-Comment va l’écriture ?
Demanda le Chauffeur.
-Bah, toujours pareil. On
reste le cul sur une chaise toute la journée pour orchestrer le
désastre final. Et une fois la bagnole ou le scénario passé
par-dessus bord, on remet ça. Il termina sa bière en deux
lampées. « Allez, ras-le-bol de cette cochonnerie. Il est
temps de se faire
plaisir. » Il retira une bouteille de son sac à dos. « C’est
nouveau, ça vient d’Argentine. Un cépage malbec. »Anselmo se matérialisa avec
des verres à vin. Manny les remplit puis en poussa un devant le
Chauffeur. Tous deux s’accordèrent une première gorgée.
« J’ai bien choisi ? »
Il le goûta encore une fois. « Oh oui, j’ai bien choisi. »
Se raccrochant au verre comme à une bouée, Manny regarda autour de
lui. « T’avais déjà pensé que ta vie prendrait ce
tour-là ? Non que je sache grand-chose de ta vie, à vrai
dire.
-Je ne suis pas sûr d’y
avoir beaucoup réfléchi. »
Manny leva son verre pour
scruter la surface sombre du liquide, puis l’inclina comme un
niveau de maçon.
« Je devais devenir le
nouveau grand écrivain américain, reprit-il. Je n’en doutais pas
un seul instant. J’avais publié tout un tas de nouvelles dans des
revues littéraires. Là-dessus, quand mon premier roman est sorti,
il a renforcé la crédibilité des défenseurs de la terre plate, il
est tombé du bord du monde. Le second n’a même pas eu assez
d’énergie pour crier quand il a fait le grand plongeon. Et toi ?
-Moi, j’essayai surtout de
tenir du lundi au mercredi. D’échapper à mon grenier, d’échapper
à mes dettes, d’échapper à ma ville…
-Vaste programme.
-Non, juste une existence
ordinaire.
-Je ne supporte pas les
existences ordinaires.
-Tu ne supportes rien.
-Permettez-moi de vous
contredire, m’sieur. C’est une grave erreur d’appréciation.
Même s’il est possible que je n’aie pas d’inclination
particulière pour le système politique américain, les films
hollywoodiens, l’édition new-yorkaise, la dernière demi-douzaine
de présidents, tous les films sortis depuis dix ans à l’exception
de ceux des frères Coen, les journaux, la parlotte à la radio, les
bagnoles américaines, l’industrie de la musique, le cirque
médiatique, la mode du moment…
-Une liste assez
impressionnante…
-… J’ai en revanche pour
bien des choses une passion frisant la vénération. Cette bouteille
de vin, par exemple. Le climat à Los Angeles. Ou les plats qui vont
arriver. » Il remplit de nouveau leurs verres. « T’as
du boulot ?
-La plupart du temps, oui.
-Tant mieux. Comme quoi, ça a
du bon, le cinéma. Au moins, contrairement à beaucoup de parents
aujourd’hui il subvient aux besoins des siens.
-Aux besoins de certains,
disons. »
James Sallis
Drive
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