-Tu as l’air
au fond du trou Adam.
-Ah bon ?
-Tu as l’air
terriblement déprimé.
-Tu trouves.
-Même la
façon dont tu dis tu trouves.
-Ah.
-Tu trouves,
imite-t-elle.
-Je ne l’ai
pas dit comme ça.
-Si.
-Tu me dis
que j’ai l’air déprimé je dis, tu trouves ?
-Tu ne l’as
pas dit avec ce ton.
-Je ne l’ai
pas dit avec ce ton parce que je trouve ahurissant qu’on puisse dire à quelqu’un
que l’on ne connaît pas, de cette manière abrupte, qu’il a l’air au fond du
trou.
-Je te
connais.
-Non
Marie-Thérèse, tu ne me connais absolument pas.
-Je vois
bien que tu vas mal. Je l’ai vu tout de suite, déjà au Jardin des Plantes.
De quel
droit juge-t-elle de mon état, pense-t-il, de quel droit profère-t-elle
une appréciation sur mon état, cette rate claudiquant sous la pluie avec ses
sacs d’échantillons. De quel droit
peut-elle décréter que je vais mal, cette ombre qui traverse le temps avec une
robustesse écoeurante. Je ne vais pas mal Marie-Thérèse, je vais au plus
mal, je ressens un chagrin indescriptible
et je ne sais pas d’où pourrait venir la consolation, mais ça tu ne peux
pas le savoir. Tu ne peux pas l’imaginer Marie-Thérèse parce que ton énergie te
dénonce. Un être qui peut vivre dans ce trou sans être anéanti, qui peut ouvrir
ses volets sur ce paysage vide sans pleurer amèrement, ne peut pas juger de mon
état. Un être qui peut affronter la cuisine en longueur et l’alignement des
robots ménagers sans se sentir mortellement abandonné, ne peut juger de mon
état. Je n’ai aucune admiration pour ton énergie, elle me nuit. Je n’ai aucune
admiration pour ta bonne humeur, elle me sidère et me révulse. Rien en toi ne
me parle, et rien en moi ne peut te parler. Et ce n’est pas parce que la
fatalité m’a mis ce jour dans ta Jeep Wrangler que tu peux prétendre à la
moindre connivence et me dire, avec quel culot, que j’ai l’air au fond du trou,
et avec quelle stupéfiante autorité que tu voyais bien que j’allais mal et que
tu l’avais déjà vu au Jardin des Plantes. Tu ne peux rien comprendre à
ma vie parce que toi Marie-Thérèse, tu étais damnée dès le départ. Tu as
accepté cette damnation et tu vis avec. Tu t’es fondue dans la masse, tu as
aplani les discordances entre le monde et toi, tu y as fait ton nid, tu dis business,
tu dis look pour une machine à laver, tu dis je suis épanouie,
une femme qui dit mon business avec cette croyance m’est étrangère à jamais.
Tu fais partie de ces gens qui ne veulent rien d’impossible, et qui d’une
manière ou d’une autre se sont soustraits à l’attente. Des sages de tous les
jours si on veut. Des gens qui réussissent parce qu’ils sont vrais et
authentiques dans un milieu ou n’importe quel esprit sensible s’étiole
et se désagrège. Je ne peux pas croire que Dieu se soit rétracté pour laisser
place à une humanité de ton espèce. Il n’y a aucune égalité entre toi et moi.
Nous ne nous ressemblons en rien, je t’interdis de penser que nous puissions
être égaux au point que je me laisse aller à la confidence. Tu ignores la
défaite et le sentiment de déréliction. Tu ne sais pas ce qu’est la solitude.
Tu te lèves seule et tu n’as pas d’enfants, tu es passée à côté du modèle
universel, mais tu n’éprouves pas ma solitude. Si tu l’éprouvais, tu ne
pourrais pas survivre deux minutes entre ta tanière de Viry et tes
installations de corner dans les parcs d’attractions. Ma solitude à moi
me colle, jamais je ne m’en défais. Que je sois entouré, que je sois avec Irène,
avec les enfants, dans cette vie de famille qui me tue, où l’homme que s’avilir
et brader ce qu’il est, que je sois en société ou seul avec moi-même, le
sentiment de solitude ne m’abandonne pas. C’est lui qui règne sur ma vie. S’il
avait régné sur la tienne Marie-Thérèse, tu flotterais au fond du lac, car tu
ne pourrais endurer d’ouvrir tes volets
sur cette eau morte et ces cris de lointain. Dans la Jeep tu as dit à un
moment donné nous n’avons pas cinquante ans, tu as dit nous comme
si nous étions de la même fournée toi et moi, comme si notre absurde promotion
du lycée avait eu un sens.
Marie-Thérèse, je me souviens à peine de toi au lycée, tu étais l’être
invisible par excellence. J’ai fait semblant, par compassion, lorsque tu t’es
approchée avec tes sacs d’échantillons et ton parapluie, de renouer un fil
inexistant. Lorsque tu as dit nous dans la Wrangler, j’ai compris mon
erreur, j’ai compris que tu ne considérais pas comme un immense honneur que je
sois assis sur ce siège à tes côtés, et comme un immense honneur que j’aie pu
accepter ton impensable invitation. J’intègre à présent que je n’étais pas
seulement ton égal mais ton protégé. Je t’ai fendu le cœur, chauve et seul sur
mon banc mouillé, et tu m’as embarqué dans ton 4X4 au même titre qu’une des
bêtes du zoo si on pouvait les extraire de leur cage. On ne se méfie jamais
assez des gens de ta catégorie, des gens soi-disant inoffensifs qui vous
réduisent en une phrase. Des gens qui vous ramènent à vous de la pire manière,
sans qu’on leur demande rien, sans qu’on leur ait accordé le privilège de la
moindre familiarité et qui profitent de votre faiblesse pour vous démolir.
Marie-Thérèse, j’ai conservé le rêve naïf de devenir un écrivain, c’est-à-dire un
homme qui tente de se sauver de lui-même. Un homme qui pour conserver un peu d’élan
vers l’avenir, s’efforce d’échanger sa propre existence contre celle des mots.
Je ne veux pas entendre que je vais mal, ces termes sont abjectes d’insignifiance
venant de toi Marie-Thérèse. Mes cheveux blanchissent, mes dents jaunissent et
mes mains rapetissent. Je te défends de le remarquer. Je perds la vue. Je te
défends de le remarquer. Même si je suis à l’agonie et mourant, je te défends
de remarquer que je suis à l’agonie et mourant, tu n’as pas le droit de remarquer
quoi que ce soit me concernant, tu ne peux rien comprendre à ce que je suis, tu
as accepté de vivre en étant Marie-Thérèse Lyoc, tu as accepté de faire partie
de la plèbe humaine, nous n’appartenons pas à la même caste, je te défends de
remarquer mon effondrement.
Il se lève brutalement et dit, Marie-Thérèse, je dois
rentrer. Elle dit, déjà ?
Yasmina
Reza
Adam
Haberberg
Photo JL Borges Eduardo Comesa
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