Le jeune coiffeur
est en grande discussion avec un vieil homme presque chauve. Manifestement, le
vieux demande que le coiffeur fasse son boulot de coiffeur en égalisant par ci,
par là, ce qu’il reste à égaliser. Le jeune affirme qu’il ne reste plus rien à égaliser. Il tourne
la tête vers moi en souriant.
-Je voudrai me faire couper les cheveux. Une coupe toute
simple. Pas trop court si possible.
Sans cesser
de sourire, il tourne la tête en direction des trois marmots assis sur le
canapé. Je constate qu’ils ont tous une sacré tignasse. Je tente de calculer le temps nécessaire au
débroussaillage complet de cette forêt vierge, puis renonce.
-Bon, j’attendrai…
Je m’installe
comme je peux, à califourchon sur l’accoudoir du canapé.
La
télévision diffuse un vieux film des années cinquante qui n’intéresse pas les
gamins, trop occupés à pulvériser des monstres venus d’une autre planète sur l’écran
de leurs portables. Le bellâtre gominé qui tient le rôle principal est
probablement une ancienne gloire de la chanson. Il chante beaucoup mieux qu’il
ne joue la comédie. Le coiffeur, malgré son jeune âge, fredonne les paroles avec
le bellâtre, en jetant un coup d’œil sur l’écran entre chaque coup de ciseaux.
Nul besoin de comprendre l’arabe pour avoir une idée de l’intrigue ; elle est
jeune, insouciante et elle aime le chanteur. Il en aime une autre, plus âgée,
plus riche. Les femmes sont toutes vêtues de robes invraisemblables, de bijoux
qui doivent peser des kilos, les hommes de costumes rayés ou à carreaux. Mêmes les
cravates sont à motifs géométriques ! Seuls les domestiques noirs sont en
costume traditionnel. Tout ce joli monde se déplace dans des voitures aussi
longues qu’une rame de métro.
Le vieux
chauve a fini par abdiquer. Il colle un billet dans la main du coiffeur. Avant
de sortir, il lance une dernière réplique, probablement sur les coiffeurs de
jadis, leur savoir-faire, leur conversation, bref : leur abnégation
totale.
Lorsque le
premier gamin monte sur le siège pour se faire tondre, le drame est à son
paroxysme. La jeune fille apprend à sa meilleure amie qu’elle est atteinte d’une
maladie de cœur. Pourtant, c’est son père (l’homme au costume à carreaux sur
une robe de chambre chamarrée) qui tombe foudroyé.
Le premier
gamin se retrouve avec une forêt de pins
hérissés sur le sommet du crâne et totalement rasé sur les côtés. Le coiffeur
enveloppe son œuvre d’une bonne dose de gomina. Lorsque le gamin saute du siège
il affiche le même sourire béat que tous les gosses du monde qui se font tondre
les après-midi où il n’y a pas d’école.
Pendant ce
temps, le chanteur a épousé la femme riche. On boit du champagne (au passage,
je remarque qu’à chaque fois que l’on trinque, on lance « à la vôtre » en français), on chante, on danse, mais, surtout, on ne s’embrasse
pas ! Les manifestations affectives se limitent à une poignée de main (entre
le père et sa progéniture) ou à une accolade
furtive, pour les jeunes mariés. Les hommes ne se lassent pas d’admirer la
dextérité de la danseuse du ventre engagée pour la noce.
Le deuxième
garçon a eu droit, lui aussi, à la coupe maison. C’est maintenant au tour du
dernier de passer entre les mains expertes
du débroussailleur fou.
Sur l’écran,
au moment même où la jeune écervelée va finir par avouer son amour à son
bellâtre gominé, nous avons droit à
quelques publicités. Si les couleurs et les rayures ont toujours le vent
en poupe, il semble que les symboles d’aisance et de joie de vivre d’aujourd’hui
soient plutôt américains. Quatre gros types avalent des paquets de gâteaux sur
une plage en se déplaçant comme des otaries sur le sable pendant qu’un couple,
d’un quintal chacun, achète un appartement dans une résidence de luxe. Le
dernier message invite les spectateurs à boire encore plus de sodas.
C’est à mon
tour d’affronter l’homme aux ciseaux. Je tente de lui expliquer mes réticences vis-à-vis
de la modernité. Question coupe de cheveux, je tiens à rester « vieux jeu ».
Pendant qu’il
s’active, je remarque qu’il est de plus en plus fasciné par l’écran. La jeune
fille et son chanteur se sont enfin retrouvés. C’est alors que la femme du
chanteur fait irruption dans la chambre où le gominé joue un petit air de oud à sa dulcinée. J’espère que le coiffeur, emporté par la passion, ne va pas me
faire la coupe du bellâtre.
Enfin, il
finit par me libérer. L’après-midi s’achève. Je sors sans avoir vu la fin du
film. Qu’importe, le chanteur finira par choisir celle qui le chérit depuis
toujours, sinon, c’est un imbécile.
Julius Marx
Photo: Farid-El-Atrache, surnommé" le chanteur triste". Même s'il a joué dans 31 films, il reste plus connu pour sa carrière dans la musique et sa virtuosité comme joueur de oud.
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