samedi 14 février 2015

La vie anecdotique



Le jeune coiffeur est en grande discussion avec un vieil homme presque chauve. Manifestement, le vieux demande que le coiffeur fasse son boulot de coiffeur en égalisant par ci, par là, ce qu’il reste à égaliser. Le jeune affirme  qu’il ne reste plus rien à égaliser. Il tourne la tête vers moi en souriant.

-Je voudrai  me faire couper les cheveux. Une coupe toute simple. Pas trop court si possible.

Sans cesser de sourire, il tourne la tête en direction des trois marmots assis sur le canapé. Je constate qu’ils ont tous une sacré tignasse. Je tente  de calculer le temps nécessaire au débroussaillage complet de cette forêt vierge, puis renonce.

-Bon, j’attendrai…

Je m’installe comme je peux, à califourchon sur l’accoudoir du canapé.
La télévision diffuse un vieux film des années cinquante qui n’intéresse pas les gamins, trop occupés à pulvériser des monstres venus d’une autre planète sur l’écran de leurs portables. Le bellâtre gominé qui tient le rôle principal est probablement une ancienne gloire de la chanson. Il chante beaucoup mieux qu’il ne joue la comédie. Le coiffeur, malgré son jeune âge, fredonne les paroles avec le bellâtre, en jetant un coup d’œil sur l’écran entre chaque coup de ciseaux. Nul besoin de comprendre l’arabe pour avoir une idée de l’intrigue ; elle est jeune, insouciante et elle aime le chanteur. Il en aime une autre, plus âgée, plus riche. Les femmes sont toutes vêtues de robes invraisemblables, de bijoux qui doivent peser des kilos, les hommes de costumes rayés ou à carreaux. Mêmes les cravates sont à motifs géométriques ! Seuls les domestiques noirs sont en costume traditionnel. Tout ce joli monde se déplace dans des voitures aussi longues qu’une rame de métro.

Le vieux chauve a fini par abdiquer. Il colle un billet dans la main du coiffeur. Avant de sortir, il lance une dernière réplique, probablement sur les coiffeurs de jadis, leur savoir-faire, leur  conversation, bref : leur abnégation totale.

Lorsque le premier gamin monte sur le siège pour se faire tondre, le drame est à son paroxysme. La jeune fille apprend à sa meilleure amie qu’elle est atteinte d’une maladie de cœur. Pourtant, c’est son père (l’homme au costume à carreaux sur une robe de chambre chamarrée) qui tombe foudroyé.

Le premier gamin  se retrouve avec une forêt de pins hérissés sur le sommet du crâne et totalement rasé sur les côtés. Le coiffeur enveloppe son œuvre d’une bonne dose de gomina. Lorsque le gamin saute du siège il affiche le même sourire béat que tous les gosses du monde qui se font tondre les après-midi où il n’y a pas d’école.

Pendant ce temps, le chanteur a épousé la femme riche. On boit du champagne (au passage, je remarque qu’à chaque fois que l’on trinque, on lance  «  à la vôtre » en français),  on chante, on danse, mais, surtout, on ne s’embrasse pas ! Les manifestations affectives se limitent à une poignée de main (entre le père et sa progéniture) ou à une  accolade furtive, pour les jeunes mariés. Les hommes ne se lassent pas d’admirer la dextérité de la danseuse du ventre engagée pour la noce.

Le deuxième garçon a eu droit, lui aussi, à la coupe maison. C’est maintenant au tour du dernier de passer entre les mains expertes  du  débroussailleur fou.

Sur l’écran, au moment même où la jeune écervelée va finir par avouer son amour à son bellâtre gominé, nous avons droit à  quelques publicités. Si les couleurs et les rayures ont toujours le vent en poupe, il semble que les symboles d’aisance et de joie de vivre d’aujourd’hui soient plutôt américains. Quatre gros types avalent des paquets de gâteaux sur une plage en se déplaçant comme des otaries sur le sable pendant qu’un couple, d’un quintal chacun, achète un appartement dans une résidence de luxe. Le dernier message invite les spectateurs à boire encore plus de sodas.

C’est à mon tour d’affronter l’homme aux ciseaux. Je tente de lui expliquer mes réticences vis-à-vis de la modernité. Question coupe de cheveux, je tiens à rester « vieux jeu ».
Pendant qu’il s’active, je remarque qu’il est de plus en plus fasciné par l’écran. La jeune fille et son chanteur se sont enfin retrouvés. C’est alors que la femme du chanteur fait irruption dans la chambre où le gominé joue un petit air de oud à sa dulcinée. J’espère que le coiffeur, emporté par la passion, ne va pas me faire la coupe du bellâtre.

Enfin, il finit par me libérer. L’après-midi s’achève. Je sors sans avoir vu la fin du film. Qu’importe, le chanteur finira par choisir celle qui le chérit depuis toujours, sinon, c’est un imbécile.

Julius Marx

Photo: Farid-El-Atrache, surnommé" le chanteur triste". Même s'il a joué dans 31 films, il reste plus connu pour sa carrière dans la musique et sa virtuosité comme joueur de oud. 

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