lundi 5 septembre 2022

Précis de torture morale

 



Néron, avec une impétuosité  si calculée qu'elle eût semblé naturelle à qui ne le connaissait pas, serra Sénèque dans ses bras velus de poils rouges.

-Sénèque ! Toi, ma conscience ! Me séparer de toi! Tu es mon père, Sénèque! Je te dois bien plus que tu ne me dois! On trouve naturel de donner des terres à un soldat méritant, pourquoi pas à un précepteur de valeur unique? (Sans compter que si je reprends tes biens, on m'accusera de rapacité, bien que je partage ton indifférence à l'égard de l'opulence .) La question n'est pas là, mais dans mon coeur : si tu m'abandonnes, qui me corrigeras de vices que je connais mieux que personne? Qui me protégera des passions? Sénèque, regarde en arrière, vois le chemin par nous deux parcouru... Les tristes accidents dont ma jeunesse fut témoin, nous les avons subis en même temps. Quand je tremblais, je te voyais intrépide. J'ai besoin de toi plus que jamais!

-Tu fus un bon enfant, Néron. Tu détestais les supplices...

-Attention ! Mes prédécesseurs  n'osaient que des supplices à la hauteur de leur âme. Rappelle-toi: ce n'étaient que décollation, flagellations, pendaisons,, crucifixions, écartèlements... Pouah! Les règnes de Tibère, de Caligula, c'est un bruit de fouet, de roues... Par Hercule, le supplice reste un instrument de règne , mais seule la torture morale convient aux délicats: faire cohabiter sur le même triclinium des convives qui se haïssent, humilier un vaniteux, rappeler son passé à un homme capable de tout pour le faire oublier, c'est aussi raffiné que de donner à lire un menu à un affamé, ou de séparer des êtres qui s'aiment. Il faut faire saigner; mais sans effusion de sang.

Paul Morand

(Un amateur de supplices) in

Les écarts amoureux 

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