, me fit un grand sourire, comme ceux dont on gratifie généralement l'homme blanc, et me demanda si je voulais un thé. Je lui répondis non d’un geste
de la main et je refermai la porte.
L’année
dernière, à Abidjan, je rencontrai encore une autre fille comme celle de cet
hiver-là. Je fis exactement la même chose. Pendant notre trajet, la fille ne
cessait de rire. Enfin, arrivée à destination, elle se décida à me demander pourquoi, moi, un homme je
m’abaissais à faire ce travail de femme.
Ce que je
lui répondis est une autre histoire.
Julius Marx
peinture: Femme à l'amphore (Matisse-1953)
peinture: Femme à l'amphore (Matisse-1953)
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