Il me
regarde, les yeux ronds, les épaules tombantes, comme si j’étais le type qui
vient de lui annoncer « allez, c’est fini mon vieux. Il faut me rendre
ton bel uniforme de vigile et partir tenter ta chance ailleurs. Et ne t’avises
pas d’oublier la casquette et le talkie-walkie, hein ! Faut pas me la
faire à moi… »
Le talkie,
justement, le voilà qui crachote. Le
vigile l’attrape et explique avec de grands gestes (comme si ça pouvait servir à
quelque chose) la situation. Pendant qu’il parle, il me fixe moi, et puis la
sortie du parking de ce supermarché géantissime. Un va et vient qui cesse
enfin, lorsqu’il replace l’appareil dans la poche de son pantalon. Mon unique
délit : être sorti à pied du parking souterrain. Voici le collègue qui
arrive. Il est plus âgé et si maigre que je me demande si le vent matinal ne va
pas l’emporter avec lui, au-dessus des grands bâtiments, pour un petit
tourbillon d’honneur avant de l’abandonner sur le toit, seul, désemparé, son
talkie-walkie à la main. Pendant que l’autre lui explique le problème, il hoche
doucement la tête. J’ai peur qu’elle finisse par tomber sur le bitume, à force…
Puis, il soupire et me demande dans un anglais approximatif pourquoi, oui, c’est
bien la question, je suis sorti du parking souterrain sans voiture ? Je
tente de lui expliquer que je n’ai pas trouvé la bonne sortie, justement.
Alors, j’ai suivi les voitures…
-Où est ta
voiture ? me demande-t-il encore, avant de pousser un autre soupir, assez
proche d’un râle.
Quand je lui réponds que je n’ai pas de
voiture, il s’essuie le front, s’affaisse
légèrement et tourne sa petite tête pour fixer l’ouverture béante du parking d’où les véhicules fous s’éjectent à une cadence
infernale, comme des bouchons de champagne un soir de réveillon de jour de l’an
dans les pays occidentaux.
Le chef est
gras. Il vient vers nous en se dandinant. Il n’a même pas rejoint notre groupe
que ses deux subalternes tentent de lui expliquer, ensemble, les différents
paramètres de cette histoire bien compliquée. Le chef laisse tomber son gros
postérieur sur un tabouret cassé, devant la guérite de surveillance du parking.
Ses sbires parlent toujours. Il leur donne l’ordre de s’arrêter en levant sa
main potelée au-dessus de sa tête et en l’agitant, comme s’il chassait un
moustique. Dans un mouvement parfaitement coordonné, les deux hommes ferment immédiatement
leurs bouches et baissent la tête.
Le chef a
sorti son casse-croute. Il croque dans son pain à pleine bouchée, sans m’accorder
le moindre regard. Je comprends qu’il est grand temps de quitter la scène. Je
sors côté cour.
Quelques expatriés,
gardiens du savoir et de la bonne conduite, me reprochent souvent d’avoir
choisi d’habiter une résidence surveillée
dans la banlieue de la grande métropole. Ces sages s’honorent de résider dans
ce qu’ils appellent le « vrai Caire »,
celui des embouteillages, du vacarme incessant, des taudis, des ruelles surpeuplées et de la pollution ; bref,
Le Caire authentique et traditionnel, celui du peuple. C’est en pensant à ces
gens que j’écris ces quelques lignes.
Le gardien
de notre immeuble occupe une petite pièce en sous-sol proche de l’endroit
réservé aux voitures des locataires. Sur les murs, le béton s’effrite déjà et
les fuites des canalisations alimentent quelques mares d’eau saumâtre. Le
gardien est un privilégié, surtout parce qu’une unique ampoule éclaire sa pièce
et qu’une porte la condamne aux indiscrets. Les ouvriers du chantier, ses
voisins de palier, n’ont pas cette chance. Ils dorment dans un cabanon sombre à côté des sacs de
ciment et du matériel et n’ont, pour se protéger du froid de la nuit, qu’un
grand morceau de plastique cloué devant l’ouverture. Chaque matin, notre
gardien s’en va chercher de l’eau sur le chantier de la piscine mitoyen. Puis,
suivant les traditions ancestrales, il fait un feu devant sa pièce. Pour
alimenter le foyer, il n’utilise pas, comme ses frères du désert tout proche,
quelques branchages aux senteurs odorantes mais plutôt de vieilles planches
recouvertes de peinture, récupérées pendant ses rondes.
Quelques minutes
plus tard, lorsque le feu atteint son plein régime, il peut prendre son thé matinal et fumer sa
traditionnelle chicha. Une douce odeur de peinture brûlée s’élève alors voluptueusement
dans les étages de l’immeuble. En collant leurs serpillières mouillées au bas de leurs portes d’entrée, les locataires sourient,
soulagés de constater que les traditions sont encore bien vivantes. Dans notre
résidence surveillée, il règne une douce harmonie, même si quelques grincheux promettent d’immigrer
prochainement vers le « vrai Caire ».
Julius Marx
Photo: Vizeo.net
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