Le récit qui suit fait partie d’un recueil de textes courts, tous imaginés à partir de la phrase d’un écrivain. Ces phrases ne sont donc pas présentes pour illustrer mon propos mais plutôt pour servir « d’étincelle ». L’action se passe dans un pays imaginaire, lui aussi, la Caïnie, et l’auteur-narrateur est le commissaire de police de la ville. Sur ce blog, vous pouvez également lire un autre texte de ce même recueil intitulé le Frelon.
J’ai subitement éprouvé le besoin de ressortir
ce texte écrit, il y a déjà une bonne dizaine d’années, en achevant l’histoire
d’Antonio Tabucchi « En attendant l’hiver » dans son
livre « Petites équivoques sans importance » (Gallimard-
Collection-Récits-2006).
Si d’aventure,
vous décidez de vous embarquez dans le même voyage (ce dont je vous remercie par
avance), je suis sûr que vous n’aurez aucune peine à dénicher les belles
différences qui existent entre un écrivain et un auteur.
Julius
Une belle preuve d'amour
Les sylphes, c'était donc ça ?
Tiens, tiens ! : On en apprend
tous les jours !
Une belle preuve d'amour
Les sylphes, c'était donc ça ?
Tiens, tiens ! : On en apprend
tous les jours !
Arno
Schmidt
Si l’on en croit Aristote "le monde se maintient par la discorde des éléments ; si l'amour les agrège à nouveau, l'univers retourne au chaos." Pourtant, voici une histoire qui vient prouver le contraire.
Le major Amber (1) occupa le poste de maire de notre bonne ville et honora même trois mandats, sans jamais faillir à sa tâche. Comme il est désormais fréquent, lorsqu'on évoque le sacerdoce politique, le seul énoncé de ces douze années passées à la tête de notre cité fait naître chez certains un vilain rictus à la commissure des lèvres et chez d'autres, plus mesurés, un sourire de compassion.
Mais, laissons les sceptiques ricaner pour parler d'amour. Car, c'est bien de cet indispensable sentiment dont je veux vous entretenir.
L'édile et son épouse, une longue femme silencieuse et blanche, habitaient au numéro cinq de la rue Bailly-Dubrocquet. Aujourd'hui, tout le monde ignore qui peut bien être l'homme illustre qui a donné son nom à cette rue car les gens chics se sont déplacés.
La maison du major Amber attirait toutes les convoitises et on ne se lassait d'admirer ce véritable palais avec ses salons de style rococo, son parc, son orangeraie et...merveille : les 220 mètres carrés de plafond de la salle de bal !
Les passants reconnaissaient au major le droit de se prendre pour un doge vénitien." Pardi, s'il en a les moyens ! " entendait-on souvent dans les conversations.
Mais, lorsqu'il perdit les élections, le doge perdit aussi du même coup une partie de son bon sens. Jugez plutôt : il ne cessât de répéter à qui voulait bien l'entendre que la fin du monde approchait, mettant en cause pêle-mêle ; ses ennemis politiques, les promoteurs immobiliers et les habitants de la planète Mars, tous ligués, pensait-il, dans le but d'anéantir la belle civilisation que des hommes de sa trempe avaient mis plusieurs siècles à construire.
Blessé dans sa chair par tant d'ingratitude, il fonda, comme un médecin viennois bien avant lui, une sorte d'association de penseurs dont le but avoué était de mettre en oeuvre les différentes façons de bouter les envahisseurs hostiles venus d’autres planètes et tout particulièrement ceux de la planète Mars, qui, on le sait, sont les plus belliqueux.
Voici pourquoi, tous les mercredis soir, une demi-douzaine de membres que le major avait réuni autour de son illustre personne se retrouvait donc dans son cabinet de travail . Cette pièce, assez particulière, renfermait un secret et nous en parlerons un peu plus loin.
Il y avait là : un notaire à la retraite depuis peu et grand amateur de science-fiction, deux policiers fraîchement convertis aux thèses du major ( en réalité deux de mes espions), l'ancien aide de camp du major, une brute qui ne cherchait qu'à se battre (un adversaire surtout de couleur verte lui convenait parfaitement) et un couple de commerçants ruinés par une spéculation immobilière hasardeuse.
On parlait beaucoup, on s'agitait, mais aucune action concrète, je peux le prouver, n'est jamais venue couronner ces réunions. C'est la raison pour laquelle je n'ai jamais jugé opportun d'intervenir. Le groupe s'entêta pendant plusieurs années dans sa pitoyable incrédulité et finit par se dissoudre.
Le major mourut dans son lit comme la plupart des militaires et ses dernières paroles n'ont aucune chance de se retrouver dans les manuels d'histoires. Il demanda à son épouse dévouée, qui le veillait depuis trois longues nuits sans montrer le moindre signe d'épuisement sur son visage fripé, de s'assurer d'avoir bien bouclé toutes les serrures de leur porte d'entrée, vérifié les fenêtres et fermement barricadé les accès à la cave et au grenier. Elle lui répondit dans un soupir que tout avait été fait selon son souhait. Le major Amber poussa lui aussi un long soupir mais ce fût son dernier.
Proserpine joignit ses mains et récita une très longue prière qu'elle connaissait par coeur depuis son enfance. On enferma Le major dans le mausolée familial et, à ce jour, aucun martien n'a réussi à en fracturer la lourde porte pour lui rendre une petite visite.
Le jour des obsèques, on recouvrit de longues bandes d'étoffe noires la façade antique et teintée d'esprit baroque de la maison. La veuve, frêle silhouette habituée aux longues robes noires boutonnées jusqu'au menton, ne changea pas de tenue pour accueillir les membres de la famille venus tout spécialement pour l'occasion.
La cérémonie aurait pu être brève si l'archevêque, cousin germain du défunt, n'avait pas tenté de démontrer lors d'une oraison funèbre interminable et devant une assistance démobilisée que les extra-terrestres qui préoccupaient tant le major n'étaient autre que les envoyés du seigneur lui-même, et il soutint cette thèse pendant une longue demi-heure !
Aussi, lorsque l'office s'acheva enfin, aucun des fidèles présents n'était convaincu .Certain esprits facétieux prédirent même que le prélat suivrait bientôt le même chemin que son défunt cousin.
Plus tard, pendant que les femmes pleuraient en silence dans la cuisine en préparant du café, les hommes parcouraient la maison en petits groupes en fumant de gros cigares. Les plus expérimentés évaluaient secrètement le mobilier pendant que d'autres, dans leurs têtes, réalisaient déjà les premiers croquis de la future rénovation.
Le lendemain, tout ce joli monde repartit à ses affaires et l'épouse du major savoura enfin la solitude.
La somptueuse et magique demeure devint le centre de son monde imaginaire où elle se replia sur elle-même pour fuir les pressions chaotiques du présent. Sans complaisance aucune, le vent finit par venir à bout des bandes d'étoffes appliquées sur la façade puis les parsema aux quatre points cardinaux de la ville, comme les souvenirs du couple Amber.
Les mois passèrent.
La veuve du major était devenu une ombre, une ombre sans contour précis qui déambulait dans les nombreuses pièces de sa maison, entre les meubles recouverts de grands draps blancs. Elle avait pris l'habitude, chaque fin d'après-midi, de déguster son thé dans la pièce veuve, ce cabinet de travail qu'il est grand temps de vous détailler maintenant et j'espère que ma mémoire ne me jouera pas de vilains tours.
Tout d'abord, un large bureau, les pieds torsadés à outrance plantés dans l'épais tapis Persan. Derrière le bureau, un vieux fauteuil en cuir avec des bras en bois et devant le bureau deux chaises de style avec de très hauts dossiers. Une bibliothèque trapue couvrait la totalité du mur opposé. Les étagères étaient bourrées de livres décortiquant les tactiques militaires, expliquant, croquis à l'appui, les grandes batailles de l'histoire ou retraçant fidèlement la vie et l'oeuvre des plus éminents stratège des siècles écoulés. Sur les autres murs, partout des tableaux renfermant des reproductions assez fidèles de forteresses, citadelles et châteaux-forts.
Ah ! j'allais oublier le long sabre effilé frappé du double croissant du peuple des Touaregs, suspendu au-dessus de la porte d'entrée. Mais, n'allez surtout pas imaginer que cette arme redoutable était entachée du sang de je ne sais quel sacrifice humain. Non, ce qui mobilisait aussitôt l'attention du visiteur pénétrant dans ce décor, c'était une simple armoire métallique adossée au bureau, fermée par un système compliqué avec tringlerie chaînes et cadenas. Et le visiteur se posait indubitablement la même question : que pouvait bien contenir cette drôle d'armoire de si précieux ?
Mais, revenons à la veuve du major Amber et au rituel du thé.
Un thé abominablement sucré (c'était là son seul et unique vice) qu'elle absorbait à petites gorgées en fixant les objets inertes de ce bureau, songeant à toute l'existence passée.
Ici, un cadre qui ressuscitait le souvenir distinct d'un matin sombre de novembre sur un marché d'antiquités et la longue heure de palabres engagée par le major pour n'obtenir finalement qu'un mince rabais. Là, un cliché du général Boznic,(2)jovial, lors d'un dîner dans dans la grande salle à manger de la maison, à l'époque où les conversations couvraient encore le souffle du vent s'engouffrant dans les conduits de cheminées.
Enfin, venait la dernière goutte de thé et pendant que sa petite langue pointue léchait lentement et méthodiquement le sucre collé sur la cuillère d'argent, son regard venait finalement buter sur l'armoire. Affirmer haut et fort que cette armoire-coffre n'avait jamais piquée sa curiosité serait un mensonge. Elle s'était contentée de jouer, et de belle manière, son rôle d'épouse dévouée, se gardant bien de ne jamais poser la moindre question à son seigneur et maître. Son veuvage n'avait absolument pas altéré ses convictions : chacun avait le droit de conserver ses petits secrets. La quotidienne et nostalgique inspection du cabinet se terminait donc avec ce coup d'oeil appuyé en direction de l'armoire mystérieuse.
Ensuite, elle se levait et refermait doucement la porte du bureau derrière elle, laissant reposer en paix les souvenirs de son mari.
Et puis, vint le jour où elle ouvrit l'armoire.
Remarquez comme les choses arrivent. Si elle n'avait pas vu cette clé, jamais ô grand jamais elle n'aurait imaginé commettre ce sacrilège, cette profanation !
Vous rappelez-vous le tapis disposé sous le bureau du major ? Eh bien, à l'exception de la vague reproduction d'un animal mythologique tissé dans la haute laine et en son centre, ce tapis était entièrement blanc. La petite clé dorée était donc très facilement visible et cela valait la peine d'être souligné. La veuve du major avait-elle déjà aperçu la clé ? Je ne pourrais répondre à cette question.
Ce jour-là, elle reposa trop brutalement sa tasse sur le bureau et ce qui restait de thé se répandit dans la soucoupe. Puis, elle s'affaissa d'un coup et se saisit de la clé d'une main preste. Ayant probablement redouté ce geste, elle venait de l'accomplir en fermant les yeux, avec une force et une vitesse d'exécution bien inhabituelles chez elle.
Elle tressaillit. Cette clé lui brûlait la main.
Le cadenas s'ouvrit facilement et dégringola sur le tapis.
Son corps tout entier frissonnait. Elle savait pertinemment qu'il lui était impossible de reculer et, sur l'instant, tiraillée par le remords, elle regretta son entreprise. Trop tard, pensa-t-elle en plongeant la main à l'intérieur de la petite armoire-coffre.
Puis, elle s’aperçut que le coffre était vide !
Enfin, plus précisément, c'est ce qu'elle crût tout d'abord en découvrant les deux étagères coincées à l'intérieur de la petite armoire. Mais, à l'étage inférieure il y avait une grosse enveloppe cartonnée. Lorsqu'elle sortit les documents que contenait l'enveloppe, les yeux de la veuve Amber se mouillèrent aussitôt.
Oh ! N'espérez-pas, amateurs de sensations fortes que vous êtes, que la cause de ce brusque accès d'émotion fût la découverte de je ne sais quel horrible document compromettant.
Non, si elle se mit à pleurer c'est uniquement en reconnaissant l'écriture rigoureuse de son défunt mari. L'auteur avait simplement noté à l'encre bleue sur une mince enveloppe jaunie par les années quelques renseignement concernant, à l'évidence, le contenu de l'enveloppe.
Rien de bien sensationnel pour le profane : seulement des dates, des lieux et des jours précis. Alors, l'important c'était bien ce que renfermait l'enveloppe.
Elle la décacheta. Voici le détail de ce mystérieux trésor.
A l'intérieur d'une pochette de plastique (format 12x10) elle trouva :
-une vignette , probablement détachée de l'emballage d'une plaquette de chocolat (date très ancienne mais non précisée sur la vignette) montrant le capitaine Slotiz vêtu de sa combinaison argentée, aux commandes de son aéronef, filant à la vitesse vertigineuse de trois années-lumière en direction de Jupiter.
-Une autre vignette avec le visage juvénile de la très belle princesse Wzasta, fille unique du Roi Klotz souverain de la planète Ethéra.
-Une autre, plus "réaliste", montrant un féroce combat opposant deux mufflis ( hydres atrocement laides pourvues de tentacules en lieu et place des bras et d'horribles ventouses rouges sur l'abdomen).
La collection était impressionnante : une bonne centaine de pièces accumulées depuis tant d'années !Pardonnez-moi si je manque de temps et de place pour vous les décrire toutes.
Ainsi, la femme, qui pleurait maintenant à chaudes larmes devant ce spectacle, venait-elle de mettre à jour l'un des secrets de l'homme qui avait tenu dans ses mains les destinées de notre ville. Croyez-vous qu'elle fit part de sa découverte surprenante, à un confident, un membre de sa famille ? Et bien non, elle n'en fit rien. Le secret fut jalousement gardé et les institutions de notre démocratie, trop souvent décriées, heureusement préservées.
Le philosophe devrait se pencher à nouveau sur son ouvrage, car dans cette histoire, l'amour et les sentiments l'ont facilement emportés sur la discorde.
Je viens d'apprendre la mort soudaine de cette femme merveilleuse et c'est pour cette raison que j'ai décidé de vous livrer ce secret.
Enfin , pour clore de façon définitive ce récit, j'ajouterais que je viens de me rendre propriétaire de la splendide demeure du cinq de l'avenue Bailly-Dubrocquet et ceci d'une manière tout à fait légale, n’en doutez point !
Je me demande bien ce qu'est devenue cette inestimable collection ?
(1) Il s'agit, à l'évidence, et une fois de plus, d'un nom d'emprunt. Peut-être ce mystérieux major Amber a-t-il une parenté avec son presque homologue Amberson, personnage du célèbre film d'Orson Welles "The Magnificent Ambersons" ?
(2) Carl-Gustav Boznic (1902-1986) personnage très connu en Caïnie pour la violence de ses thèses extrémistes qui préconisaient, en autres choses, le retour immédiat de tous les étrangers dans leurs pays respectifs. Il trouva la mort au cours d'un banquet en avalant de travers un os de mouton.
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