vendredi 22 mai 2015

Marseille




Maintenant, il entendait distinctement les rumeurs de la ville. Elles s’engouffraient par la fenêtre ouverte de la chambre. Coups de klaxon. Crissements de freins. Sirènes de police. Voix humaines. Battements d’ailes de pigeons, parfois. La même rumeur que dans tous les ports du monde, qui vous envahit après avoir couché avec une fille inconnue, qu’on ne reverra jamais. La rumeur de la nostalgie. Et qui rappelle que vous n’êtes pas d’ici. Seulement un étranger qui passe. Un marin perdu.
Stella s’était  tournée vers lui. Elle lui caressait la queue avec habilité plus qu’avec tendresse.
-Ca sert à rien de penser, elle dit. On est là, et le reste du monde n’existe pas. Tu crois pas ?
-Tu crois ça ?
Son sexe gonflait entre les doigts de Stella.
-Je crois qu’un est là pour oublier.
Il repensa à Diouf.
-Oublier, lui avait-il dit, je ne crois pas que ce soit nécessaire dans la vie. Je ne crois pas qu’on puisse, d’ailleurs.
-Quel conseil me donnez-vous  alors ?
-Je n’ai pas de conseil à vous donner. Ni de destin à prédire.
-Je vous paye pour rien ?
-Quand on paye, ce n’est jamais pour rien.
Comme avec Stella.
Oublier, oui, il savait qu’il ne pourrait pas. Mais il sentait qu’un certain nombre de choses, logées au tréfonds de lui, des choses qu’il n’avait jamais osé se formuler, qui lui collaient à la peau depuis des années, se détachaient peu à peu de lui, et s’en échappaient.
Il regarda Stella. Ses doigts s’activaient sur sa queue avec une lenteur excitante.
-Tu aimes ?
Il n’avait pas attendu que Stella se réveille. D’ailleurs, peut-être ne dormait-elle pas. Qu’importe. Il l’avait payé. Il l’avait écoutée. Il l’avait baisée. Il ne lui devait rien. Même pas un au revoir.
Il s’était habillé en silence. Il avait jeté un dernier regard sur son corps. Comme on regarde un mort avant que le cercueil ne se ferme. C’était ça. Il fermait le couvercle sur sa vie passée. Il laissait à côté de Stella, là, dans les plis des draps encore humides de sa transpiration, sa vieille peau, son cadavre.
Tout pouvait bien lui arriver maintenant, cela n’avait plus aucune importance. Il descendit le cours Julien jusqu’à la Canebière. « Il ne faut pas désespérer, lui avait encore dit Diouf. L’avenir est un monde qui contient tout. »
Jean-Claude Izzo
Les marins perdus
(Flammarion-2003)

Très joli livre d’Izzo. Magnifique et terrible histoire de ces marins échoués dans le port de Marseille. Marseille et ses rues épicées, ses femmes savoureuses, son odeur d’œillet poivré, ses chansons populaires et ses coups de savates dans la tronche.
ps: si vous pouvez trouver le livre dont la couverture illustre cet extrait, ne vous privez surtout pas. 

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