mardi 12 mai 2015

La rue des sourds-muets

                





Dans cette longue allée, sous les piliers du pont d’une voie rapide parmi tant d’autres, nous attendons sagement notre bus. Nous sommes une petite dizaine, assis  sur le muret devant la mosquée.  Cette rue est la propriété  de quatre jeunes hommes sourds-muets. Ils réglementent  le stationnement pour une petite pièce. Ici, pas de cris, bien évidemment, mais de grands gestes bien appuyés, qui forcent les conducteurs à virer vers la droite ou la gauche pour finir par se ranger dans une des trois files. Ce spectacle de rue, qui s’achève probablement dès la nuit tombée, est une séquence unique dont les différents acteurs (rôles principaux ou simples figurants) mériteraient de figurer dans un slpastick américain du temps révolu du cinéma muet.
Il y a quelques semaines, j’ai assisté à une représentation extraordinaire. Les comédiens venaient remettre leur recette du jour à un homme adipeux couché sur des cartons, au pied d’un des piliers du pont. Les gestes sont devenus saccadés, les visages se sont transformés, les corps se sont torturés. Manifestement, une dispute venait de s’engager entre l’employeur et ses subalternes. Le plus grand des quatre sautait sur place en agitant ses longs bras démesurés au-dessus de sa tête, comme une grosse araignée. A ses côtés, un plus petit, à la peau sombre et aux cheveux crépus des hommes du sud, glissait sur l’asphalte tantôt à droite, tantôt à gauche, dans des mouvements langoureux. Quant aux deux derniers de la troupe, ils se tenaient sagement la main, en restant légèrement en retrait des contestataires, têtes baissées. Le gros homme s’est redressé péniblement, s’est planté devant son équipe et s’est lancé dans un discours. Je ne connais pas la langue des signes mais, il y a fort à parier que le contenu de son speech s’articulait autour du coût de la vie, des temps révolus du plein emploi et des difficultés liées à son poste de hautes responsabilités. L’affaire a été conclue en quelques minutes seulement. L’équipe est retournée au travail et le patron à ses cartons empilés.
Assis sur le trottoir, à deux pas de moi, le vieux mendiant  sans dent qui propose à la vente deux paquets de mouchoirs jetables, témoin lui aussi de la scène,  m’a souri. Il  s’est lancé dans une imitation exagérée du langage des signes en agitant ses deux pauvres bras noueux  comme des branches de mûrier devant lui.

Et puis, notre bus est arrivé.
Julius Marx
(Le Caire-Mai 2015)

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