lundi 2 février 2015

Le vrai Caire





Il me regarde, les yeux ronds, les épaules tombantes, comme si j’étais le type qui vient de lui annoncer «  allez, c’est fini mon vieux. Il faut me rendre ton bel uniforme de vigile et partir tenter ta chance ailleurs. Et ne t’avises pas d’oublier  la casquette et le talkie-walkie, hein ! Faut pas me la faire à moi… »
Le talkie, justement, le voilà  qui crachote. Le vigile l’attrape et explique avec de grands gestes (comme si ça pouvait servir à quelque chose) la situation. Pendant qu’il parle, il me fixe moi, et puis la sortie du parking de ce supermarché géantissime. Un va et vient qui cesse enfin, lorsqu’il replace l’appareil dans la poche de son pantalon. Mon unique délit : être sorti à pied du parking souterrain. Voici le collègue qui arrive. Il est plus âgé et si maigre que je me demande si le vent matinal ne va pas l’emporter avec lui, au-dessus des grands bâtiments, pour un petit tourbillon d’honneur avant de l’abandonner sur le toit, seul, désemparé, son talkie-walkie à la main. Pendant que l’autre lui explique le problème, il hoche doucement la tête. J’ai peur qu’elle finisse par tomber sur le bitume, à force… Puis, il soupire et me demande dans un anglais approximatif pourquoi, oui, c’est bien la question, je suis sorti du parking souterrain sans voiture ? Je tente de lui expliquer que je n’ai pas trouvé la bonne sortie, justement. Alors, j’ai suivi les voitures…
-Où est ta voiture ? me demande-t-il encore, avant de pousser un autre soupir, assez proche d’un râle.
 Quand je lui réponds que je n’ai pas de voiture, il  s’essuie le front, s’affaisse légèrement et tourne sa petite tête pour fixer l’ouverture béante du parking d’où  les véhicules fous s’éjectent à une cadence infernale, comme des bouchons de champagne un soir de réveillon de jour de l’an dans les pays occidentaux.
Le chef est gras. Il vient vers nous en se dandinant. Il n’a même pas rejoint notre groupe que ses deux subalternes tentent de lui expliquer, ensemble, les différents paramètres de cette histoire bien compliquée. Le chef laisse tomber son gros postérieur sur un tabouret cassé, devant la guérite de surveillance du parking. Ses sbires parlent toujours. Il leur donne l’ordre de s’arrêter en levant sa main potelée au-dessus de sa tête et en l’agitant, comme s’il chassait un moustique. Dans un mouvement parfaitement coordonné, les deux hommes ferment immédiatement leurs bouches et baissent la tête.
Le chef a sorti son casse-croute. Il croque dans son pain à pleine bouchée, sans m’accorder le moindre regard. Je comprends qu’il est grand temps de quitter la scène. Je sors côté cour.



Quelques expatriés, gardiens du savoir et de la bonne conduite, me reprochent souvent d’avoir choisi  d’habiter une résidence surveillée dans la banlieue de la grande métropole. Ces sages s’honorent de résider dans ce qu’ils appellent le « vrai  Caire », celui des embouteillages, du vacarme incessant, des taudis, des  ruelles surpeuplées et de la pollution ; bref, Le Caire authentique et traditionnel, celui du peuple. C’est en pensant à ces gens que j’écris ces quelques lignes.
Le gardien de notre immeuble occupe une petite pièce en sous-sol proche de l’endroit réservé aux voitures des locataires. Sur les murs, le béton s’effrite déjà et les fuites des canalisations alimentent quelques mares d’eau saumâtre. Le gardien est un privilégié, surtout parce qu’une unique ampoule éclaire sa pièce et qu’une porte la condamne aux indiscrets. Les ouvriers du chantier, ses voisins de palier, n’ont pas cette chance. Ils dorment  dans un cabanon sombre à côté des sacs de ciment et du matériel et n’ont, pour se protéger du froid de la nuit, qu’un grand morceau de plastique cloué devant l’ouverture. Chaque matin, notre gardien s’en va chercher de l’eau sur le chantier de la piscine mitoyen. Puis, suivant les traditions ancestrales, il fait un feu devant sa pièce. Pour alimenter le foyer, il n’utilise pas, comme ses frères du désert tout proche, quelques branchages aux senteurs odorantes mais plutôt de vieilles planches recouvertes de peinture, récupérées pendant ses rondes.

Quelques minutes plus tard, lorsque le feu atteint son plein régime, il peut  prendre son thé matinal et fumer sa traditionnelle chicha. Une douce odeur de peinture brûlée s’élève alors voluptueusement dans les étages de l’immeuble. En collant leurs serpillières  mouillées au bas de  leurs portes d’entrée, les locataires sourient, soulagés de constater que les traditions sont encore bien vivantes. Dans notre résidence surveillée,  il règne une douce harmonie, même si quelques grincheux promettent d’immigrer prochainement vers le « vrai Caire ».
Julius Marx
Photo: Vizeo.net

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