jeudi 16 novembre 2017

Le Polar Est Référentiel



-Comment va l’écriture ? Demanda le Chauffeur.
-Bah, toujours pareil. On reste le cul sur une chaise toute la journée pour orchestrer le désastre final. Et une fois la bagnole ou le scénario passé par-dessus bord, on remet ça. Il termina sa bière en deux lampées. « Allez, ras-le-bol de cette cochonnerie. Il est temps de se faire plaisir. » Il retira une bouteille de son sac à dos. « C’est nouveau, ça vient d’Argentine. Un cépage malbec. »Anselmo se matérialisa avec des verres à vin. Manny les remplit puis en poussa un devant le Chauffeur. Tous deux s’accordèrent une première gorgée.
« J’ai bien choisi ? » Il le goûta encore une fois. « Oh oui, j’ai bien choisi. » Se raccrochant au verre comme à une bouée, Manny regarda autour de lui. « T’avais déjà pensé que ta vie prendrait ce tour-là ? Non que je sache grand-chose de ta vie, à vrai dire.
-Je ne suis pas sûr d’y avoir beaucoup réfléchi. »
Manny leva son verre pour scruter la surface sombre du liquide, puis l’inclina comme un niveau de maçon.
« Je devais devenir le nouveau grand écrivain américain, reprit-il. Je n’en doutais pas un seul instant. J’avais publié tout un tas de nouvelles dans des revues littéraires. Là-dessus, quand mon premier roman est sorti, il a renforcé la crédibilité des défenseurs de la terre plate, il est tombé du bord du monde. Le second n’a même pas eu assez d’énergie pour crier quand il a fait le grand plongeon. Et toi ?
-Moi, j’essayai surtout de tenir du lundi au mercredi. D’échapper à mon grenier, d’échapper à mes dettes, d’échapper à ma ville…
-Vaste programme.
-Non, juste une existence ordinaire.
-Je ne supporte pas les existences ordinaires.
-Tu ne supportes rien.
-Permettez-moi de vous contredire, m’sieur. C’est une grave erreur d’appréciation. Même s’il est possible que je n’aie pas d’inclination particulière pour le système politique américain, les films hollywoodiens, l’édition new-yorkaise, la dernière demi-douzaine de présidents, tous les films sortis depuis dix ans à l’exception de ceux des frères Coen, les journaux, la parlotte à la radio, les bagnoles américaines, l’industrie de la musique, le cirque médiatique, la mode du moment…
-Une liste assez impressionnante…
-… J’ai en revanche pour bien des choses une passion frisant la vénération. Cette bouteille de vin, par exemple. Le climat à Los Angeles. Ou les plats qui vont arriver. » Il remplit de nouveau leurs verres. « T’as du boulot ?
-La plupart du temps, oui.
-Tant mieux. Comme quoi, ça a du bon, le cinéma. Au moins, contrairement à beaucoup de parents aujourd’hui il subvient aux besoins des siens.
-Aux besoins de certains, disons. »
James Sallis
Drive

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