J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources:
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l'arbre que j'aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance) , le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...
De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que l'espace devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être incorporé, cesse d'être approprié. L'espace est un doute: il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête.
Mes espaces sont fragiles: le temps va les user, va les détruire: rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l'oubli s'infiltrera dans me mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n'y aura plus écrit en lettre de porcelaines blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière :"Ici on consulte le Bottin" et "Casse-croute à toute heure".
L'espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l'emporte et ne m'en laisse que des lambeaux informes:
Ecrire: essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose: arracher quelques bribes précise au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une marque ou quelques signes.
Paris 1973/1974
Georges Perec
L'espace (suite et fin)
in Espèces d'espaces
Galilée
(Photo Brassaï)
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