mardi 9 décembre 2025

Vialatte !





 Le plaisir d'obéir pousse l'homme à faire des rois et le plaisir de changer, à leur couper la tête. Ensuite, les rois lui manquent. Il célèbre ceux des autres, leur femme, leur belle-soeur, leurs amours, leurs sentinelles, leur valet de chambre. Il publie les mémoires de leur maître d'hôtel. Il cite les bons mots de leur basset. Il en emplit les journaux les plus lus. Il loue pour sa nuit de noces, dans le palais défraîchi de quelque prince teuton, la chambre humide où mourut une vieille dame qui était cousine de deux empereurs. Il cherche à se frotter aux idoles pour que la dorure lui en reste aux doigts. Il chante l'égalité, sans doute, mais le coeur n'y est pas: ce qu'il voudrait, c'est d'être plus égal que les autres, ce qu'il aimerait, ce serait d'être roi.

Alexandre Vialatte

La Statue du client in "Dernières nouvelles de l'homme".

mercredi 12 novembre 2025

Des archives de couleurs inconnues

 



Cela venait peut-être de ce que la vie d'ici était semblable au sommeil, comme l'attestait du reste la toute présence du gris. Et pourtant, de même que le gris dissimule en lui toutes les couleurs, cette existence crépusculaire semblait développer comme de voiles la possibilité du violent réveil de ses actions bariolées. On le sentait à la qualité du silence, lourd, souvent irritant. 

La surface , toutefois semblait terne, protestante, mercantile. Elle suait l'ennui comme la lecture d'un roman scandinave. Et malgré cela l'étrangeté profonde demeurait immuable. Il suffisait d'abriter ses yeux de sa main pour voir à travers le miroir gris, et l'on découvrait alors la vie foisonnante dont les fjords étaient inondés. Les hautes tourbières contenaient les archives de couleurs inconnues, attendant qu'un grand peintre les dévoilât.

Ernst Jünger

Visite à Godenholm

dimanche 29 juin 2025

Image(s)





(... Outre là-bas ces corbeaux noirs, hommes

Affrontés aux nuages qui s'agenouillent

dans les filets du couchant... )

Dylan Thomas
Prologue 18 poèmes

samedi 14 juin 2025

Exercice de l'ombre et du secret

 



Longtemps je me suis couché de bonne heure- le matin. J'avais mes nuits; je les ai toujours, mais sans comparaison.

Presque chaque soir, vers neuf heures, je prends un bouquin et m'allonge sur mon lit. Souvent , j'abandonne vite ma lecture; commence alors l'étendue d'immobilité et de silence apparents où je découvre ma totale liberté. Nul guetteur sur les points culminants de la Ville noire et bleue ne se soucie  du minuscule espace que j'occupe sous mon toit, rien ne me désigne à sa méfiance. Ils n'ont pas encore de machines à détecter les rêves subversifs, mais ça viendra: faisons leur, en ce domaine, le plus large crédit. Il me reste, je suppose, quelques bonnes années devant pour cet exercice de l'ombre et du secret. 

Je me raconte des histoires, dont une quantité infime verra le jour sur du papier. Ecrire est un travail harassant; choisir, combiner les mots pour qu'ils ne s'éventent , ne pourrissent pas trop vite à la lecture! Tâche tellement disproportionnée à nos forces que l'on se demande comment des hommes lucide ont osé l'entreprendre. Sans doute -je parle en mon nom- finissent-ils par se convaincre qu'ils aident ainsi à produire une réalité qui leur dispensera un peu de sa force, en retour.

André Hardellet

Lourdes, lentes...

mardi 1 avril 2025

PPP

 


Toi, assis sur une petite chaise de fer dont l'émail blanc s'est écaillé un peu plus après les intempéries de l'hiver, dans la courette suspendue de votre appartement de Porta Capuana, sous les pampres de la tonnelle qui te protège du soleil de mai déjà brûlant, à deux pas de ton père qui somnole dans son fauteuil de toile, tu veux que les mots correspondent à des faits, et que les premières pages te parlent de ce qui a eu lieu d'abord. Je planterai devant toi, comme la forêt des druides au lever de rideau de la Norma , la ville et l'année de ma naissance. Tu apercevras tout de suite les rues, les maisons, le ciel de Bologne, pendant que ta mère, à peine essuyées les assiettes du repas de midi et le reste de la mozzarella mis à rafraichir dans une serviette humide, prend son arrosoir pour faire la tournée des plans de basilic et de menthe.

Dominique Fernandez

Dans la maison de l'ange


Pour la douce musique des mots, 

pour l'Italie

et Pier Paolo Pasolini.

jeudi 13 mars 2025

Détail




 L'ancien F.T.P. s'assit sur le banc, devant la table énorme. Cash ouvrit un buffet sombre et en sortit trois verres et une bouteille aux trois quarts pleine, du Johnny Walker étiquette rouge avec un petit timbre de Prisunic collé sur le bouchon à vis en métal mou.

Jean-Patrick Manchette

Nada

(Série Noire n°1538)

lundi 13 janvier 2025

Bucolique

 


La petite Fédora était assise sur le gravier chaud de soleil. Elle réfléchissait en passant sa main potelée dans ses anglaises blondes. Ses yeux verts déjà fascinants (les pauvres, ils ne savaient pas encore ce qu'ils allaient avoir à fasciner comme bonhommes! mais ils ne s'en fatigueraient jamais) ses yeux, émeraudes mobiles sous les sourcils un peu roux et le front légèrement bombé, se promenaient sur les quinze soldats de plomb alignés devant elle, sur le socle de la statue de Diane chasseresse.

Autour de la gamine et des figurines de plomb s'étendait presque à l'infini le parc majestueux du château. Dans une brume dorée lointaine, des cavaliers et des amazones rentraient d'une galopade en forêt. Le comte joua un air de cor de chasse pour annoncer son retour. Des oiseaux s'envolèrent en se bousculant, froissant un feuillage de chêne.

D'un seul coup, en riant aux éclats, la fillette balaya les quinze soldats de plomb. Une hécatombe. Puis elle se dit que ç'avait été trop rapide. Elle les remit en place et les fit chuter un à un, d'une pichenette. Ce n'était que des soldats de plomb.

 Fédora était encore bien jeune.

Pierre Siniac

Les Congelés

Série Noire N° 1682