Dans cette
longue allée, sous les piliers du pont d’une voie rapide parmi tant d’autres,
nous attendons sagement notre bus. Nous sommes une petite dizaine, assis sur le muret devant la mosquée. Cette rue est la propriété de quatre jeunes hommes sourds-muets. Ils réglementent le stationnement pour une petite pièce. Ici, pas de cris, bien évidemment,
mais de grands gestes bien appuyés, qui forcent les conducteurs à virer vers la
droite ou la gauche pour finir par se ranger dans une des trois files. Ce
spectacle de rue, qui s’achève probablement dès la nuit tombée, est une
séquence unique dont les différents acteurs (rôles principaux ou simples
figurants) mériteraient de figurer dans un slpastick américain du temps
révolu du cinéma muet.
Il y a
quelques semaines, j’ai assisté à une représentation extraordinaire. Les
comédiens venaient remettre leur recette du jour à un homme adipeux couché sur
des cartons, au pied d’un des piliers du pont. Les gestes sont devenus
saccadés, les visages se sont transformés, les corps se sont torturés.
Manifestement, une dispute venait de s’engager entre l’employeur et ses
subalternes. Le plus grand des quatre sautait sur place en agitant ses longs bras démesurés au-dessus de sa tête, comme une grosse araignée. A ses côtés, un
plus petit, à la peau sombre et aux cheveux crépus des hommes du sud, glissait
sur l’asphalte tantôt à droite, tantôt à gauche, dans des mouvements
langoureux. Quant aux deux derniers de la troupe, ils se tenaient sagement la
main, en restant légèrement en retrait des contestataires, têtes baissées. Le gros homme s’est
redressé péniblement, s’est planté devant son équipe et s’est lancé dans un
discours. Je ne connais pas la langue des signes mais, il y a fort à parier que
le contenu de son speech s’articulait autour du coût de la vie, des temps
révolus du plein emploi et des difficultés liées à son poste de hautes
responsabilités. L’affaire a été conclue en quelques minutes seulement. L’équipe
est retournée au travail et le patron à ses cartons empilés.
Assis sur le
trottoir, à deux pas de moi, le vieux mendiant
sans dent qui propose à la vente deux paquets de mouchoirs jetables,
témoin lui aussi de la scène, m’a souri.
Il s’est lancé dans une imitation
exagérée du langage des signes en agitant ses deux pauvres bras noueux comme des branches de mûrier devant lui.
Et puis,
notre bus est arrivé.
Julius Marx
(Le Caire-Mai 2015)
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